Numérique adolescent et vie privée (Épisode 1) : ce que dit la littérature en sciences sociales

Rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)

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09 octobre 2023


Le LINC et le pôle EducNum de la CNIL enquêtent sur l'accompagnement à la protection de la vie privée des collégiens. Ce premier épisode propose un retour sur les travaux en sciences sociales du numérique adolescent.

En 2020, une enquête commandée par la CNIL montrait que 82% des 10-14 ans allaient régulièrement sur internet seul, et que 21% y avaient déjà ouvert un compte transmettant des informations à caractère personnel. Dans le même temps, près d’un parent sur deux ne se sentirait pas, ou pas suffisamment, accompagné pour réguler la consommation des écrans par ses enfants (UNAF 2022).

Alors que les mineurs utilisent massivement et de plus en plus tôt les outils numériques, leurs droits numériques ne sont pas toujours garantis ni même bien connus. Protéger les droits numériques des mineurs nécessite en effet de comprendre avec finesse leurs usages des outils numériques, la façon dont ces derniers s’intègrent dans leur quotidien, et la place qu’y joue l’encadrement par des adultes. Plusieurs équipes de la CNIL[1] se mettent au service de la recherche sur les usages adolescents du numérique, avec pour ambition de mieux accompagner les mineurs, leurs parents, leurs enseignants et encadrants dans la protection de ces droits. Se penchant sur le cas particulier des collégiens (11 à 14 ans), cette recherche sera publiée en 4 épisodes à paraître progressivement dans les prochains mois :

  • Épisode 1 : Revue de littérature sur les usages adolescents du numérique,
  • Épisode 2 : Enquête qualitative auprès de collégiens en métropole,
  • Épisode 3 : Enquête quantitative auprès des parents et qualitative auprès des enseignants de collège, 
  • Épisode 4 : Retour réflexif sur la mise en œuvre d’un dispositif d’éducation au numérique. 

Le présent article dévoile l’épisode 1 de cette recherche, à savoir une revue de littérature sur les usages adolescents du numérique.

 


 

Une revue de littérature en sciences sociales

Les approches en sciences sociales (sociologie, sciences de l’éducation, gestion, information-communication, psychologie, en particulier) ont pour avantage et spécificité de chercher à comprendre l’articulation entre les outils numériques et le contexte pratique au sein duquel ils s’intègrent et prennent vie. Les travaux les plus stimulants visent ainsi à éviter deux types de déterminismes. Le déterminisme technologique, d’une part, consiste à donner un effet radical au numérique, niant la capacité des normes et des relations sociales préexistantes à absorber et modeler les outils numériques. Ce déterminisme mène le plus souvent à une technophilie ou une technophobie exacerbée, selon que l’on juge les changements dus au numérique nocifs ou bénéfiques. Le déterminisme social, d’autre part, consiste à penser que « tout est comme avant » et donc à nier la dimension transformatrice des outils numériques. Cela conduit le plus souvent à omettre la propension des outils numériques à redéfinir la façon dont nous pensons et construisons les normes et relations sociales à l’adolescence, et donc leur propension à rebattre les cartes du jeu social.

Cet épisode a pour objectif de restituer les enseignements de travaux se situant précisément à l’interface entre technologie et pratique, en prenant en compte différents usages du numérique (outils et réseaux sociaux, jeux vidéo, consommation de vidéo, de musique et de texte). Nous y mobiliserons en priorité les résultats d’enquêtes menées sur des terrains français afin de nous focaliser sur les publics directs de la CNIL, à savoir les adolescents vivant en France, de nos jours. Dans de nombreuses situations, loin d’une rupture radicale ou d’une simple continuité, le constat est celui d’une amplification de normes ou de phénomènes sociaux préexistants.

Synthèse de l'épisode 1

  1. La protection des droits numériques des adolescents nécessite d’identifier et comprendre les injonctions à la présence numérique et les nombreux codes qui gouvernent le quotidien d’un adolescent connecté. Ce quotidien est fait d’injonctions à la présence numérique, et à l’hyperconnectivité suscitées par le principe du feedback (like, commentaire, partage, voire message privé) et par les enjeux de réputation. Il encourage également un brouillage des frontières entre « vie privée » et « vie publique » du fait notamment de la valeur sociale donnée au partage de l’intimité et du phénomène d’habituation à l’exposition de soi.
  2. Le rapport des adolescents au numérique et à la protection de leur vie privée est paradoxal : d’une part, la recherche de lien social et de reconnaissance entre en concurrence avec la crainte du risque encouru et le principe de minimisation du risque. D’autre part, on constate un phénomène de sensibilisation dû au fait que le contenu peut potentiellement être partagé à son insu et accédé par tous. Les adolescents développent ainsi un grand nombre de compétences de contrôle sur leur vie privée numérique notamment vis-à-vis de leurs pairs.
  3. La recherche d’autonomie à l’adolescence engendre un jeu concurrentiel entre normes familiales, normes scolaires et normes du groupe de pairs. La plus importante part des activités numériques se fait non seulement hors du regard mais également « hors de la compétence » des adultes, qui n’ont pas connaissance du fonctionnement des plateformes mobilisées. Néanmoins, tout en permettant la fabrication d’un espace intime pensé comme protégé du regard des adultes, le numérique est aussi un espace de remédiation de l’interaction et du mode de communication entre adultes et adolescents.
  4. L’adolescence est à la fois un moment de construction du rapport au contrôle (parental ou scolaire) et d’exploration de l’autocontrôle. Les adolescents eux-mêmes reconnaissent avoir besoin de limites posées notamment via la surveillance parentale. Toutefois, lorsque ces modalités ne sont pas négociées, ou qu’elles empiètent fortement sur leur intimité, elles peuvent être remises en cause et délégitimées par les adolescents. Les modalités du contrôle parental peuvent ainsi s’alterner ou se compléter selon les périodes, et sont régulièrement renégociées entre parents et enfants.
  5. De nombreuses inégalités sociales, de genre, comme de classe, s’expriment à différents moments de la pratique numérique des adolescents. Si ces inégalités ne sont pas mises en perspective dans le travail de sensibilisation, la position des intermédiaires publics ou parapublics peut être vectrice d’injonctions contradictoires ou de violence symbolique envers les familles et adolescents accompagnés. 

 

Confiance et extimité numérique

 

Alors que la lumière a souvent été mise sur les cas les plus graves d’atteinte à la vie privée des mineurs (harcèlement, revenge porn – pornodivulgation –, arnaques), la protection de leurs données personnelles doit également être saisie comme un enjeu plus quotidien. Le premier constat de la littérature est celui de la forte articulation des activités numériques dans les relations sociales des adolescents en général. Pour être mieux accompagnées, ces activités alors doivent être réinscrites dans leur contexte relationnel ordinaire, et notamment réinterprétées à l’aune des codes sociaux qui gouvernent le quotidien des adolescents connectés.

En effet, le contexte relationnel à l’adolescence est déterminé par le besoin de construire et maintenir le lien social avec les pairs. Ce besoin est d’autant plus fort que l’adolescence constitue un moment d’autonomisation de la trajectoire d’un individu vis-à-vis du groupe familial (voir infra). À ce titre, le lien social se définit dans nos sociétés contemporaines autour du partage de l’intimité, et de la réciprocité de ce partage (Berrebi-Hoffmann 2010). Le numérique vient ainsi régulièrement en soutien des activités de partage de son intimité comme des preuves d’affection et de confiance, pourvoyeuse de lien social entre les membres du groupe de pairs (Balleys et Coll 2015). Ce faisant, les outils numériques participent à redéfinir les formes que prend l’expression de la confiance : une preuve de confiance typique entre adolescents consiste à partager son téléphone portable ou ses mots de passe (Balleys 2017).

La multiplication des interactions et le maintien des liens sociaux développés au sein du collège se poursuit le plus souvent via le partage de contenus ou de messages en ligne. Ceci explique que la production de photos ou de contenus par les adolescents peut paraître abondante puisqu’elle sert la plupart du temps à l’entretien du lien social. Il en est de même pour les jeux vidéo dont la fonction est avant tout celle d’un « espace de vie sociale partagé avec les pairs », permettant à la fois de consolider les relations sociales et de renouveler les expériences de sociabilités (Mutatayi et al. 2022). Pour reprendre la formule de la chercheuse dana boyd, « la plupart des adolescents ne sont pas addicts aux médias sociaux, ils sont addicts les uns aux autres » (boyd 2014). D’ailleurs, « la plupart des enquêtes quantitatives montrent que les ados préfèrent parler avec leurs amis en face à face plutôt que via les technologies de communication » (Lachance 2019).

La présence des outils numériques dans ce contexte contribue toutefois à amplifier le brouillage de frontière entre ce qui relève de l’intime et ce qui relève du public. Pour une bonne partie des nouvelles générations, ce qui est intime n’est pas automatiquement exclu de ce qui peut être partagé publiquement (photos de vacances, conversations familiales, etc.). Les adolescents investissent ainsi une « extimité », c’est-à-dire un espace intermédiaire entre intimité et publicité, qui devient pour eux un moyen supplémentaire de développement du lien social (Tisseron 2003). Avec une approche plus critique, Angélique Gozlan parle de « désintimité », pour souligner le processus par lequel « la fonction de protection de l’intimité n’opère plus, le sujet devient alors en proie à de possibles intrusions et emprise de l’autre » (Gozlan 2013). Le brouillage de frontière entre intime et public rendrait donc les utilisateurs, à commencer par les mineurs, potentiellement plus vulnérables.

La confiance accordée à autrui dans un espace numérique est un enjeu d’autant plus important que contrairement à l’oralité, les échanges textuels et visuels en ligne peuvent être enregistrés, copiés voire envoyés à des personnes qui n’en n’étaient pas destinataires ou alors qu’ils étaient supposés rester éphémères. L’utilisateur ne peut ainsi plus garantir l’exclusivité du contenu échangé. Les adolescents eux-mêmes s’habituent à l’idée que les conversations n’ont, dans les faits, pas lieu à deux ou en groupe, mais avec une multiplicité d’acteurs potentiels, plus ou moins visibles, dont ils ne connaissent pas l’identité (Schwarz 2011). Ils et elles se trouvent contraints de repenser leur conception de la vie privée (Marwick and boyd, 2014) et d’identifier des stratégies de contrôle de leur vie privée en ligne (boyd 2014). Certaines pratiques peuvent alors être fortement sanctionnées entre adolescents, comme c’est le cas du « screening » qui consiste à faire une capture d’écran d’une conversation éphémère ou d’un contenu privé en vue d’un partage à un tiers (Bruna 2020).

Si pour cette raison les adolescents constituent une population attentive aux enjeux de protection de leur vie privée vis-à-vis de pairs ou de proches, à commencer par le cas de la géolocalisation (Bruna 2022), ils et elles le sont beaucoup moins vis-à-vis de responsables de traitement (entreprises commerciales, ou institutions gouvernementales et non gouvernementales) (Livingstone et al. 2019). La reconnaissance se construisant par la visibilité numérique des activités de l'adolescent, le choix des plateformes sera le plus souvent dirigé vers celles qui donnent le plus de chances d’obtenir des réactions – et ces plateformes mettent bien souvent les données personnelles au cœur de leur modèle économique. De surcroît, contrairement au risque ayant trait à la diffusion de données sensibles auprès d’un groupe de pairs, les adolescents ont rarement fait l’expérience de conséquences liées à l’exploitation commerciale de leurs données par un responsable de traitement. Or, se protéger ou faire valoir ses droits nécessite de se considérer comme une victime ou potentielle victime d’un traitement de données personnelles. Tant que le risque ne se matérialise pas, l’attention portée par les adolescents à l'exploitation de leurs données reste donc faible (Aubert-Hassouni 2023, Bruna 2020).

 

Invention de soi et intégration sociale 

 

L’adolescence est un moment important d’expérimentation identitaire, incitant les plus jeunes à explorer leurs liens sociaux, négocier les frontières de leur espace privé, jauger les valeurs et les goûts des différents groupes sociaux auxquels ils et elles appartiennent ou auxquels ils et elles sont exposés. En ce sens, la construction de l’identité se fait par tâtonnement, « par bricolage et assemblage, comme un bric-à-brac identitaire […] de façon semi-expérimentale », en s’inspirant de ce que l’on voit, de ce que l’on entend, de ce que l’on lit, et de son expérience concrète de la réalité (Allard et Vandenberghe 2003). Les outils numériques sont à cet égard primordiaux dans ce processus de bricolage identitaire. Internet, les réseaux sociaux et les jeux vidéo offrent des possibilités techniques et culturelles d’invention et d’affirmation de soi (Gozlan et Masson 2013, Peyron 2019). On y apprend à fabriquer une image de soi (à travers la capture photographique de moment quotidiens, les montages photographiques et la sélection – très réfléchie – des photos que l’on souhaite partager), à choisir les mots, les jeux ou les œuvres culturelles qui nous définissent le mieux (Lachance et al. 2017). C’est notamment pour cette raison que les images choquantes (violences, pornographie) peuvent contrevenir à ce travail de construction (Jehel 2019, 2018) : les images choquantes ont pour premier effet la sidération et parasitent cet apprentissage de soi (Gozlan 2023).

Dans le même temps, la construction d’une identité en ligne est motivée par l’espoir d’obtenir une forme de reconnaissance (Balleys 2017). La jeune adolescence est notamment caractérisée par une hypersensibilité aux remarques, aux sanctions ou à l’attention données par les pairs (Prinstein 2006). Autrement dit, la reconnaissance par les pairs est déterminante en ce qu’elle vient sanctionner positivement le travail de tâtonnage identitaire (Gozlan et Masson 2013). Le feedback numérique (like, commentaire, partage, voire message privé) est un vecteur important « d’estime subjective de soi » (Granjon et Denouël, 2010), c’est-à-dire de reconnaissance par le monde social de l’identité élaborée subjectivement par l’adolescent. Les réactions permettent à l’individu d’obtenir des signes directs de visibilité (« mon identité est visible »), mais surtout d’estime (« mon identité est considérée »). Paradoxalement, l’identité se situe à la rencontre entre l’affirmation de sa singularité et la quête de la conformité sociale (Balleys 2015) : il s’agit d’être un individu à part entière tout en étant « à sa place ». On sait par exemple que l’orientation vers certains types de jeux vidéo est fortement située socialement, que ce soit en termes d’âge, de genre et de classe (Coavoux 2019a, 2019b). La valeur sociale issue des réactions réside dans ce mélange entre visibilité, conformité et effets de distinction en ligne (Bruna 2020).

Si du point de vue du parent la profusion d’interactions numériques semble incontrôlée, elle fait, du point de vue de l’adolescent, l’objet de nombreux arbitrages. En effet, les observations montrent que la production et la publication de contenu chez les adolescents restent extrêmement maîtrisées notamment quant à la quantité de publications acceptable au sein d’un groupe de pairs (Corroy 2021). L’exécution des signes de reconnaissance en ligne apparaît extrêmement codifiée chez les adolescents : à titre d’exemple, la règle partagée est de liker systématiquement (« la base c’est le like ») et rapidement (moins d’une demi-heure) tout nouveau contenu publié par un ami, au risque de jeter le soupçon sur l’inconditionnalité d’une amitié (Corroy 2021). À l’inverse, du fait de cette pression au like chez les récepteurs de contenu, il est mal vu de la part de l’émetteur de poster de nouveaux contenus de trop nombreuses fois par jour au risque de passer pour un « spammeur ».

De fait, à l’adolescence, l’intégration de l’élève dépend de sa réputation et des jugements du groupe à son égard. Le partage de la valeur sociale n’est toutefois pas un jeu à somme nulle, et l’augmentation de la réputation des uns se fait parfois au détriment de la réputation des autres, jusqu’au harcèlement et à l’exclusion du groupe pour certains (Déage 2023). Dans le même temps, une proportion minoritaire mais non négligeable des victimes de harcèlement, se disent également auteurs de harcèlement, et ce résultat s’accentue lorsqu’ils s’agit de cyberharcèlement. Par conséquent, si les conflits en ligne s’inscrivent dans le prolongement du théâtre social et conflictuel que constitue un collège, des différences importantes existent ainsi entre le harcèlement et le cyberharcèlement. L’intermédiaire d’un écran peut procurer une impression d’anonymat contribuant à amplifier un sentiment d’impunité, désinhibant les stratégies de harcèlement (Bellon et Gardette 2019). De même, les nouvelles technologies facilitent un harcèlement « à la troisième personne », qui ne s’adresse pas directement à l’individu harcelé, mais « par la transmission de rumeurs et de diffamations à d'autres personnes […] à un groupe de spectateurs plus ou moins actifs » (Quinche 2011). La personne harcelée peut alors ne même pas avoir conscience des attaques dont elle fait l’objet. Aussi, s’effectuant via la mise en ligne de messages, d’images, de blog ou de site diffamatoires, le cyberharcèlement laisse potentiellement visible plus de traces que le harcèlement réalisé hors ligne.

 

Recherche d’autonomie et négociation du contrôle

 

L’adolescence est une étape d’autonomisation de la trajectoire individuelle, notamment vis-à-vis de la sphère familiale. Les valeurs familiales, et parentales en particulier, sont mises en concurrence avec les valeurs d’autres groupes sociaux, à commencer par celles du groupe de pairs. Comme le dit Elsa Ramos, « l’adolescence se caractérise par un double souci de différentiation : se distinguer des 'petits' (les plus petits que soi) et des 'vieux' (les adultes) » (Ramos 2022). Dans ce processus d’autonomisation, l’usage du numérique joue un rôle particulier en ce qu’il va souvent de pair avec l’acquisition d’un matériel à soi, renforçant la possibilité de construire une intimité à l’abri du regard des parents y compris à l’extérieur ou depuis le domicile (Ramos 2022, Metton 2004, Zaffran 2000). Selon Jocelyn Lachance, « en existant dans des espaces et des moments d’où les parents sont absents, l’enfant puis l’adolescent apprend à se connaître dans des situations inédites, où il peut expérimenter des comportements qui seront validés ou invalidés par d’autres personnes, des amis le plus souvent, mais aussi d’autres adultes (enseignant, entraîneur sportif, etc.) » (Lachance 2019). S’il amplifie la mise en concurrence faites aux normes familiales, le numérique permet ainsi le développement de l’identité et de sociabilités propres à l’adolescent. D’ailleurs, contrairement à des idées reçues, on ne constaterait que rarement des phénomènes d’enfermement numérique : généralement les personnes qui ont une sociabilité très développée hors ligne l’ont en ligne (Jarrigeon et Menrath 2010) – le hors ligne alimente l’en ligne et vice versa. D'ailleurs, les membres de la famille, à commencer par les parents eux-mêmes, valorisent fortement l’usage des outils numériques, leur permettant d’être en contact avec leurs enfants adolescents de façon permanente. L’hyperconnectivité (le fait d’être toujours disponible par téléphone) résulte ainsi souvent d’une injonction produite par les parents. Une injonction généralement bien accueillie par les adolescents qui, n’ayant pas l’obligation d’être toujours physiquement disponible, peuvent jouir d’une plus forte autonomie (Balleys 2015).

On a pu voir dans les résultats du sondage et de la consultation publique de la CNIL sur les Droits numériques des mineurs, qu’il existe un écart non négligeable dans la perception qu’ont les adolescents du temps passé sur un écran, et la perception qu’en ont leurs parents. Les « traces numériques » laissées par les enfants sont souvent mobilisées par les parents, selon Jocelyn Lachance, comme « des preuves irréfutables d’une utilisation excessive ou inadéquate des outils numériques, limit[a]nt la visibilité sur ce qui se trame vraiment dans la vie de ces adolescents » (Lachance 2019). À ce titre, une étude réalisée en 2022 pour l’Union nationale des associations familiales révélait que 4 parents sur 10 avaient recours à un logiciel espion (géolocalisation, suivi de la vie numérique) pour surveiller leur enfant. Même lorsque les adolescents observent un usage raisonné ou tentent de résister à un contexte favorisant une connexion permanente, « le fait que ces efforts soient moins visibles que les moments où les adultes observent, encore et encore, les adolescents devant des écrans, explique sans doute qu’ils doutent de la possibilité même de les accompagner vers un usage plus raisonné des écrans. Pourtant, ces jeunes entretiennent un rapport ambivalent aux technologies : la fascination ne prend pas toujours le dessus, les limites des TICs ayant souvent été déjà éprouvées » (Lachance 2019). Les adolescents eux-mêmes (75% en 2015 selon l’INSERM) reconnaissent avoir besoin de limites posées notamment via la surveillance parentale. Toutefois, lorsque ces modalités ne sont pas négociées, ou qu’elles empiètent fortement sur leur intimité, elles peuvent être remises en cause et délégitimées par les adolescents. Dans le même temps, le manque de souplesse ou de clarté des dispositifs de contrôle parental oriente ou déforme potentiellement les options et les négociations entre parents et enfants. L’adolescence est donc à la fois un moment de construction du rapport au contrôle parental ou scolaire) et d’exploration de l’autocontrôle. Au fil de ces étapes d’exploration et de l’évolution de la confiance et des attentes parentales, les modalités du contrôle parental peuvent s’alterner ou se compléter selon les périodes, et sont régulièrement renégociées entre parents et enfants (Mutatayi et al. 2022).

Plusieurs enquêtes soulignent à ce titre le rôle des outils numériques dans la remédiation de la communication entre parents et enfants, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets « difficiles ». Ainsi, en passant par l’écrit, les messages (audio/vidéo) asynchrones et même les jeux vidéo (Ter Minassian et al. 2021), les adolescents trouvent de nouveaux circuits d’expression sur des sujets desquels ils ne parleraient pas ou peu. Tout en adoptant rapidement des réseaux sur lesquels ils peuvent communiquer à l’abri du regard des parents, les adolescents valorisent donc aussi la possibilité de communiquer différemment avec leur famille, via les réseaux et applications sur lesquels celle-ci se trouve (Le Douarin et Caradec 2009).

 

Inégalités sociales et risques de stigmatisation

 

Il existe sur le plan numérique de grandes inégalités à la fois en termes de capital matériel et de capital culturel (Pasquier 2018), qui structurent les usages du numérique et la propension à naviguer en protégeant ses données personnelles (cf. Baromètre du numérique 2022). En effet, une égalité d’accès aux outils numériques n’implique pas une égalité dans les usages. La notion de « capital numérique » peut alors être mobilisée pour « considérer les liens entre pratiques numériques et dynamiques de socialisation » (Granjon 2022). Les travaux portant sur la continuité de l’enseignement à la maison durant la crise sanitaire (Sanrey et al. 2020, Delès 2021) sont éloquents sur la façon dont la normalisation du recours aux outils numériques augmente drastiquement l’effet de l’origine sociale. De même, le jeu vidéo, comme d’autres activités ludiques ou sportives, est souvent structuré par des normes et représentations de la masculinité « geek » tendant à invisibiliser et marginaliser les femmes, et à décourager chez elles la construction de compétences numériques (Coavoux 2019a).

Il existe de surcroît une plus ou moins grande similitude entre les usages du numérique déjà développés au sein de la sphère privée et ceux exigés par la sphère scolaire (Denouël 2017, Céci 2022), pouvant se traduire soit dans un renforcement mutuel du capital culturel et scolaire, soit dans un cumul de difficultés. De la même manière qu’un ensemble de compétences non-scolaires (organisation du travail, gestion des émotions, discrétion, autonomie) souvent implicitement attendues par l’institution scolaire doivent être explicitées pour ne pas se retourner contre les élèves les plus défavorisés (Bourdieu et Passeron 1964), l’accès au matériel numérique doit être accompagné d’une éducation critique au numérique qui dévoile et explicite les inégalités en capital numérique, mais également les logiques politiques, économiques, idéologiques et éditoriales des plateformes et outils numériques (Jehel et Saemmer 2017; Cordier 2017).

La littérature souligne en effet les difficultés pédagogiques qui contraignent le travail des intermédiaires publics ou parapublics qui vont s’adresser aux familles. Les familles reçoivent ainsi souvent des injonctions contradictoires (« avoir de l’autorité sans être autoritaire » nous disent Delay et Frauenfelder, 2013), les familles des classes populaires, éloignées socialement de ces intermédiaires, faisant l’objet d’attentes et d’injonctions particulièrement plus fortes. Le présupposé parfois véhiculé par les encadrants et accompagnateurs, selon lequel ces familles éduqueraient moins bien leurs enfants, peut alors engendrer à la fois une défiance de leur part, un sentiment d’incompétence, voire de la résignation (Stettinger 2018).

La mobilisation des outils numériques contribue aussi potentiellement à accentuer au collège les inégalités de genre du fait de l’expression d’attentes très différentes entre les filles et les garçons, trouvant leur paroxysme avec la découverte de la sexualité par le biais d’images pornographiques fortement stéréotypées (Gozlan 2023). La recherche de conformité se traduit dans un surinvestissement de l’ethos masculin par les hommes et féminin par les femmes (Clair 2023). Dans cette distribution genrée des rôles, les activités dites féminines sont souvent les plus fortement dénigrées, et font l’objet de commentaires négatifs portant souvent sur l’apparence physique (comme en atteste le phénomène de « slut shaming » – culpabilisation des femmes[2]) ou sur des activités qui leur seraient proscrites comme la pratique du jeu vidéo (Massanari 2016). De même, les femmes sont, plus que les hommes, exposées aux risques de violation de la vie privée (comme en témoigne le phénomène de pornodivulgation[3], ciblant en particulier les jeunes femmes, Jehel 2018). Enfin, le cyberharcèlement s’exprime de façon différente selon le genre ou la catégorie sociale d’origine des adolescents (Blaya 2018).

 

Dans le prochain épisode...

 

Nous avons montré dans cet épisode, la place que donnent les travaux en sciences sociales au numérique, notamment dans la construction du lien avec leurs pairs et de leur identité. Nous avons vu que les enjeux de surveillance et de contrôle de ces usages sont plus complexes qu'il n'y paraît, et nécessitent d'appréhender adéquatement la place qu'occupent les parents dans la vie d'un adolescent en développement, mais également le rôle joué par les accompagnants vis-à-vis de ces familles. 

Dans un deuxième épisode, nous tenterons de mettre ces constats à l’épreuve du terrain, en les rapportant à nos interactions avec des collégiennes et collégiens. Une enquête qualitative au sein de différents établissements métropolitains nous permettra d’approfondir ces résultats notamment à l’aune de la protection de la vie privée et des données personnelles.

 


[1] Cette recherche est menée en collaboration entre le Laboratoire d’innovation numérique (LINC), le service d’éducation au numérique (EducNum) et la mission de sensibilisation des publics de la CNIL.

[2] Le slut shaming – culpabilisation des femmes – « fait référence aux attitudes individuelles ou collectives visant à blâmer les filles dont la tenue, le comportement sexuel, le maquillage ou l’allure générale ne correspondraient pas aux normes dominantes dans un groupe de jeunes » (Couchot-Schiex et al. 2016).

[3] La pornodivulgation « fait référence aux photos et aux vidéos à caractère explicitement sexuel publiées ou partagées sur internet sans le consentement de la personne concernée. Publié par un·e ex-partenaire, ce contenu a pour vocation première d’humilier la personne concernée, à des fins de vengeance, souvent après une rupture » (Couchot-Schiex et al. 2016).


Article rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)