Parce que je le vaux bien ? Enjeux éthiques et juridiques du marketing émotionnel
Rédigé par Camille GIRARD-CHANUDET
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26 novembre 2018Les techniques publicitaires basées sur le profilage psychologique et émotionnel sont en développement croissant, et la collecte de données personnelles qui y est associée soulève d’importants enjeux éthiques et juridiques.
« Get away, John Anderton, forget your troubles ! », souffle une voix douce, accompagnée d’une image de plage paradisiaque, sur le passage du personnage principal du film Minority Report. Dans ce centre commercial du futur, des caméras scannent l’iris des passants et passantes pour faire apparaitre sur leur chemin des publicités sur mesure.
Si les campagnes publicitaires par hologrammes ne semblent pas encore devoir se généraliser (quoi que…), en revanche, le marketing émotionnel personnalisé est déjà très courant dans l’univers numérique. De nombreuses techniques visent non seulement à cibler les centres d’intérêt des internautes, mais aussi à leur proposer des produits au moment le plus opportun et dans la forme la plus à-même de les séduire individuellement, en fonction de leurs caractéristiques émotionnelles et psychologiques supposées.
Ces stratégies, basées sur l’utilisation de données personnelles souvent collectées lors de navigations en ligne, posent de nombreuses questions en termes de loyauté ainsi que de respect de la vie privée.
Reconnaissance des émotions et profils psychologiques
La publicité personnalisée et ciblée émotionnellement s’appuie sur des recherches menées dans le champ de la psychologie et des neurosciences, prolongées par les récents développements de l’intelligence artificielle.
Comme Hubert Guillaud l’explique dans un article publié sur InternetActu, de nombreuses techniques de marketing cherchent à déterminer les profils psychologiques des consommateurs et consommatrices sur la base de typologies à la granularité variable. L’une des plus célèbres d’entre elles, le « Modèle des Big Five », établit le positionnement des individus par rapport à cinq traits de personnalité considérés comme structurants : l’ouverture d’esprit, l’organisation, l’extraversion, l’agréabilité et la sensibilité. Originellement, le tempérament était déduit à partir de questionnaires auto-administrés ; désormais, les techniques d’analyse des données permettraient d’aboutir au même résultat à partir de données collectées dans d’autres contextes (par exemple sur la base de l’activité sur les réseaux sociaux ou encore des données collectées par les smartphones).
Selon une étude réalisée par le psychologue étasunien Michal Kosinski (et qui a ensuite largement alimenté les travaux, entre autres, de Cambridge Analytica), l’analyse des contenus likés sur Facebook permettrait ainsi de déterminer la personnalité des utilisateurs et utilisatrices avec précision : avec 10 likes, on pourrait vous connaitre mieux que vos collègues, avec 100 mieux que votre famille, et avec 230, mieux que votre conjoint ou conjointe…
Si la plupart des stratégies de ciblage psychologique visent, comme celles-ci, à déterminer l’appartenance des individus à des grandes catégories relativement homogènes, certaines méthodes vont plus loin et cherchent à mesurer en temps réel les émotions ressenties individuellement. Watson Tone Analyzer, nouvel outil IA d’IBM, est présenté comme pouvant reconnaitre les sentiments des personnes au cours d’une conversation téléphonique, afin de leur proposer des réponses adaptées à leur état émotionnel. Une telle technologie, dont nous parlions déjà ici, repose sur l’enregistrement, la transcription et l’analyse lexicale des échanges, qui sont ensuite associés à des « tons » types (poli, sympathique, triste, énervé, satisfait…).
Ce produit, pour vous, maintenant
La catégorisation des profils psychologiques des personnes et de leurs états émotionnels dans le domaine du marketing répond à un objectif d’efficience des campagnes publicitaires et commerciales. Il s’agit de présenter le produit au moment adapté, de la façon adaptée, au prix adapté et à la personne adaptée afin de maximiser les ventes.
Unruly, une entreprise spécialisée dans le ciblage émotionnel des annonces vidéo, résume ainsi cette stratégie, particulièrement employée à l’approche des fêtes de fin d’année : « nos ciblages spécial ‘noël’ donnent aux marques des moyens quantifiables d’atteindre les audiences qui leur importent le plus durant la période chargée des fêtes. Un meilleur ciblage et une meilleure compréhension de vos clients, c’est aussi moins de pertes et des campagnes plus efficaces ». Les entreprises peuvent alors choisir de cibler différentes catégories de personnes, allant des « christmas cooks », celles que régaler leur famille rend heureuses, aux « eleventh hour elves », celles qui attendent le dernier moment pour faire leurs achats.
Concrètement, ces stratégies de personnalisation reposent sur des méthodes variées afin de stimuler l’engagement des internautes. Les techniques basiques telles que le « retargeting », qui a pour objectif d’afficher sur une page une publicité pour un produit précédemment consulté ailleurs, peuvent être affinées : on proposera de préférence à midi une publicité pour hamburger à un individu ayant l’habitude de commander son repas à cette heure.
De nouveaux outils sont également développés. L’entreprise DataSine propose par exemple de spécialiser les campagnes publicitaires en fonction des différents publics-cibles. Le vocabulaire employé et les images illustratives sont ainsi adaptés à la personnalité supposée des individus, déterminée à partir de questionnaires et de traces d’utilisation (incluant des transactions bancaires). Plusieurs annonces complètement distinctes peuvent donc être produites pour un seul et même produit. Cette segmentation permettrait d’améliorer de façon conséquente l’engagement des personnes avec les produits concernés.
Encore plus d’émotions ?
Si le marketing émotionnel cherche donc déjà à cerner le mieux possible les personnes afin de proposer des produits et des publicités correspondant à leurs intérêts et à leur humeur, cette dynamique n’en est potentiellement qu’à ses prémices.
De nombreux programmes de recherche visent en effet à affiner ces techniques. C’est le cas par exemple du projet « Automatic Sentiment Analysis in the Wild » (SEWA), financé par la Commission Européenne dans le cadre du programme H2020 et mis en œuvre en partenariat par des universités et des entreprises publicitaires. SEWA a pour objectif de renforcer la reconnaissance automatique, faciale et vocale, des émotions (ce qui n’est pas sans rappeler les programmes de paiement par reconnaissance faciale donc nous avions parlé ici).
Il s’agit, selon l’une des entreprises participantes, d’« utiliser les technologies développées pour créer des outils de recommandation publicitaires qui pourront être insérés sur les plateformes afin de générer des recommandations basées sur le contenu et les profils émotionnels des publics ». On peut donc imaginer que suite à la reconnaissance de l’état émotionnel des internautes (par le biais de leurs webcams ?), les sites seront par exemple en mesure de proposer des publicités pour des événements festifs à des personnes d’humeur enthousiaste, ou, à l’inverse, de suggérer l’achat de livres de développement personnel à des personnes d’apparence triste.
Quelle protection du consommateur et quelle protection de la vie privée ?
Le développement de ces stratégies pose d’importants enjeux en termes de loyauté des stratégies de marketing et de collecte des données personnelles.
Le juriste Ryan Calo s’interroge ainsi sur la protection des consommateurs et consommatrices dans un contexte où la publicité est susceptible d’être « à la fois personnalisée et hautement systématisée » ; il parle à ce titre de « manipulation par les marchés numériques ». Pour lui, la personnalisation et le ciblage émotionnel des individus a pour conséquence d’atteindre des espaces de vulnérabilité et d’encourager des consommations potentiellement indésirées et indésirables. Ainsi, « une personne obèse essayant d’éviter de grignoter entre les repas pourrait recevoir un SMS du magasin de donuts le plus proche précisément lorsqu’elle est le moins à même de résister ».
Il semble légitime de s’interroger sur la licéité de ce genre de pratiques au regard du droit de la consommation, et en particulier de la directive européenne de 2005 relative aux pratiques commerciales, qui prohibe les techniques « altérant substantiellement le comportement des consommateurs », c’est-à-dire « compromettant sensiblement l'aptitude du consommateur à prendre une décision en connaissance de cause et l'amenant par conséquent à prendre une décision commerciale qu'il n'aurait pas prise autrement » (chapitre 2, article 5).
Par ailleurs, parce que les outils de personnalisation publicitaires reposent sur une collecte importante de données personnelles afin de profiler les individus (traces d’utilisation, informations déclaratives ou même données physiologiques), il est nécessaire qu’ils respectent les dispositions du Règlement Général sur la Protection des Données et de la loi informatique et libertés.
Comme rappelé par la CNIL, la collecte de données personnelles à des fins de ciblage, notamment par le biais de cookies, est soumise à l’information et au recueil du consentement des personnes concernées. Ce consentement doit être libre, spécifique, éclairé et univoque. Les personnes doivent en particulier être à-mêmes de refuser une telle personnalisation, sans que ce choix ne compromette les possibilités d’utilisation des services utilisés. La CNIL a ainsi mis en demeure le 23 octobre 2018 une entreprise de ciblage publicitaire recueillant la géolocalisation d’internautes, sans avoir préalablement reçu leur consentement.
Dans le cas spécifique de la collecte de données physiologiques, en particulier faciales et vocales, nécessaire à certains ciblages émotionnels, les responsables de traitement ne peuvent utiliser ces données à des fins de réidentification, à défaut de quoi ces données entreraient dans le champ très encadré des données biométriques, qualifiées de données sensibles au sens du RGPD. Ces systèmes ne sont pas nouveaux puisqu’en 2010, avant l’entrée en application du RGPD, la régie Métrobus avait été autorisée à installer des panneaux publicitaires comptabilisant le nombre de passages et les temps d’exposition, sous réserve notamment d’une anonymisation à bref délai des données collectées.
Ainsi, si le cadre juridique français et européen encadre les conditions de mise en œuvre du ciblage personnalisé et émotionnel dans le domaine publicitaire, le développement de nouvelles techniques de marketing soulèvera probablement des questions de régulation. Pour ne prendre qu’un dernier exemple, l’utilisation des enceintes connectées comme supports publicitaires, sera certainement susceptible de reconfigurer, et ce à relativement court terme, les perspectives du marketing personnalisé. Il sera alors crucial de s’assurer de de la licéité des méthodes employées et plus largement des conditions de mise en œuvre garantissant la conformité avec le RGPD…