Numérique adolescent et vie privée (Épisode 2) : au contact des collégiennes et collégiens

Rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)

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15 janvier 2024


Partie 3 - Des stratégies adolescentes de protection de la vie privée

Partie précédente (2/3)


Nous l’avons vu, le processus d’autonomisation des adolescents reposent en grande partie sur des expériences et tâtonnements nécessaires à la construction d’une expérience numérique. Dans cette partie, nous soulignons la multiplicité des stratégies qui vont découler de risques concrètement identifiés par les adolescents au cours de ces explorations, mais également des manques de vigilance associés à des risques mal identifiés ou simplement évacués.


De nombreuses stratégies de protection de vie privée


La méconnaissance par les parents des pratiques adolescentes dissone avec la perception qu’ont les collégiennes et collégiens de leurs propres connaissances. Nos entretiens avec eux donnent en effet à voir la multiplicité des stratégies de protection de la vie privée mises en œuvre : de l’anonymisation de leur pseudonyme par des anagrammes, à la méthode « no face »  (« pas de visage ») pour leur photo de profil, en passant par le passage du compte en « privé » ou la désactivation de la géolocalisation. Il est intéressant de noter que même lorsqu’elles n’étaient pas mises en œuvre à titre individuel, ces stratégies étaient souvent connues des adolescentsJ'ai pas de photo de profil où on me reconnaît, par contre j’ai mon prénom dans le profil, je sais qu'avec un prénom on peut retrouver des personnes », encore « en vrai, il faudrait pas que je laisse mon vrai prénom »), suggérant l’existence d’un savoir indigène circulant entre pairs. Bien souvent ces connaissances sont acquises par la pratique et en lien avec les fonctionnalités offertes par l’application. Un élève avait ainsi souligné que son utilisation du système de « double authentification » sur son compte Playstation Network découlait des suggestions de sécurité mises en place par la plateforme. Ce à quoi viennent s’ajouter un ensemble d’astuces ou d’injonctions diffusées par l’institution scolaire ou la famille, comme le fait de ne jamais montrer son visage ou de ne pas accepter les connexions avec des inconnus.
L’une des stratégies les plus répandues concerne à ce titre la limitation dans le temps des contenus postés. Les collégiennes et collégiens interrogés distinguent en effet fortement les « stories » (format de publication éphémère) des « posts » (publications pérennes qu’il faut supprimer manuellement si l’on souhaite). Le réseau étant souvent autant une source de curiosité qu'une source d’inquiétude liée au jeu réputationnel qui pourrait s’y mettre en place, il n'est pas banal pour un adolescent de poster du contenu sur soi, encore moins en grande quantité ou de façon visible à tout un chacun (« les stories j’en fais sur Snapchat mais en privé »). Les enquêtes statistiques que nous détaillerons dans l'épisode 3 sont éloquente en ce sens.

A certains égards, les usages contemporains des adolescents pourraient s’avérer minimalistes que ceux des générations précédentes, notamment en ce qui concerne la gestion de la visibilité, de la quantité de contenus postés et du temps de conservation. La publication de « stories » ou le nettoyage régulier des contenus postés sont ainsi des stratégies consciemment employées par les collégiennes et collégiens pour laisser le moins de prises possibles aux préjudices causés par le désarchivage de « vieux dossiers ». Comme nous le dit cet élève de 3e : « on supprime [...] parce qu’on a changé en deux mois, au fur et à mesure on n’est plus pareil ». On ressent bien ici la tension décrite dans l’épisode 1 entre, d’une part, la nécessité de partager pour s’intégrer au groupe, participer au jeu réputationnel, construire son identité et, d'autre part, l'appréhension des risques associés au partage.

Bien entendu, ces stratégies protectrices de la vie privée ne sont certainement pas partagées de façon homogène au sein de la population des adolescents qui, comme la population générale, est traversée par de nombreuses inégalités face au numérique. De même, certaines limitations techniques empêchent les collégiennes et collégiens d’appliquer leurs stratégies (la possibilité de mémoriser des mots de passe suffisamment sécurisés constitue ainsi presque systématiquement un enjeu pour les adolescents interrogés). Il reste donc beaucoup de place pour de nouvelles actions d’accompagnement numérique, notamment en termes d’instruments techniques destinés aux mineurs.


Consommer ou produire, il faut choisir


Alors que nous insistons sur la vigilance et la maîtrise numériques des collégiens, il suffirait de quelques clics pour constater l’omniprésence de publications par des adolescents sur les principales plateformes de partage. Comment expliquer cette contradiction ? Pour y répondre, il faut constater la disparité des modes d'engagement numériques des collégiennes et collégiens : des simples consommateurs (« je regarde juste »), aux producteurs actifs (« moi je suis là pour les vues [rires] ») en passant par les passagers (« j’ai publié une fois mais c’était juste un paysage »). Pour reprendre la règle galvaudée des 1%, les adolescents interrogés semblent pouvoir être répartis entre une minorité en recherche de notoriété (le fameux 1%), une majorité consommatrice en recherche d’anonymat, et, entre les deux, une proportion d’utilisateurs intermédiaires publiant des contenus de façon occasionnelle et souvent non identifiants (à propos d’un sport, ou dans le but de partager une passion par exemple).
Bien entendu, les formes d’appropriation dynamique décrites plus haut impliquent que les utilisateurs puissent, au fil de leur trajectoire, passer d’une catégorie à l’autre. Toutefois, durant nos entretiens, les collégiens maintenaient vigoureusement cette distinction entre camarades « producteurs » et « consommateurs » de contenus. Les réactions des élèves s’identifiant à la majorité anonyme étaient souvent très fermes lorsque nous leur demandions s’ils et elles publiaient du contenu. Aussi, les collégiennes et collégiens publiant activement sur les réseaux sociaux étaient toujours évoqués sous le jour de la singularité et de la rareté : « oui, je connais une fille qui fait des démonstrations de produits qu’elle a acheté en privé ou en public, avec des danses aussi », ou encore « oui, j’ai quelques potes qui ont beaucoup d’abonnés et qui ont beaucoup de likes, mais ça fait depuis longtemps qu’ils ont l’application ». Lors d’un échange avec des collégiennes de 4e, alors que l’ensemble des participantes refusaient catégoriquement de faire apparaître leur visage « en public » sur les réseaux sociaux (« j’ai pas envie d’exposer ma tête, j’ai pas envie »), l’une d’entre elle tenait une activité régulière de publication de vidéos, à travers des danses sur TikTok dans lesquelles elle était reconnaissable. Alors que nous nous tournions vers cette dernière afin de lui demander si elle publiait des contenus en ligne, ses amies se mirent à rire comme pour signifier l’incongruité de ses activités numériques (« allez, dis-lui… […] moi je trouve ça bizarre Monsieur, mais c’est son truc, c’est bien »).
Les risques associés à une activité de publication de contenus, notamment de données personnelles, sont donc plutôt bien identifiés parmi des élèves interrogés, expliquant sans doute que la majorité souhaite s’en préserver, voire s’en distinguer fermement.


En définitive, une approche par les risques ?

 

Curieusement, une notion en droit du numérique peut nous permettre de mieux comprendre le rapport qu’entretiennent les collégiennes et collégiens interrogés à leurs données personnelles : la notion « d’approche par les risques ». L'approche par les risques se réfère à une méthode consistant à identifier et se concentrer sur les aspects d’une pratique numérique présentant le plus grand risque, ce pour chercher à les atténuer de manière proactive (Latil 2023). En effet, parmi les nombreuses stratégies mises en œuvre par les collégiens, nos entretiens montrent qu’une grande part de cette vigilance repose d’abord sur les risques arrimés à des dangers concrets et/ou associés à une émotion forte. On peut mentionner les micro-sanctions quotidiennes (moquerie par le biais des commentaires, humiliations du fait du peu de likes reçus par exemple) ou les formes de violation grave de la vie privée et des données (usurpation d’identité, vol de compte, pornodivulgation). Le risque est par ailleurs d’autant plus intégré qu’il a été éprouvé à la première personne. Comme nous le dit cette collégienne de 3e, évoquant plusieurs épisodes de harcèlement au sein de son établissement :

Ma mère elle m'a dit c'est pas bien… elle m'a dit ‘tu postes en privé ou en brouillon mais pas publiquement’ ! Au début, je voulais pas, je lui ai menti, je lui ai fait croire que j’avais tout supprimé… bon après elle a vu. […] Puis, à un moment donné dans le collège il y a eu un truc, on affichait une personne, avec une tête drôle, mais ça faisait du harcèlement […]. Au bout d'un moment ça a commencé à monter haut vers la CPE. […] Après, j’ai arrêté les TikTok avec ma tête dessus. Aujourd'hui, je sais qu’on sait pas si ce qui peut se passer sur les réseaux sociaux.

On voit à ce titre que les bonnes pratiques apportées par les parents ou les encadrants trouvent d’autant plus un écho qu’elles confirment un risque concrétisé par ailleursje poste pas des photos de moi parce que c’est dangereux, et en plus j’ai pas le droit ») ou facile à appréhender (le fait d'être mis en contact avec un inconnu malveillant par exemple). À l’inverse, si le risque est perçu comme abstrait par les adolescents, autrement dit, s'il y a violation des données personnelles sans conséquences réelles et concrètes, alors le risque peut être évacué. Un cas exemplaire est celui de la collecte de données personnelles par une plateforme (cookies, collecte de données abusive, bulles de filtres liées aux données personnelles) dont les conséquences apparaissent systématiquement soit abstraites, soit négligeables aux élèves interrogés – comme sans doute à une bonne partie de la population française. Enfin, pour les adolescents en recherche de notoriété, un risque perçu comme concret peut également être mis en balance avec l’opportunité de gagner en visibilité, en popularité ou de faire une « carrière d’influenceur ». Le risque concret peut alors être accepté en échange des chances qu’il offre.

 

Schéma 3 : Typologie exploratoire des risques de violation perçus par les adolescents

 

Typologie exploratoire des risques de violation perçus par les adolescents

 

La violation de la vie privée et des données personnelles n’est ainsi pas pensée en termes juridiques, mais en termes pratiques et traitée selon une évaluation des risques et opportunités associées à ces risques. Suivant ce constat, comment étudier les différentes perceptions du risque (risques concrets, abstraits, intégrés, évacués ou acceptés) pour mieux accompagner les mineurs ? Comment équiper les mineurs pour répondre aux risques concrétisés ? Comment les aider à concrétiser des risques perçus comme abstraits, ou des risques non identifiés ?

 


Encadré méthodologique

Sommaire


Article rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)