Passeport d’immunité : un totem à risques
Rédigé par Régis Chatellier
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05 mai 2020Alors que les différentes stratégies de déconfinement sont peu à peu dévoilées dans le monde, l’idée d’un passeport d’immunité fait son chemin. De nombreux projets émergent, et avec eux autant d’enjeux juridiques, éthiques, mais aussi sanitaires.
Début mai 2020, alors qu’en France et en Europe, les gouvernements réfléchissent aux stratégies de déconfinement des populations, les débats portent d’abord sur l’utilisation des données pour la lutte contre la pandémie – voir notre série d’article Coronoptiques –, le Conseil national du numérique a publié son avis sur l’application le vendredi 22 avril 2020, et la CNIL prononcait le même jour un avis sur le projet d’application mobile « StopCovid » à la suite de la saisine du gouvernement. Cette application qui fait débat reste l’un des moyens numériques imaginés et mis en œuvre, mais pas le seul. Déjà, les passeports ou certificats d’immunité sont envisagés dans plusieurs pays.
Ce passeport vise à attester de l’immunité d’un individu. Il repose sur le postulat que les personnes ayant été atteintes du COVID-19 développent suffisamment d’anticorps pour être immunisées contre une nouvelle contamination (un postulat contesté comme nous l’indiquons plus bas). Des tests pourraient alors permettre de délivrer ce passeport aux personnes qui en ont été atteintes et ont développé une immunité. Elles pourraient ainsi certifier auprès de différents organismes, le plus souvent leur employeurs, qu’elles ne sont pas porteuses du virus, qu’elles ne risquent plus la contagion, surtout qu’elles ne pourraient pas contaminer d’autres personnes.
De tels systèmes, qui reposent avant tout sur des tests qui devraient être réalisés à grande échelle, seraient un moyen de pallier à l’absence de vaccin. Le passeport, à la manière d’un carnet de vaccination, donnerait l’assurance de la protection de la collectivité face aux risques d’émergence de nouveaux foyers de contaminations. C’est donc, dans la théorie, une proposition intéressante, qui viendrait accompagner toute une série de mesures à mettre en œuvre pour la gestion de l’épidémie. Le passeport pourrait favoriser la reprise des activités, alors même que les effets de la crise iront bien au-delà des effets directs de l’épidémie, sécuriser les employeurs, mais aussi les employés, prévenir certains risques, etc.
D’un point de vue sanitaire, une fois que l’utilité de ce type de dispositif est validée, il faut organiser la délivrance de ces certificats, par des organismes ou des personnes habilités. D’un point de vue technique et de protection des données, des acteurs proposent déjà des solutions, à base de QR codes ou d’applications, voire, dans certains cas, en étant associées à une identification biométrique. Les architectures techniques sont délicates à mettre en œuvre, notamment du point de vue de l’identification des personnes et de la sécurisation de celles-ci. Leurs externalités et effets indésirables sont potentiellement nombreux.
Des projets précurseurs
Précurseur en la matière, la Chine a lancé dès le mois de mars un premier avatar de passeport sous forme d’une appli et de QR Code, développé et mis à disposition sur Alipay et WeChat pour le gouvernement Chinois. Les personnes se voient attribuer un niveau de santé, sous forme de code couleur et de QR code, à partir d’un algorithme qui croise des données déclarées par les personnes, mais aussi des données détenus par l’Etat, notamment le dossier médical, les antécédents de voyage et si la personne a été en contact avec une personne diagnostiquée du COVID-19. Des restaurants, magasins, et hôtels peuvent demander la présentation de code aux personnes souhaitant entrer. A Wuhan, seuls ceux dont le code est vert peuvent prendre les transports en commun. Ces applications sont spécifiques à chaque ville ou province, mais les personnes dont le code est « vert » peuvent voyager relativement librement. Des débats ont déjà émergé sur la transparence de l’algorithme dans l’attribution des couleurs et l’incapacité pour les personnes de contester. Si ce premier exemple n’est pas en soi un certificat d’immunité, il ne repose pas sur un test sérologique, il a ouvert la voie à de nombreuses initiatives.
En Italie, Vittorio Colao, nommé à la tête d'un groupe de 17 experts par le gouvernement italien pour faire des propositions dans la gestion de la phase 2 de l'urgence pandémique, appelle – sans que l’idée soit à ce stade retenue – à rendre obligatoire l’application Immuni, un équivalent du projet d’application française StopCovid, et à imposer des restrictions de circulation aux personnes qui ne l’ont pas installée, transformant de fait l’application en une forme de laisser-passer. Cette option n’est pas celle envisagée en France et la CNIL a mis en garde dans son avis, en rappelant que le caractère volontaire de l’application signifiait l’absence de conséquences négatives en cas de non-installation.
Quand fleurissent les projets de « passeports d’immunité »
Des autorités publiques, à l’échelle nationale, régionale ou des villes se prononcent pour le développement de ces passeports. Dès le 8 avril 2020, Anne Hidalgo dans son annonce d’un plan pour la ville de Paris, préconise de mettre en place des « certificats d’immunité », qui permettraient à toutes les personnes qui ont été au contact et immunisés, « une fois qu’elles auront été identifiées grâce au dépistage », de bénéficier de ce certificat qui leur permettrait de « s’abstraire de certaines obligations de confinement ou de mesure barrière ». Le gouvernement du Royaume-Uni réfléchit à des «passeports d'immunité» pour relancer une partie de son économie et atténuer les retombées de la pandémie. Le Chili a lui aussi annoncé sa volonté de déployer un tel système, de même que la Catalogne et l’Allemagne. Le ministre de la santé allemand mis ce projet en suspens le 5 mai 2020.
Des entreprises souhaitent voir ces dispositifs être déployés, notamment pour protéger leurs salariés, éviter la création de nouveaux clusters et assurer la continuité de leurs activité après le déconfinement. Des inquiétudes et des préoccupations légitimes. Dans un article daté du 25 avril dans Le Monde, Florence Aubenas relate le cas d’une entreprise de BTP où l’on se pose la question « d’organiser le travail en deux équipes, les covidés et non-covidés », et un médecin de se demander si la France va désormais se partage en deux, « covid-positifs d’un côté, covid-négatifs de l’autre ».
Déjà certains imaginent dans des scénarios prospectifs (voir l’encadré plus bas) que des lieux accueillant du public, par exemple, pourraient souhaiter limiter l’accès aux personnes qui ne présentent pas de garanties, à la manière de l’application de QR Code chinoise.
Des entreprises et chercheurs se positionnent sur le créneau
En France, un consortium propose déjà de délivrer et gérer des passeports numériques afin de permettre un contrôle en temps réel de l'état d'immunité de la population, à partir d’un système basé sur la blockchain. Ce certificat, « dans un format numérique, et imprimable », promet d’être « infalsifiable et universellement vérifiable. » La technologie serait, selon ses promoteurs, candidate à l’Appel à projets de solutions innovantes pour lutter contre le COVID-19 lancé par le Ministère de la Défense.
Sur la même période, Onfido, une startup britannique spécialisée en intelligence artificielle, qui cherche à créer des passeports d’immunités à destination des gouvernements, a levé 100 millions de dollars, portant son financement global à 200 millions de dollars. La startup développe notamment un logiciel d’analyse des données biométriques, pour l’identification des individus. Cette nouvelle levée de fonds serait intervenue, selon Politico, alors que la Maison Blanche a établi des contacts avec la startup pour l’élaboration de ces « passeports ». Toujours au Royaume-Uni, une startup offre depuis le 15 mars « d’utiliser une base de données chiffrée pour stocker les informations sur le statut immunitaire des personnes qui l'utilisent. »
Dans une approche plus axée self data, au Royaume-Uni, un groupe de chercheurs en cryptographie propose dans un papier présenté auprès de l’IEEE (mais non encore accepté à ce stade) une solution d’application pour smartphone qui pourrait être déployée pour porter un tel passeport. Les chercheurs se basent sur une architecture de serveur distribuée, et sur la plateforme décentralisée de gestion de données personnelles de Tim Berners-Lee (Solid), ainsi qu’une blockchain de consortium reposant sur Ethereum. Dans le modèle, le test est effectué par une personne agréée par le système de santé, elle seule valide l’identité de la personne et son immunité. Les informations personnelles identifiables ne sont stockées que sous le contrôle de l'utilisateur, et l'application permet à l'utilisateur final de ne présenter que le résultat du test – son certificat d’immunité - sans révéler aucune autre information personnelle. Ce certificat est par ailleurs infalsifiable et vérifiable instantanément par l’architecture distribuée.
Ces systèmes, s’ils venaient à être mis en place, repose sur le présupposé de l’immunité au virus pour les personnes déjà atteintes, un sujet qui fait débat. Elles soulèvent des questions de respect des lois afférentes, au RGPD mais aussi en France aux dispositions du Code de la santé publique. Comme nous le voyons plus bas, elles portent en elles les germes de nouveaux types de discriminations dont les conséquences pourraient être très importantes et nuire considérablement aux libertés des personnes.
L’immunité ne fait pas l’unanimité
Le passeport d’immunité se base sur le développement suffisant d’anticorps par les personnes déjà atteintes, qui leur confèreraient une immunité à celui-ci. Ce postulat est remis en cause par l’Organisation mondiale de la santé dans un communiqué publié vendredi 24 avril. L’OMS déclare que l'idée qu'une infection ponctuelle peut conduire à l'immunité n'est toujours pas prouvée et n'est donc pas fiable en tant que fondement de la prochaine phase de la réponse mondiale à la pandémie, rappelant qu’il n’y a pas de preuve scientifique « que les personnes qui se sont rétablies du Covid-19 et ont des anticorps sont protégées contre une seconde contamination ».
L'OMS précise dans son communiqué que les études menées sur l’immunité démontrent que les personnes qui se sont remises de l’infection au COVID-19 ont effectivement développé des anticorps contre le virus, mais dont le niveau est pour certaines personnes très faible. L’organisation ajoute que la fiabilité et la précision de tels tests doivent être évaluées et confirmées, d’autant plus que des tests inexacts peuvent avoir pour conséquence de produire des faux négatifs, ou des faux positifs, dans les deux cas cela aurait des conséquences dans l’efficacité d’un passeport d’immunité.
L’OMS rappelle enfin que de nombreux pays testent actuellement les anticorps au niveau de la population ou dans des groupes spécifiques. Ces études fourniront des données sur le pourcentage de personnes ayant des anticorps COVID-19 détectables, mais la plupart ne sont pas conçues pour déterminer si ces personnes sont immunisées contre les infections secondaires. Des projets de tests dédiés voient cependant le jour. Une liste des premiers tests sérologiques homologués par le Centre national de référence (CNR) des virus des infections respiratoires a été transmise à la Direction générale de la santé le 25 avril. Dernier motif de doute, on ignore encore la durée de persistance des anticorps neutralisants dans le COVID-19.
Au-delà-même du développement d’une immunité au virus, on le voit largement contestée, le procédé de passeport d’immunité pourrait générer des effets de bords très importants sur la pandémie elle-même et pour les libertés des personnes.
Remettre ce passeport dans une perspective historique
Avant d’être sanitaire, l’intérêt d’un passeport immunitaire, s’il venait à être déployé serait d’abord basé sur des considérations économiques et sociales, dans un contexte où la crise pourrait avoir des répercussions indirectes très importantes pour les populations, et notamment les plus fragiles.
Le passeport d’immunité vient à sa manière proposer un moyen de relancer l’activité dans un cadre de déconfinement, une approche proposée par un collectif d’économistes, notamment en économie comportementale, dans un article publié en mars 2020 : Certified Corona-Immunity as a Resource and Strategy to Cope with Pandemic Costs. Selon eux, une pandémie n’est pas qu’une catastrophe de santé publique, mais elle génère des effets qui « méritent d’être compris d’un point de vue sociétal, historique et culturel ». Les auteurs préconisent d’une part le recours au certificat d’immunité, mais aussi la création d’une nouvelle forme de personnel ressource – les personnes immunisées – qui sont celles qui pourraient à la fois lutter contre la maladie et venir en aide là où l’on manque de main d’œuvre : « Ceux qui sont déjà immunisés pourraient reprendre immédiatement leur activité économique et sociale, apporter un soutien actif au système de santé. Leur engagement et leur contribution à la société et à l'économie réduiraient le risque de surcharger le système de santé et réduiraient le risque d’éclatement social. » Les auteurs vont plus loin en préconisant des mesures pour faire gonfler la population de personnes immunisées, par l’auto-infection, qui pourrait être « gérée et organisée par des prestataires de services de santé publics ou privés et soutenue, si nécessaire, par des règles réglementaires », sans, selon eux « d’externalités majeures ».
Dans une tribune parue le 13 avril 2020 dans le New-York Times, Kathryn Olivarius, professeure d'histoire à Stanford, réagissait à des propositions de permettre aux plus jeunes de contracter volontairement le virus, et à la dangereuse histoire de « l’immunoprivilège. » L’idée selon laquelle des personnes pourraient utiliser une nouvelle forme « d’immunocapital » durement gagné (en se rendant malade) pour sauver l’économie peut ressembler à de la science-fiction, pourtant un tel dispositif a été mis en place au 19ème siècle aux Etats-Unis, pour la fièvre jaune, un virus plus meurtrier et redoutable encore que le COVID-19. La fièvre avait occasionné plus de 150 000 décès dans la région de la Nouvelle-Orléans. La moitié des personnes infectées n’y survivaient pas, « les survivants chanceux sont devenus ‘acclimatés’ ou immunisés à vie ». Dans cette région déjà « fondée sur l’inégalité raciale, ethnique, de genre et financière », la « discrimination immunologique » est alors devenue un de biais de plus.
En cette période d’esclavage, aux hiérarchies fondées sur l’origine ethnique venait s’ajouter celles fondée sur « l’acclimatation ». Les « blancs acclimatés » se situaient en haut de l’échelle, suivis par les « blancs étrangers non-acclimatés » (non immunisés), puis toutes les autres catégories suivaient avec ce nouveau critère différenciant.
L’immunité au virus ayant un impact sur la vie des personnes, leur lieu de résidence, leur salaire, leur capacité au crédit ou à se marier. Ceux-ci étaient incités à prendre le risque de tomber malade, se rassemblant dans des lieux exigus ou sautant dans le lit de personnes décédées de la fièvre jaune. Des stratégies qui préfiguraient les Pox Parties (Fêtes de la Varicelle), une pratique que l’on retrouve aux Etats-Unis dans les années 50, consistant à réunir des enfants contaminés de la varicelle avec d’autres bien portant pour développer leurs défenses immunitaires. Ce type de rassemblement avait été encore constaté au Canada à l’occasion de la pandémie de grippe H1N1. Dans un contexte ou la crise économique touche déjà très durement les personnes les plus vulnérables, ce type de pratique pourrait réapparaître.
Encadré : les dystopies se conjuguent au futur proche Les scénarios autour du passeport d'immunité ne sont pas sans rappeler ceux que le LINC avait imaginés dans le cahier IP3, Le corps, nouvel objet connecté, où nous anticipions dans la Journée de Léa (page 8, pdf), le déploiement des technologies associées au quantified self, et leur appropriation par les employeurs, qui auraient ainsi pu suivre les pratiques de bien-être et de santé de leurs salariés, pour mieux optimiser leur productivité, et dans le cas du COVID de contrôler l’accès à l’entreprise. Les employeurs, dans ce scénario, prenaient le contrôle des corps dans une forme d’aboutissement du Taylorisme qui dépassait la seule chaîne de production.
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Enjeux juridiques, éthiques et sanitaires : un nécessaire encadrement
Dans un contexte de déconfinement, avec une crise qui promet d’être longue, la volonté de faire redémarrer l’activité, et de préserver la santé des personnes est légitime et même essentielle, tant nous ne mesurons pas encore tous les effets à court et moyen terme du confinement, d’un point de vue économique, social et de sanitaire (hors le seul COVID).
Le choix des moyens susceptibles d’être utilisés à cette fin devrait toutefois être précédé d’une réflexion prenant en compte ces mêmes facteurs (économique, social, sanitaire…) et ne peut se faire que sous réserve du respect des règles juridiques applicables. Sur ce dernier point, il est à noter que l’attribution à une personne d’un code ou d’un statut, quels qu’en soient les supports ou la forme (document identifiant, code QR, suite alphanumérique dans un format pris en charge par une chaine de blocks…) constitue un traitement de données relatives à la santé de ces personnes.
En raison du caractère sensible qu’elles revêtent, ces données font l’objet d’une protection juridique toute particulière en France et dans l’Union Européenne. Les règles fixées en la matière, tant par la réglementation relative à la protection des données que celle relative à la santé, prévoient que seuls certains organismes peuvent les collecter et traiter, et ce sous certaines conditions seulement. Il est dès lors probable qu’une modification des règles existantes s’avère nécessaire pour que des organismes privés ou publics (y compris l’Etat) puissent mettre en place des « passeports d’immunité ».
Dans l’hypothèse de déploiement de ces derniers, les enjeux associés seraient comme on l’a vu multipliés : quelle gouvernance des systèmes - techniques ou non - serait mise en œuvre ? Qui certifie ? Quelle forme prendrait-il et quelles garanties en termes de protection des données et des libertés ? Ils devraient l’être au niveau sanitaire et épidémiologique, dans un contexte où l’immunité comme l’efficacité devraient d’abord être démontrées.
Enfin, c’est l’usage même de ce passeport ou certificat par les parties prenantes qui devraient faire l’objet d’une attention toute particulière, dès lors que des institutions et ou entreprises pourraient l’exiger de manière abusive, ou qu’il pourrait favoriser des effets rebonds de l’épidémie. D’où l’importance d’évaluer en amont la pertinence même de ces certificats, on le voit loin d'être avérée, et le cas échéant, de les encadrer très fortement.