Vivrons-nous demain au moyen-âge ?

Rédigé par Geoffrey Delcroix

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25 septembre 2017


Les grandes plateformes se comportent-elles en seigneurs féodaux ? Qui possède « nos données » ? Si la notion de propriété des données personnelles peut être séduisante de prime abord, c’est en réalité une fausse bonne idée.  

Dans un article récent de The Conversation qui décrit les modèles d’affaires des objets connectés, Joshua Fairfield part d’un constat classique : nos objets toujours plus connectés collectent énormément de données sur nous, notre quotidien et notre environnement, et ces données ont une grande valeur pour des publicitaires, des vendeurs, des délinquants, … Pour lui, le problème sous-jacent est liée à la propriété : « une des principales raisons pour lesquelles nous ne contrôlons pas nos appareils est que les entreprises qui les fabriquent semblent penser - et certainement agissent comme si - elles les possédaient encore, même après que nous les ayons achetés. […] C'est comme si un concessionnaire automobile vendait une voiture, mais proclamait toujours posséder le moteur. » Le cas de Tesla, qui avait débloqué les batteries de ses véhicules à distance pendant un ouragan, en est un exemple récent.

Ce qui se passe depuis quelques années pour les smartphones contamine tout l’internet des objets : maisons intelligentes, télévisions intelligentes, voitures connectées, ... Pour l’auteur, tout cela s’inscrit dans une longue histoire, celle du contrôle de la propriété. Dans le système féodal, le roi possède presque tout ; les droits de propriété de tous les autres dépendent de leur rapport au roi. Selon Fairfield, la version du 21ème siècle de cette stratégie passe par la mobilisation par les entreprises « de lois de propriété intellectuelle – conçues pour protéger des idées – pour contrôler les objets physiques que les consommateurs croient posséder ».

L’auteur résume son sentiment dans une phrase à la fois frappante et un peu désabusée : « nous ne sommes que des paysans numériques, utilisant les choses que nous avons achetées et payées au bon plaisir de notre seigneur numérique ».

Cette analogie est partagée par de nombreux observateurs. Ainsi, Henri Verdier, Directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l’État et membre du comité de la prospective de la CNIL, faisait un constat similaire dans un entretien à Acteurs publics, s’agissant des entreprises utilisant les services de grandes plateformes : « Aujourd’hui, des pans entiers de l’économie se retrouvent dans la position des “métayers”, contraints de cultiver une terre dont ils ne sont pas propriétaires. Certes, ces acteurs prospèrent, mais c’est dans GoogleMaps ou dans Facebook qui, en retour, les surveillent, les copient et même les débranchent si l’envie leur en prend… ». Cette préoccupation concernant un déséquilibre croissant des pouvoirs d’agir est au cœur à la fois de notre cahier IP 4 sur le partage et de notre cahier IP 5  « la plateforme d’une ville », à paraître le 10 octobre prochain.

L’analogie médiévale inspire également les étudiants et les artistes, par exemple le projet King GAFA (dont est issue l'illustration de cet article), qui raconte la société numérique et l’usage des données personnelles avec les codes du conte médiéval.

Alors, nouveau système féodal ? En tout cas, il est intéressant de passer ces analyses au prisme de l’esprit du cadre européen de protection des données : le droit français (en particulier par la modification de l'article 1er de la Loi dite "Informatique et Libertés" suite à la Loi pour une République Numérique, ) et le droit européen (Règlement général à la protection des données) évitent soigneusement cette notion de propriété des données personnelles, qui peut paraitre séduisante de prime abord, mais est en réalité probablement une impasse : si l’expression « mes données » est une belle manière d’affirmer la souveraineté de l’individu sur ce qui le concerne au premier chef, tout ce qui vient en droit (et dans une moindre mesure en économie) avec la notion de propriété est extrêmement difficile à mettre en musique quand on parle de données, a fortiori de données personnelles. Par exemple les données génétiques d’un individu peuvent être considérées comme des données « pluripersonnelles » comme le rappelle la nouvelle publication de la CNIL sur le sujet (Le point CNIL : Les données génétiques, à la Documentation française, p. 41) : elles sont héritées et transmissibles, donc partagées avec les ascendants et descendants et peuvent porter atteintes à leurs droits. Comment dès lors "jouir et disposer de la manière la plus absolue" d’elles seul, pour reprendre la définition du droit de propriété du Code civil (article 544)?  

Le droit européen et français met plutôt en avant le pouvoir de contrôle des individus et leurs droits fondamentaux, par exemple par l'entremise du principe d’"auto-détermination informationnelle" et par l’existence, réaffirmée par le RGPD, des droits des individus sur les données les concernant (accès, suppression, portabilité, …). Peut-être disposons-nous déjà de la base juridique nécessaires aux Lumières du numérique ?


Illustration : copyright King GAFA and the Magical 0-1 Crop (https://www.kinggafa.com/)

 


Article rédigé par Geoffrey Delcroix , Chargé des études prospectives