La fin de l̶’̶h̶i̶s̶t̶o̶i̶r̶e̶ la surveillance ?

Rédigé par Régis Chatellier

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29 octobre 2024


Plutôt analysée comme exogène et surplombante à l’origine, la surveillance est aujourd’hui intégrée à tous les pans de nos sociétés, dans les espaces de vie publique, professionnelle, personnelle, familiale et amicale. La surveillance est-elle si diluée et intégrée que l’on pourrait, à la manière d’un Fukuyama à propos de l’histoire, statuer sur « la fin de la surveillance » ?

Ne m’appelez plus vidéosurveillance (mais vidéoprotection). L’introduction en 2011 dans la loi Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dîte Loppsi 2, de ce nouveau vocable pour désigner en France l’installation de caméras dans l’espace public, à des fins de sécurité, traduisait autant un objectif politique qu’un certain malaise vis-à-vis d’un terme qui ne laisse jamais indifférent.

La surveillance, note Olivier Aïm en introduction de son ouvrage, Les théories de la surveillance, est un « sujet débordant » et «  englobant »  dès lors que désormais, il recouvre « toute problématique qui implique les données, la vie privée, les technologies de l’information et de la communication », voire les « nouvelles formes de l’exercice du pouvoir ou de la valorisation des marchandises ». Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975), notamment, c’est tout un champ de recherche qui s’est développé, jusqu’à l’émergence en Amérique du Nord des Surveillance Studies, au début des années 2000.  Il s’agit de l’étudier comme un « fait social total » (Aïm, 2020), recoupant des réalités multidimensionnelles (économiques, historiques, sociologiques, technologiques, etc.) qui influencent les individus. Les Surveillance Studies abordent ce champs dans toutes ces dimensions, articulée autour d'un réseau, le Surveillance Studies Network, d'une revue, Surveillance & Society, et d'une conférence biannuelle.

Depuis les années 1970, le développement et la démocratisation des usages du numérique, objets et services, a eu pour conséquence de transformer les formes de surveillance. Au départ unilatérale et étatique, l'approche de la surveillance s'est étendue à des usages multidirectionnels, portés par tous types d’acteurs. La surveillance par les autorités publiques fait encore largement débat en France, encore en 2024 à l’occasion de l’organisation des jeux olympiques de Paris, terrain d’expérimentation de la « vidéo augmentée », ou « vidéosurveillance algorithmique », les pratiques des acteurs privés suscitent des réactions plus confidentielles. Sur ce point, Shoshana Zuboff a popularisé en 2019 une nouvelle expression dans son ouvrage L'âge du capitalisme de surveillance, porté par les grandes plateformes, dont les modèles de revenus reposent sur l’extraction de données à des fins de profilage des utilisateurs, pour prédire et influer les comportements humains. De manière schématique, la plupart des gens échangent leurs libertés collectives et leur vie privée contre un mode de vie de loisirs et de commodité induisant une satisfaction immédiate pour eux en tant que consommateurs..

Mais au-delà d’un découpage simple entre surveillance étatique d’une part et surveillance par les « big tech » d’autre part, ce sont des formes multiples et variées qui coexistent, comme autant de regard qui se croisent et se recroisent, au moyen d’outils et de services numériques devenus accessibles au plus grand nombre. Les gens « collaborent passivement et souvent volontairement [...] à [leur] propre surveillance et à l'analyse de leurs données » (Crary, 2013).

Le LINC publiait en 2022 un article, Tous surveillants, tous surveillés, à propos de la « surveillance par les pairs », décrivant de nouvelles pratiques où « chacun peut désormais disposer de moyens technologiques pour surveiller ou suivre ses proches, dans une nouvelle société du "Big other" ».

C’est un véritable patchwork de concepts qui sont élaborés dans le champ des Surveillance Studies pour décrire chacune de ses formes, selon ses angles, ses objectifs et ses porteurs, dont voici quelques exemples relatifs à la surveillance par les pairs :

  • Surveillance latérale (Andrejevic 2006) : forme asymétrique, non transparente et non réciproque de surveillance des citoyens les uns par les autres. On retrouve ici des pratiques comme par exemple l’usage de sonnettes connectées (comme Amazon Ring), ou de caméras embarquées (sur des Go Pro, ou dans des lunettes).
  • Surveillance sociale (Marwik) : forme réciproque, entre citoyens, à la différence de la surveillance latérale. Il s’agit par exemple de la manière dont les personnes suivent la vie et les activités de leurs proches, familles et amis sur des réseaux sociaux, par exemple Facebook, Twitter/X, anciennement Foursquare, etc. Des infos qui sont affichées publiquement, ou à la communauté des abonnés, chacun se sachant de fait observé.
  • Surveillance participative (Albrechtslund 2008) : implique une surveillance active de soi et des autres de manière productive et sociale. Il s’agit ici de la capacité offerte par les réseaux sociaux, pour leurs utilisateurs, à conserver des liens amicaux grâce aux publications de chacun, ou à construire leur identité dans la sphère numérique, grâce aux interactions qu’elle permet. Voir et être visible produit ici des effets positifs pour la personne.
  • Autosurveillance (Meyrowitz, 2007) : manière par laquelle des personnes s’enregistrent elles-mêmes, ou invitent les autres à le faire pour potentiellement revenir sur ces données à d’autres moments ou en d’autres lieux. Il s’agit par exemple des pratiques associées au mouvement du quantifiedself, et de la mesure de soi, ou le partage de ses activités sportives sur des réseaux comme Strava.
  • Panopticon volontaire, ou participatif (Whitaker) : soumission volontaire à la surveillance des entreprises. Il s’agit pour Reg Whitaker, de décrire toutes les pratiques de profilage et de suivi des activités qui ont émergé avec le numérique, dans les communications, au travail (suivre en direct l’activité des personnes), par les services publics (par exemple Whitaker cite le cas du Trésor étasunien qui a accès aux finances personnelles des citoyens), etc.
  • Dataveillance (Lupton & Williamson, 2017) : pratique visant à collecter et enregistrer des données sur les enfants (dès avant la naissance et jusqu’à l’école) qui conduit à ce que leurs activités quotidiennes soient observées, jugées et par la suite "disciplinées".

 

 

De la transparence à la vigilance

 

Dans ce contexte, la transparence est une notion qui va de pair avec la surveillance, son pendant plus ou moins volontaire, et souvent perçu comme positif, consistant pour les personnes comme pour les organisations à partager et rendre visibles ses données, sa vie professionnelle ou personnelle. La thèse de la « fin de la vie privée » est décrite dès 1999 par Reg Whitaker dans son ouvrage « The End of Privacy : How Total Surveillance is Becoming a Reality », constatant l’émergence de nouveaux moyens de collecte de données et informations, depuis les webcams à la reconnaissance faciale. En parallèle, la transparence est promue comme une nouvelle valeur dans les années 2000 et jusqu’au début des années 2010. Elle est mise en avant en tant que valeur « médiatique, politique et intime », basée sur « l’ouverture, l’honnêteté, l’équilibre du pouvoir » (Aïm, 2020). La transparence, ou publicness (Jarvis, 2011), devient un nouvel idéal social et politique, dont le partage est une modalité.

Par ailleurs, on observe de nouvelles formes d’injonction à la participation et au partage, que le LINC avait analysé dans un Cahier IP en 2016 : Partage ! Motivations et contreparties au partage de soi dans la société numérique. Le philosophe allemand Byung-Chun Han voit dans ce « panoptique digital » une nouvelle forme de domination (des plateformes et entreprises privées) qui ne consiste plus à faire taire, mais à faire parler des sujets connectés.

C’est à la même époque que se développe le mouvement de l’open data dans le monde et en particulier en France, qui promeut l’ouverture des données et la transparence des services publics. L’objectif consiste notamment à redonner du pouvoir aux citoyens, désormais en mesure d’avoir un regard plus précis sur l’action publique, voire de promouvoir la « distriveillance / shareveillance » (Birchall, 2017), l’interpellation et une forme d’injonction à examiner et vérifier les données ouvertes par les gouvernements.

Chacun devient ainsi l’objet et l’acteur de la surveillance, le regardé et le regardeur, dans une société et un « état de la vigilance » (Foessel, 2016), où les prérogatives de l’Etat sont distribuées, la société civile appelée à participer de la surveillance. Des dispositifs comme les « voisins vigilants », instaurés dès 2006 en France, incitent les citoyens à alerter les services compétents (police ou gendarmerie) si elles observent des événements ou comportements anormaux.

En entreprise, les pratiques de surveillance sont tout aussi partagées. La vidéosurveillance sur le lieu de travail reste l’un sujet pour lequel la CNIL reçoit de nombreuses plaintes chaque année, facilitée par la baisse des coûts d’acquisition du matériel et des services et parfois la méconnaissance du cadre légal applicable. La surveillance au travail figure parmi les quatre situations problématiques qui poussent les personnes à l’action auprès de la CNIL, développées dans le Cahier IP « Scènes de la vie numérique » en 2021 (p.34).

En termes de management et surveillance, la CNIL avait eu l’occasion – pendant la crise COVID - de rappeler que les outils de visioconférence et les plateformes d’échanges n’ont pas vocation à surveiller les salariés. Par ailleurs, des solutions non numériques d’aménagement des espaces de travail comme les open spaces sont souvent considérés comme des espaces de surveillance partagée, dès lors que chacun se sent observé à tout moment, par sa hiérarchie et par ses collègues, des lieux qui « empêchent toute intimité et renvoient les individus à leur propre transparence » (Pélegrin-Genel, 2012).

 

 

Un fait social qui ouvre un questionnement éthique

 

L’appel à la société de la vigilance s’inscrit selon le philosophe Michael Foessel, cité par Olivier Aïm, dans une « transfiguration des normes contraignantes en normes désirantes, si ce n’est désirables ». La participation, et l’intériorisation des pratiques de surveillance de la population sont appropriées par les personnes elles-mêmes, dans le cadre de l’espace public et du travail, comme nous l’avons vu, mais aussi, et de plus dans le cadre familial et amical. Ce que les auteurs Lyon et Marx décrivent comme la soft surveillance (surveillance douce) qui s’inscrit en complément de la hard surveillance (surveillance dure) mise en œuvre par les autorités. Cette soft surveillance serait comme « une version logicielle de son extension dans la vie quotidienne ». Chacun s’en approprie les usages au moyen des outils qui lui sont accessibles, des réseaux sociaux aux objets connectés, en passant par des applications dédiées.

L’intérêt dans l’évolution de ces nouvelles grilles d’analyse portées par le champ des Surveillance Studies consiste notamment à réinscrire nos propres pratiques dans l’analyse de la surveillance. Il s’agit de « prendre en compte les négociations, ajustements et paradoxes que chacun est amené à effectuer dans ses propres pratiques (Green et Zurakawi, 2015].  David Lyon acte cette intériorisation des pratiques  en 2018 dans son ouvrage The Culture of Surveillance: Watching as a Way of Life) : « La culture de la surveillance est apparue quand les gens se sont engagés toujours plus avec les outils de surveillance. Beaucoup surveillent la vie des autres en utilisant les médias sociaux, par exemple. Dans le même temps, les “autres” rendent cela possible en s’autorisant à être exposés au public par les messages, les tweets, les posts et les images. Certains s’engagent également sur le chemin de la surveillance quand ils s’inquiètent sur les informations que d’autres détiennent sur eux, souvent de grandes et opaques organisations comme les compagnies aériennes ou les agences de sécurité » (cité par Olivier Aïm).

Ces paradoxes et l’appropriation de la surveillance étaient pointés par Dominique Cardon en 2022 (lors d’un comité de la prospective de la CNIL) : « nous vivions avec des incertitudes, que l’on essaie de faire reculer : nous demandons une sécurisation. […] Il y a une sécurisation de tout, même de nos rencontres amoureuses : il faut que nous sachions en amont si nous avons des choses en commun. Il s’agirait de réfléchir à un droit à ne pas disposer de toutes les informations. »

La question de la régulation de ces pratiques se pose. En effet, elles échappent pour partie au cadre relatif à la protection de données en ce que le RGPD « ne s'applique pas aux traitements de données à caractère personnel effectués par une personne physique au cours d'activités strictement personnelles ou domestiques, et donc sans lien avec une activité professionnelle ou commerciale » (Considérant 18). Néanmoins, les objets et services utilisés par les personnes sont mis sur le marché par des entreprises, elle-même responsables de traitement.  

Ainsi, pour ce qui relève des usages des individus, ces nouvelles pratiques sociales peuvent être plus complexes à appréhender, en grande partie parce que les autorités, dont la CNIL, n’ont pas les moyens d’intervenir.

C’est par exemple le cas pour la vidéosurveillance domestique pour laquelle, faute de pouvoir matériellement contrôler les domiciles de tous les particuliers en infraction, l’autorité se limite à  rappeler le cadre légal existant : « les particuliers ne peuvent filmer que l’intérieur de leur propriété (par exemple, l’intérieur de la maison ou de l’appartement, le jardin, le chemin d’accès privé). Ils n’ont pas le droit de filmer la voie publique, y compris pour assurer la sécurité de leur véhicule garé devant leur domicile. Ils ne doivent pas non plus porter atteinte à la vie privée des personnes filmées ».

C’est aussi vrai pour des cas comme le partage de position GPS entre membres d’une même famille qui peuvent être acceptés voire souhaités par les personnes concernées, mais peuvent aussi porter atteintes aux libertés des personnes, voire s’inscrire dans des pratiques de harcèlement ou de violence.

L’ensemble de ces pratiques et la démocratisation des moyens technologiques interrogent notre rapport à la surveillance. Il s’agit de s’interroger sur ce que serait une nouvelle « éthique de la surveillance » ou de la « non-surveillance », d’un droit à l’incertitude et à ne pas voir, ou ne pas savoir. Le titre de cet article pose l’idée d’une hypothétique « fin de la surveillance », comme si celle-ci était tellement diluée dans nos vies que nous ne parviendrions plus à en cerner les contours. Une question qui pourrait se poser lors de l’événement éthique air2024 organisé par la CNIL le 19 novembre 2024. Une question que le LINC a choisi de traiter sous la forme d’un design fiction (à retrouver ici), un surveillanscore qui, à la manière du nutriscore, nous informe sur le potentiel de surveillance intégré à un objet ou service numérique. Charge à chacun d’y appliquer sa grille de lecture, faire face à ses propres dilemmes en situation de consommateur.


Illustration : ChatGPT4


Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives