Dominique Pasquier : « Dans les classes populaires, la vie privée relève moins de l’individu que du groupe familial »

Rédigé par Antoine Courmont

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12 mars 2020


Suite à la parution de son livre « L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale », Dominique Pasquier présente les résultats de sa recherche sur les usages numériques dans les classes populaires et leur conception de la vie privée.


Directrice de recherche au CNRS, la sociologue Dominique Pasquier a publié en 2018 L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale. Ce livre est le résultat d’une enquête approfondie de trois ans, mêlant entretiens qualitatifs et analyse de comptes Facebook. La sociologue dresse un portrait inédit des usages numériques dans les familles appartenant aux fractions stables des classes populaires. Elle met en évidence l’existence d’un « autre Internet » dont les usages diffèrent profondément de ceux des classes supérieures.


Quelles sont les particularités des usages numériques des familles modestes ?
Le premier constat de l’enquête est que le numérique est au cœur du quotidien de ces familles modestes. Tout le monde s’est équipé à partir de 2007, avec notamment le développement des téléphones connectés et des tablettes, qui sont beaucoup plus utilisés que l’ordinateur qui fait peur. L’internet des familles modestes est ainsi un Internet tactile. L’intégration est ritualisée, Internet a remplacé l’accompagnement télévisuel (qui n’a pas disparu toutefois). Les membres du foyer sont tous sur leur tablette ou leur téléphone autour de la télé dans le salon. Ça permet d’être ensemble, tout en ne subissant pas le programme choisi par une personne. Certaines de mes enquêtés me disent par exemple que quand leur mari regarde le foot, elles peuvent maintenant aller sur le bon coin ou jouer à CandyCrush.
Ces familles ont une image très positive d’Internet, qui est perçu comme vecteur de modernité et de conformité sociale. Il faut l’avoir pour être comme tout le monde. Internet doit également participer à la réussite sociale et professionnelle de l’enfant.

Cet Internet tactile souligne également un autre rapport à l’écrit et à la participation en ligne…
Internet est un média d’écrit, conçu par des diplômés, pour des diplômés. Or, le rapport à l’écrit dans les classes populaires est difficile. On utilise les textos, pas le mail pour communiquer. On participe plus volontiers à des tchats qu’à des forums. Le rapport à l’écrit est très oralisé. « Je lui ai parlé sur Facebook ». On parle beaucoup également avec des images sur Facebook, on réutilise les écrits des autres, un « écrit circulatoire ». Les ouvriers et les employés sont des « partageurs » davantage que des contributeurs, ils partagent beaucoup de liens, d’images, etc. Le rapport compliqué à l’écrit a généré des pratiques particulières.

Vous mettez en évidence le fait que les usages numériques illustrent les valeurs des milieux populaires…
Les classes populaires se caractérisent par des relations sociales très fortement inscrites dans un cadre familial. Ce « familialisme » se confirme dans leurs pratiques numériques. Sur Facebook, leur réseau d’amis est plus réduit (66 amis contre 282 à l’échelle de l’ensemble des enquêtés du projet  Algopol d’où ont été extraits les comptes Facebook étudiés), et les membres de leur famille y occupent une place majoritaire. Facebook solidifie les liens avec la parentèle. Une autre caractéristique est la séparation très forte entre les sphères familiale et professionnelle. Il est impensable pour eux d’avoir comme ami sur Facebook quelqu’un qui ne soit pas de leur famille. On n’a pas son collègue comme ami sur Facebook, à moins que ne se soient développés des liens très intimes. Par contre, on est toujours ami avec ses enfants. Les interactions en ligne restent dans l’entre-soi social. Sur Facebook, on parle de sa vie personnelle, presque jamais de sa vie professionnelle.
Dans le même temps, il y a une tension entre ce familialisme et le caractère individuel des outils (le téléphone, l’adresse email, le mot de passe, etc.) qui mettent à l’épreuve les valeurs des classes populaires. Dans mon enquête, le collectif familial l’emporte sur la vie individuelle, il y a des tentatives de désindividualiser les outils. On s’échange les téléphones, on partage une même adresse email entre conjoints voire même pour toute la famille, et on est systématiquement « amis » sur Facebook. Partager les mots de passe est un principe de vie collective. Ne pas donner le mot de passe de son compte ou de son téléphone va être perçu comme un signe de tromperie ou de dissimulation. Ce n’est pas correct. Le mot de passe personnel est une pratique individualiste qui ne correspond pas aux valeurs des classes populaires.
Toutefois, les enfants échappent largement au collectif familial. Même si on est ami avec eux sur Facebook, on ne sait pas ce qu’ils font sur les autres réseaux sociaux. C’est la limite au principe de transparence qui est sinon généralisé au sein des familles.

Le lien au territoire local transparaît également dans les pratiques numériques de vos enquêtés…
Les achats en ligne provoquent une culpabilité très forte vis-à-vis des commerces locaux. Les individus aimeraient préserver ces derniers, mais les prix souvent beaucoup plus bas sur Internet sont trop tentants.
Le Bon Coin est un lieu de flânerie. On s’y connecte quotidiennement, on regarde qui vend quoi dans les environs. On y vend même des choses pour un ou deux euros. C’est symbolique, mais, on a l’impression de faire une bonne action en recyclant les affaires et en ne nuisant pas aux commerçants, parce que ce sont des affaires déjà utilisées.

Alors que la numérisation des services publics progresse, vous pointez les difficultés rencontrées face aux procédures dématérialisées…
Le plus gros traumatisme est la dématérialisation administrative. C’est très compliqué de faire des démarches en ligne sur un smartphone ou une tablette, les interfaces ne sont pas adaptées. De même, comme ils n’ont pas usage du mail, qu’ils utilisent uniquement pour s’inscrire sur des sites de ecommerce ou administratifs, l’email de la CAF va être perdu au milieu des 300 autres emails non ouverts de spam. Parce que ces personnes décochent très rarement les cases précochées. Elles sont donc inondées d’emails commerciaux. Pour contrer cela, au Brésil, l’administration passe désormais par Whatsapp pour la relation avec les citoyens, et ils ont un taux de réponse beaucoup plus grand que par mail. Autre limite, les procédures standardisées sont mal adaptées aux revenus irréguliers ce qui est le cas de beaucoup d’employés des services à la personne. Les classes populaires préfèrent  une relation de face à face au guichet, ou au moins, une permanence téléphonique pour répondre à leurs attentes.
Mais à l’inverse, les applications bancaires rencontrent un grand succès et sont rentrées dans les habitudes. Elles permettent de suivre ses comptes au quotidien, voire plusieurs fois par jour, de savoir quand arrivent les virements et les prélèvements…

Internet est également un lieu d’apprentissage qui peut permettre de minorer certaines inégalités ?
Internet est une ouverture sur le savoir exceptionnelle. Il n’élargit pas le cercle de sociabilité et est un faible instrument d’ouverture culturelle, mais il permet de se créer de nouvelles compétences. Je mène une étude en ce moment sur les tutoriels, qui sont extrêmement utilisés. Ils apprennent à réparer leur voiture, à cuisiner, à construire leurs maisons, à apprendre une langue étrangère. Internet transforme le rapport aux connaissances et aux savoirs. Pour ces personnes sans diplômes, sorties tôt du système scolaire, il permet un apprentissage solitaire et autodidacte, en dehors d’un cadre hiérarchique et institutionnel.

Est-ce que la thématique de la vie privée et des données personnelles est apparue dans votre enquête ?
Le discours sur la protection des données personnelles ou la souveraineté numérique n’est jamais apparu dans les entretiens.  Ces débats nationaux redescendent peu, voire pas du tout, chez les individus qui ont été rencontrés au cours de cette recherche. Ils découvrent internet et sont peu familiers avec le vocabulaire (les GAFA, les big data etc.).  Ils ont l’impression que ce qu’ils mettent sur Facebook, il n’y a que des très proches qui le voient. On a l’impression que la sécurité est assurée parce qu’il n’y a que la famille sur Facebook.
Par contre, une crainte majeure est celle du piratage et de l’usurpation d’identité. La crainte du piratage bancaire est la raison pour laquelle 10 interviewés sur 50 ne font jamais d’achat en ligne. Mais, leur pire crainte est le piratage de leur compte Facebook. Une enquêtée s’était fait pirater son compte Facebook et son compte bancaire. Et elle me disait que le pire avait été le piratage de son compte Facebook, quand ses « amis » avaient pu croire qu’elle leur demandait de l’argent.  Elle en parlait comme d’un problème de réputation locale et non de protection des données personnelles.

Est-ce que ces pratiques témoignent d’une autre conception de la vie privée ?
La conception de la vie privée relève moins de l’individu que du groupe familial. Ce qui est privé, c’est beaucoup moins la vie personnelle que l’intimité familiale. On ne doit pas montrer le foyer. Les enfants ne doivent pas mettre de photo de leur maison sur Facebook. La valorisation de soi-même sur les réseaux sociaux est très peu présente chez les parents. On ne se montre pas, on participe peu directement. On parle des problèmes, mais on ne se vante pas sur les réseaux sociaux. La question se posera peut être dans des termes différents pour leurs enfants qui ont toujours connu internet et il est possible qu’ils aient des pratiques plus ostentatoires. L’avenir le dira.

 



Article rédigé par Antoine Courmont , Chargé d’études prospectives