Métavers : réalités virtuelles ou collectes augmentées ?

Rédigé par Régis Chatellier

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04 novembre 2021


Le projet de métavers promu par Facebook comme le futur de nos interactions numériques ne fait que remettre à jour des velléités anciennes. Le – ou les – métavers restent néanmoins des dispositifs numériques où l’extension du domaine de la collecte des données pourrait s’avérer problématique si leur développement n’est pas maîtrisé.

Alors que le réseau social traverse une période difficile, Mark Zuckerberg a lancé fin octobre 2021 les nouveaux nom et projet de la firme de Menlo Park. Ne l’appelez plus Facebook, mais Meta. Un nouveau terme qui rassemblera les différentes activités de l’entreprise, qui ne se développeront plus sur Internet, mais dans le métavers. « Un ensemble d’espaces virtuels où chacun pourra créer, explorer, échanger avec d’autres personnes qui ne se trouvent pas dans le même espace physique », au moyen de technologies ayant recours à la 3D. Le métavers selon Facebook ne propose donc pas une solution de « réalité augmentée », mais bien un « Internet augmenté » dans lequel les personnes ne se déplaceront plus en 2D, mais en immersion. Une transformation des interfaces qui ne va pas sans la transformation des modalités de collectes des données. 


Facebook a tiré le premier sur le marché des métavers, mais il n’est déjà pas seul sur ce projet comme le montre la transformation progressive de Fortnite en espace de vie virtuelle accueillant concert de stars et salons de discussions. Et il ne fait aucun doute que d’autres grands acteurs du numériques se positionneront sur ces nouveaux modes d’accès à Internet. L’annonce de Mark Zuckerberg pourrait être le point de départ d’une nouvelle ère du numérique. A la faveur du développement du télétravail occasionné par la pandémie de COVID-19 et du renouveau du mythe de la réalité virtuelle, Microsoft est aussi entré dans la compétition, avec Mesh, une plateforme collaborative pour des « expériences virtuelles » intégrée à Microsoft Teams. 


Le développement du web d’abord articulé autour de « portails » comme celui d’AOL, longtemps leader incontesté, s’est ensuite ouvert à une multitude de sites et de contenus avec l’arrivée du moteur de recherche performant de Google, avant, quelques années plus tard, de se restructurer autour du smartphone et du mobile dans deux univers dominants, Android vs iPhone : demain ce seront peut-être plusieurs métavers qui cohabiteront. « De même que les systèmes iOS d’Apple et Android de Google rendent leurs boutiques d’applications mutuellement incompatibles », Christopher Mims (Wall Street Journal) prédit que « nous devrions alors faire un choix, comme c’est le cas aujourd’hui pour accéder à Internet [des] jardins clos [dans lesquels nous] préférerions nous promener ». Déjà des startups se lancent dans la création de liens hypertextes, des portails qui permettraient de basculer d’un métavers à l’autre, mais l’histoire du numérique laisse penser que les effets de réseaux directs conduiront à la domination d’un ou deux univers « génériques », complétés par des espaces thématiques ou sectoriels pour des communautés spécifiques. 

 

Retour vers le Futur IV

 

Cet intérêt pour le « virtuel » ne correspond pas à une nouveauté, mais au renouveau d’un concept déjà ancien. Dès 1992, le romancier Neal Stephenson publiait Snow Crash (Le Samouraï Virtuel), dont l’intrigue se déroule dans un univers futuriste, un « Metaverse » à l’apparence d’un environnement urbain, auquel les utilisateurs peuvent accéder par des terminaux personnels – des lunettes de réalité virtuelle –, ou depuis des terminaux publics installés dans des cabines, dont la résolution est de moindre qualité et en noir et blanc. Certains choisissent de rester connectés en permanence. Les interactions dans ce monde ont un impact sur le réel. En 1999, le succès public de « Matrix » a donné à voir une expérience extrême du métavers où les humains, constamment branchés, sont en réalité, réduits en esclavage par des machines. Différentes initiatives ont depuis consisté en la création d’univers virtuels et de formes de métavers, d’abord dans le jeu vidéo avec l’avènement des « jeux en ligne massivement multijoueur » (MMO), dont les univers sont persistants : le jeu continue à « vivre » même lorsque l’on n’y est pas connecté. Parmi les grands succès on retrouve dès 2004 World Of Warcraft, qui en 2014, réunissait jusqu’à 10 millions d’abonnés selon son éditeur. Cette lignée se poursuit aujourd’hui avec Minecraft ou Fortnite, à la faveur de connexions de plus en plus rapides, permettant un réalisme et une richesse étonnante.  


L’exemple de Second Life reste le plus proche du monde à venir proposé par Mark Zuckerberg : ce jeu vidéo sorti en 2003 permettait aux joueurs – les résidents – d’incarner des personnages virtuels – les avatars –, dans un monde en 3D qu’ils pouvaient fabriquer eux-mêmes. Chaque île et chaque objet de ce monde était conçu par les résidents, qui pouvaient aussi rémunérer des builders (fabricants) en Linden Dollar (du nom de la société qui avait développé le jeu, Linden Lab), compatible en vrais dollars. Ce jeu dont l’essor se situe entre 2004 et 2007 avait la particularité de proposer un monde où chacun pouvait développer des activités, en toute liberté, qui ne se résumaient pas à du jeu au sens classique, mais à des pratiques allant du travail, à la réunion de communautés, la fête, voire la religion. Un documentaire réalisé par Alain Della Negra et Kaori Kinoshita en 2010, The Cat, The Reverend, and the Slave, permet de comprendre comment des communautés pouvaient se former dans cet espace virtuel, avec l’exemple d’un pasteur qui y avait ouvert une église, une communauté de furries (des personnes qui s’identifient et se griment en animaux). Des projets à visée pédagogique ou culturelle ont également pu être tentés dans cet espace

 

 

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Les métavers au gré du cycle de Hype
 
 
 


 
Le même en différent

 

Aujourd’hui, nombreuses sont les expériences et initiatives comportant tout ou partie de ce que l’on peut qualifier de métavers, qui ont déjà été mises en œuvre, par briques ou de manière sectorielle. Leurs limites restaient la technologie et la capacité à produire des expériences de réalité virtuelle. Pour Alexandre Bouchet, directeur de Clarté, centre de ressources technologies spécialisé en réalité virtuelle (sur France Culture), avec le métavers, « on ne regarde plus un écran, on rentre dans le monde virtuel, […] le métavers est l’internet, mais dans un mode spatial ». Ce futur que l’on nous présente « ressemble furieusement au présent », s’amuse Christopher Mims dans un article du Wall Street Journal. Pour lui, « c’est parce que le type de monde que ces grands patrons proposent n’est en fait, à bien des égards, qu’une version survoltée de l’Internet tel qu’il existe aujourd’hui […], un patchwork constitué d’éléments glanés çà et là dans la sphère technologique -jeux vidéo, réalité virtuelle, réunions sur Zoom, cryptomonnaies, réseaux sociaux -et intégrés dans un grand tout où d’innombrables marques, créateurs de contenu et concepteurs de logiciels peuvent laisser libre cours à leur imagination. » La réalité virtuelle ne serait alors qu’un présent augmenté.

 

Expérience virtuelle et collecte augmentée 

 

Le métavers de Facebook ne propose ainsi rien de fondamentalement « disruptif », mais il donne à voir une évolution très forte vers ces nouvelles pratiques d’accès et d’interactions. Facebook a souhaité dès le lancement donner des gages sur sa volonté de « construire le métavers de manière responsable », et notamment de protéger les données : « how we can minimize the amount of data that’s used, build technology to enable privacy-protective data uses and give people transparency and control over their data » ( « comment minimiser la quantité de données utilisées, mettre au point des technologies permettant d'utiliser les données dans le respect de la vie privée et donner aux gens la transparence et le contrôle de leurs données »). Pourtant, d’un point de vue de la protection des données et des libertés, la véritable question à se poser réside dans les risques d’augmentation associée – et potentiellement exponentielle – de collecte des données, et d’un usage toujours plus massif de celles-ci.


En effet, en proposant une immersion « totale » et une intégration complète entre le terminal d’accès et l’univers de services et de contenus, le métavers réduit la capacité individuelle à échapper à la collecte de données, garantie également par le cadre légal (le RGPD mais aussi le règlement « vie privée et communications électroniques » - ePrivacy) : par exemple, quel avenir pour le principe de confidentialité des correspondances privées, si celles-ci ont lieu dans un « métavers » et sont soumises à des conditions générales d’utilisation ? Dans la même veine, ePrivacy protège l’accès au terminal de l’utilisateur, considéré comme relevant de la « sphère privée » de l’individu : qu’en est-il dans le métavers ? Est-ce seulement le casque de réalité augmentée ou faudra-t-il redéfinir une « sphère privée virtuelle » dans le métavers lui-même et la protéger des intérêts commerciaux et régaliens ? 


Au-delà de ces questions de principe, les interfaces par lesquelles nous naviguons dans la sphère numérique ont des conséquences très fortes sur les modalités de collecte de données, et notamment sur notre capacité à être correctement informé et à comprendre comment elles sont mises en œuvre. Nous avions abordés en 2019 la question de l’interface 2D – de nos écrans ou smartphone – dans le cahier IP 5, La Forme des choix, dans lequel nous observions page 10 que « L’interface est bien le premier objet de médiation entre la loi, les droits et les individus […] Dès lors que ces enjeux touchent à des contextes dans lesquels sont traitées et exploitées des données qui nous concernent, le design des interfaces et la manière dont celles-ci nous permettent de prendre des décisions en conscience devient un point central. » 


Le premier exemple de dispositif mis en avant par Facebook avait été lancé dès le mois de septembre, un dispositif de réalité augmentée prenant la forme d’une collaboration avec la marque de lunettes Ray Ban et le fabricant de verre Essilor : une version revisitée des lunettes de réalité augmentées lancés par Google à l’automne 2014 avec ses Google Glass, puis en 2016 par Snapchat. Ces dispositifs permettent selon Facebook de « capturer, partager et écouter », et de rester connecté au monde numérique tout en évoluant dans le monde physique. Le premier avatar du Métavers nous promet déjà de nous transformer en super collecteur de données. Pourtant la première expérience de Google Glass, abandonné dès janvier 2015, avait provoqué « bagarres, interdiction de les porter dans certains lieux publics, et création de l'expression "glassholes" pour qualifier le comportement grossier de certains porteurs... ». Les lunettes de Snapchat avaient suscité les mêmes réactions, conduisant Joanna Stern, journaliste du Wall Street Journal, à proposer les do’s & don’t pour ces dispositifs


L’expérience de Nintendo avec Pokemon Go, le premier grand succès de la réalité augmentée lancé en 2016, avait lui aussi posé des questions tant ces nouvelles manières de jouer dans l’espace public donnait également l’opportunité de nouvelles formes de collectes et de monétisation. Les joueurs devaient chasser les Pokemon, mais leur comportement était eux-mêmes chassés. Déjà on proposait à « des enseignes et marques [de] payer pour accueillir officiellement un lieu important pour le jeu (entrainement et arène de combats, "pokéstops"…), [afin de garantir] des visites réelles sur un lieu de vente, dans l’espoir de détourner l’intention de départ (attraper le pokémon) et de générer des actes d’achat. » Dans cette nouvelle expérience, le LINC écrivait que « les données ne sont pas nécessairement désirées pour elles-mêmes mais parce qu’elles constituent la meilleure (ou la moins mauvaise) retranscription de l’activité et du comportement du joueur (i.e : les endroits où il se rend, comment il se déplace, s’il est attentif / réactif,…). », et des appâts pour un nouveau « modèle économique du marketing géolocalisé s’appuiera sur des appâts au sens strict, visant à attirer les personnes à un endroit et à un moment particulier… » (Vanity Fair, Maya Kosoff). Ces nouveaux modèles nés de la réalité augmentée seront tout aussi transposables dans le métavers et la réalité virtuelle, où ce seront nos corps virtuels qui se déplaceront au gré du marketing géolocalisé. Dans un futur proche, puisque Facebook testait déjà la publicité ciblée dans ses casques Oculus de réalité virtuelle en juillet 2021, alors même que Palmer Luckey, cofondateur d’Oculus, avait déclaré au moment du rachat que les utilisateurs n’auraient pas besoin d’un compte Facebook pour utiliser ce dispositif.

 

L’empire des sens 

 

Les interfaces et la manière dont nous habiterons les métavers seront elles-mêmes de nouveaux moyens de collecter des données, toujours plus sensibles. Le jeu vidéo, premier à avoir exploré ces contrées a depuis longtemps cherché à comprendre le mode de fonctionnement des joueurs, entrer dans leur psyché afin de mieux personnaliser l’expérience de jeu. Lancé dès 2013, le projet Fun II mené en collaboration avec Ubisoft et l'Université Laval au Québec cherchait à « mieux comprendre les émotions des joueurs afin de créer des jeux mieux adaptés ». Les travaux menés auprès de volontaires visaient à « extraire une signature physiologique du plaisir », à partir de données du rythme cardiaque, du regard des joueurs ou de l’expression faciale, ou même sur l’analyse des mouvements. Toutes ces données pourraient également être collecté par les dispositifs des métavers, par des casques de réalité virtuelle notamment, en mesure de collecter toutes ces données. Si le bénéfice d’un jeu vidéo plus haletant peut séduire certains joueurs, la question se pose si ce même type d’usage est réalisé dans d’autres sphères. Du marketing géolocalisé au marketing émotionnel, il n’y a qu’un pas que les plateformes et les ad techs pourraient être tentées de franchir. 


Le monde du travail, et par exemple l’espace « Horizon Workrooms » du métavers de Facebook, pourrait lui aussi se saisir de ces nouvelles pratiques. Déjà, dans les centres d’appel, des téléopérateurs sont écoutés par des systèmes de captation des émotions afin de mesurer « connaître et analyser l’humeur de leurs interlocuteurs en temps réel, en se basant sur le rythme et les propos qu’ils tiennent. L’objectif est que les téléconseillers puissent mieux adapter leurs réponses, diminuer leur fatigue, et in fine répondre à un nombre plus important d’appels chaque jour. Le même système [pourrait] également être utilisé par les employeurs pour analyser la voix et les propos des téléconseillers. » Dans un article du LINC en 2018, nous écrivions qu’en Chine, « des ouvriers, des militaires et des conducteurs de trains [étaient] équipés de casques ou casquettes munis de capteurs afin de mesurer le niveau de stress au travail […] Les capteurs sans fil surveillent en permanence le rythme du cerveau et envoient les données vers des serveurs sur lesquels tournent des algorithmes d’intelligence artificielle, en mesure de détecter des pics émotionnels, comme l’anxiété, la colère, voire la dépression. » Les métavers seront accessibles au moyen de casques, potentiellement dotés de capteurs, et pourraient ouvrir la voie à de tels usages. 


L’extension du domaine de la collecte permis par le développement des métavers est aussi longue que celles des pratiques déjà permises par le numérique d’aujourd’hui, avec une augmentation au cube, une collecte et un traitement 3D. La régulation en matière de protection des données reste cependant agnostique lorsqu’il s’agit des dispositifs techniques et des interfaces : la collecte et le traitement des données dans ces univers n’est pas différente de celle que l’on connaît, et les obligations des responsables de traitement seront les mêmes. Les questions de transparence, information et dans certains cas du consentement resteront les grands enjeux, dans des univers où distinguer les « collecteurs » (responsables de traitement) pourrait s’avérer compliqué, tout comme il est déjà compliqué d’avoir conscience de la collecte dans la ville numérique.

 

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Ce nouvel Internet immersif, s’il offre des perspectives alléchantes pour certains autant qu’inquiétantes pour les libertés pourrait aussi permettre le développement de modèles alternatifs et variés afin que le gagnant ne soit pas celui qui remporte l’ensemble du marché (Winners Takes All). Des nouveaux espaces de liberté pourraient se recréer à la manière de certains forums de discussion au début des années 2000, décrits par danah boyd, ou de certaines des communautés de Second Life. Il en va de la capacité à réguler ces nouveaux espaces pour éviter de reproduire les mêmes schémas, afin que les utilisateurs puissent naviguer et se mouvoir dans des univers interopérables, respectueux et transparents, pour que l’on n’ait pas à avoir peur de naviguer seule dans le Métavers. A cet égard, les questions posées sur la responsabilité des plateformes, l’éventuel besoin de fournir un environnement « neutre » ou la nécessité de réinvestir les « standards » du métavers pour éviter leur captation par quelques acteurs se poseront très rapidement. 

 



Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives