Coronoptiques (1/4) : dispositifs de surveillance et gestion de l'épidémie
Rédigé par Antoine Courmont
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08 avril 2020La gestion de l’épidémie du Covid-19 mobilise de multiples dispositifs de surveillance, portés par des acteurs variés, qui contribuent à rendre visible le virus, sa propagation et les déplacements de la population. Quels sont ces coronoptiques ?
L'article Coronoptiques, qui explore les dispositifs de surveillance mobilisés pour gérer l'épidémie de Covid-19, se compose de quatre parties :
Les données sont un instrument central de mise en visibilité du virus et de sa propagation. Dès le XVIe siècle, les paroisses à Londres enregistraient scrupuleusement les décès hebdomadaires, information cruciale pour évaluer l’avancée des épidémies de peste quartier par quartier. Au XIXe siècle, le développement de la statistique publique est étroitement associé au gouvernement des épidémies. En 1854, la collecte de données des malades du choléra et leur cartographie par le médecin John Snow lui permet de mettre en évidence le rôle de l’eau dans la transmission de la maladie. Les données sont aujourd’hui un savoir essentiel pour appréhender et gérer l’épidémie de coronavirus. De la donnée de santé du dépistage d’un individu aux nombres agrégés de cas présentés chaque jour la direction générale de la santé, jusqu’aux instruments de traçage des populations, toutes ces données, personnelles ou anonymisées, permettent d’agir et de mettre en œuvre des politiques adaptées.
Les données sont à la fois une technologie cognitive de mise en visibilité et un instrument d’action publique qui inclut une conception particulière du rapport gouvernant / gouverné. Ce dispositif de surveillance du virus et des populations est utilisé à des fins sanitaires et sécuritaires. En rendant visible le virus, sa propagation ou les déplacements des populations en temps de confinement, les données permettent d’appréhender un phénomène et de donner des prises à l’action.
En parcourant l’usage des données mobilisées pour gérer la pandémie dans plusieurs pays, on est frappé par la myriade d’initiatives diverses portées par des autorités publiques, des entreprises privées ou des organisations de la société civile. Loin d’être orchestrés par un pouvoir central dans une politique globale et cohérente, les dispositifs de surveillance sont pluriels et s’entremêlent, de manière concurrentielle ou complémentaire, par des acteurs aux intérêts multiples, à l’échelle locale, nationale, européenne voire internationale. Face à toutes ces initiatives, il est nécessaire de s’interroger sur la légitimité de ces dispositifs de surveillance pour gérer l’épidémie de coronavirus autour de trois questions : qui doit se charger de la surveillance ? qu’est-ce qui doit être surveillé ? comment doit-on surveiller ? Les réponses à ces questions sont indispensables pour mettre en évidence l’équilibre, propre à chaque société, entre les moyens de lutte contre le virus et le respect des libertés fondamentales.
La sociologie des sciences et des techniques, et en particulier la sociologie de la quantification, qui étudie les opérations de mise en nombre des processus sociaux, constitue un outil précieux pour penser et mettre en perspective la mobilisation de données, personnelles ou non, pour gérer la pandémie. Considérer les données comme des dispositifs sociotechniques conduit à insister sur le fait qu’elles sont indissociables des multiples attachements qui les constituent. Produire, utiliser ou faire circuler une donnée ne peut s’envisager sans des systèmes techniques, des individus, des organisations, des cadres juridiques, des motivations stratégiques, des représentations idéologiques, des cultures professionnelles, etc. Cela requiert un travail et des investissements considérables qu’il est difficile de mettre en place en quelques jours. Dès lors, les dispositifs de surveillance utilisés pour gérer l’épidémie de coronavirus ont une histoire : ils reposent sur des infrastructures informationnelles largement préexistantes à la crise sanitaire. Les systèmes de surveillance déployés depuis plusieurs années dans les secteurs de la santé publique, du marketing et de la sécurité sont aujourd’hui mobilisés à des fins de gestion de la pandémie. Leur prégnance dans une société donnée et le poids de ces acteurs influent sur les choix des instruments technologiques retenus par les gouvernements pour gérer l’épidémie.
Le second apport de la sociologie de la quantification est de pointer le caractère limité et partiel de ces dispositifs d’observation. Une donnée n’est en effet jamais le reflet d’une réalité qui lui préexisterait. Elle n’est que le couronnement provisoire d’une série d’approximations sur laquelle nous nous accordons pour représenter un phénomène. Alors que plusieurs pays ont fait le choix de s’appuyer sur des dispositifs technologiques intrusifs de surveillance de leur population pour gérer l’épidémie, cette perspective sociologique rappelle que ceux-ci offrent une visibilité toujours partielle et réductionniste. S’ils rendent visibles des choses, ils sont dans le même temps porteurs de fortes invisibilités et peuvent générer de l’ignorance. Comme le souligne Bruno Latour, plutôt qu’un panoptique, les dispositifs de surveillance sont des oligoptiques qui fournissent une image fragmentée d’un phénomène. Quels sont donc les "coronoptiques" mobilisés pour gérer la pandémie ?