Réguler le partage : "une tâche difficile, mais cruciale"
Rédigé par Régis Chatellier
-
24 March 2017Asymétrie d’information, défaut de loyauté et contrôle des données… les chercheurs Ryan Calo et Alex Rosenblat s’attaquent au "share washing" et à la nécessaire régulation des plateformes de l’économie collaborative. Des travaux dans la même thématique que le cahier IP "Partage !", publié en juin 2016.
Ryan Calo et Alex Rosenblat publiaient en ce début de mois de mars 2017, « The Taking Economy : Uber, Information, and Power », faisant le constat du manque de « critique fondamentale de l’économie collaborative, basée sur l’asymétrie dans l’information et le pouvoir ». Si ce type de production reste effectivement rare, il n’est cependant pas inexistant puisque nous publiions dès juin 2016 notre cahier IP « Partage ! », dans lequel nous interrogions les « motivations et contreparties au partage de soi dans la société numérique », le « partage de la valeur, les enjeux de pouvoir et de régulation » posés par les plateformes, dont les nouveaux services de l’économie collaborative . Cet article nous donne donc l’occasion d’apporter de nouveaux éléments à ces problématiques que nous soulevions l’an dernier.
« Les entreprises de l’économie du partage ont une capacité unique à contrôler et influencer (nudge) tous les participants. […] Ces entreprises pourraient déjà utiliser leur accès à l’information [aux données] de leurs utilisateurs et leur capacité de contrôle de l’expérience utilisateur pour induire en erreur, contraindre, ou désavantager des participants à cette économie ». La charge est violente, mais les auteurs étayent chacun de ces points et plaident ensuite pour l’adaptation de la régulation aux Etats-Unis, par la Federal Trade Commission (FTC).
Des plateformes pas si neutres que cela
Dans une première partie, les auteurs rappellent que les acteurs de l’économie du partage se présentent comme des « plateformes » qui ne possèdent aucun des biens sur lesquels ils agissent, « neutre arbitre de ces transactions, tel un processeur de carte de crédit ». Elles ne seraient que des places de marché communautaires où chacun peut acheter ou vendre des « excess capacities », dans une liberté totale. Nous pointions dans notre cahier IP cette revendication de neutralité des plateformes, se présentant comme « intermédiaire techniques, dénués de réels pouvoir et surtout de responsabilités […] se positionnant en intermédiateur de la donnée et revendiquant une forme de virginité quant à leur influence », là même où ces entreprises cherchent à capter au plus vite la multitude pour se rendre incontournables, et accroître leur pouvoir.
Cependant, l’apparente neutralité est, selon les auteurs, remise en cause par des exemples de discrimination dans l’économie du partage. Celle-ci pourrait même « faciliter les discriminations » puisque des cas ont été mis en évidence où des chauffeurs Uber, issus de minorités visibles sont moins bien notés que la moyenne, ou d’autres ont plus de difficultés à trouver des logements sur Airbnb. Au-delà, c’est sur la manière dont sont parfois manipulés les clients et une forme de « share washing » que s’arrêtent les auteurs.
Des entreprises gourmandes en données personnelles
Les entreprises de l’économie du partage « ont accès à une très grande variété et un très grand volume de données concernant les comportements de leurs utilisateurs », beaucoup plus que « ce dont elles ont besoin pour accomplir leur objectif de réduction des coûts de recherche et construction de la confiance ». Les auteurs prennent notamment l’exemple de la volonté d’Uber de tracer le GPS des utilisateurs après qu’ils soient sortis du véhicule, ou du fameux « œil de Dieu » révélé dans un article de The Verge en 2014, qui permettrait à des employés de Uber de suivre en temps réel un utilisateur. Le dernier exemple en date, révélé en mars 2017, relate l’existence du « Grey Ball », un système mis en place par Uber afin de pister les agents des forces de l’ordre dans les villes où l’application n’est pas autorisée, ceci afin de permettre d’éviter les contrôles. Cet appétit en données n’est toutefois pas propre à l’économie collaborative, puisqu’il est également le fait des plateformes plus anciennes, notamment Facebook et Google. A cet égard, le Règlement européen viendra apporter des réponses notamment par la modification qu’il apporte dans les règles d’application territoriale de la législation (art. 3), avec l’instauration du critère de ciblage : quand la Directive de 1995 était pensée par rapport à celui qui traite les données, le Règlement s’intéressera à la personne à qui s’adresse le service, peu importe où celui-ci sera basé. Un moyen pour les régulateurs de faire valoir la conception européenne de la protection de la vie privée.
Des données qui se retournent contre les individus
Au-delà de la collecte des données, Calo et Rosenblat rapportent trois exemples où l’asymétrie d’information profite à la plateforme, au détriment des utilisateurs :
- Design de l’application : les individus qui se connectent à leur appli Uber verraient sur leur carte des « véhicules fantômes », des icônes de VTC qui ne correspondraient à aucune réalité. En effet, les utilisateurs constataient la disparition de certains véhicules au moment où ils enclenchaient la commande. Cette méthode « design abusif », décrite par Woodrow Hartzog dans un article à paraître, a pour objectif de pousser ces clients potentiels à choisir Uber plutôt que Lyft ou un taxi traditionnel. Face à cette controverse, Uber a d’abord nié l’existence des véhicules fantômes avant de les expliquer par des phénomènes de latence. Côté conducteur, les frais d’annulation font l’objet de critiques : les chauffeurs Uber doivent attendre 5’ à partir du moment où ils arrivent au point de commande avant de considérer la course comme annulée ; ils reçoivent alors des frais de dédommagement de la part Uber. Problème, l’application ne propose pas de chronomètre : Uber ne propose aucun moyen pour le chauffeur de savoir en temps réel le temps d’attente, ni de le connaître a posteriori, au risque de mettre en doute la décision de ne pas payer les frais d’annulation. On voit dans ces deux exemples, comme le démontrait déjà Tristan Harris en 2016, que le design des interfaces joue un très grand rôle dans la capacité qu’ont les utilisateurs à avoir le contrôle sur leurs propres usages.
- Loyauté de l’algorithme : l’application Uber a accès au niveau de batterie des smartphones sur lesquels sont installés l’appli. Or des data scientists de Uber ont démontré que les personnes étaient plus à même de payer plus cher leur course lorsque leur batterie de téléphone est faible, ce qui semble logique dans la mesure où ces mêmes personnes craignent de ne plus pouvoir commander de véhicule. Uber annonce pourtant ne pas utiliser ces informations pour son algorithme de « surge pricing », permettant de décider d’augmenter ses tarifs. Cela soulève la question de l’utilisation des données techniques issues de nos smartphones et de la loyauté de l’algorithme, dont on ne sait pas quelles données il utilise pour effectuer ses choix.
Des enjeux de régulation
Ryan Calo et Alex Rosenblat préconsient donc que les régulateurs développent une meilleure compréhension de l’architecture des plateformes et des choix qui gouvernent l’économie du partage, notamment en s’attaquant à certaines pratiques, et en traçant une ligne entre ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas.
Ils imaginent également une approche dans laquelle les plateformes ne seraient que des sociétés fiduciaires des données des personnes : une forme de démantèlement qui aurait pour objectif de rouvrir la concurrence sur les marchés de l’économie du partage. C’est d’ailleurs proche de ce que nous avions imaginé, toujours dans une approche prospective, à travers une série de leviers à actionner afin de réguler les « politiques du partage » :
Pour reprendre la conclusion provisoire donnée par Calo et Rosenblat à propos des moyens à mettre en œuvre pour régulation des plateformes : « Ce n’est pas une tâche facile, mais c’est une tâche cruciale ».
Illustration : flickr_cc-by_tlmewlsnm