[Design Fiction] Sur la piste des neurocibleurs

28 mai 2019

En à peine 10 ans, le paysage du numérique a bien changé. Ecrans et claviers ont laissé place à surfaces et voix. Suivant cette transformation par une sorte d’absence des dispositifs, le monde publicitaire a appris à franchir toutes les barrières pour nous faire désirer à la demande. Tour d’horizon d’une nouvelle pratique branchée directement à notre ciboulot.

Ada Roy : « Mon rôle, c'est d'optimiser les branchements électriques de votre cerveau. »

Dans un roman français que j’ai lu pendant mes études, une mystérieuse « 7ème fonction du langage » donne à celui qui la maitrise un pouvoir quasi absolu de conviction. D’ailleurs l’auteur fait dire au sémiologue Umberto Eco : « celui qui aurait la connaissance et la maîtrise d’une telle fonction serait virtuellement le maître du monde. Sa puissance n’aurait aucune limite. Il pourrait se faire élire à toutes les élections, soulever les foules, provoquer des révolutions, séduire toutes les femmes, vendre toutes les sortes de produits imaginables, bâtir des empires, obtenir tout ce qu’il veut en n’importequelle circonstance. ». Cette magie du langage imaginée par Laurent Binet en 2015 semble être sur le point de devenir réalité avec le neurociblage. Explorant cette pratique aux limites de l’ésotérique, je suis allée à la rencontre d’Ada Roy, l’une des pionnières de cette industrie discrète et co-fondatrice de SKIN. Qui sait l’effet que cette soit disant confession aura vraiment sur vous…

Par Laura Hachecroix

 


Alors que l’on aurait pu croire que le marketing personnalisé allait disparaître en même temps que les écrans, SKIN est l’exemple parfait du contraire. Comment avez-vous su vous adapter à cette transformation radicale de l’écosystème numérique ?

Ada Roy : Ce que notre métier a de commun avec celui des professionnels du marketing et de la publicité des années 2010, ce sont les traces. La similitude s’arrête là. Alors qu’en 2010, l’idée n’était que de cibler le client, aujourd’hui il faut concevoir un produit, un prix et une stratégie publicitaire par client ! Pour accomplir cela, les cases de profils socioculturel ou professionnel du type « homme 35-45 ans, citadin avec 2 enfants travaillant dans les assurances, aimant le reggae, le surf et la cuisine à la  plancha » générées à partir des traces d’activités des personnes dans le numérique ne suffisent plus. La donnée que nous voulons aujourd’hui est celle qui fera transparaitre dans le monde numérique la subtile chimie des neurones du consommateur. C’est ici que nous, neurocibleuses et neurocibleurs, intervenons. Nous traquons ses émotions, sa personnalité, son état cérébral. Nous imaginons l’état de son cerveau, prédisons ses niveaux de dopamine et d’adrénaline. Nous suivons le courant de ses pensées,  pour instiller le bon déclencheur d’achat, au bon moment. En somme, nous cartographions ses neurotransmetteurs pour l’amener à notre client.

N’est-ce pas un peu étonnant de passer d’un doctorat en neurosciences au monde du neuromarketing ?

Cela est venu de façon très naturelle, dans la continuité de mes recherches sur les liens entre les neurotransmetteurs et nos habitudes quotidiennes. J’ai l’habitude de comparer mon travail à celui d’un électricien : mon rôle, c’est d’optimiser les branchements électriques de votre cerveau. Au XXème siècle, les responsables marketing achetaient du temps de cerveau disponible. Aujourd’hui, je vends plutôt des portions de cerveau disponible. Enfin vendre, rassurez-vous, ils sont loués, et SKIN est un occupant temporaire très discret : il ne dérange presque rien, juste quelques branchements par ci par là. Mais chaque location laisse une marque : le cerveau est un organe plastique, rien de ce qui s’y déroule n’est définitif, mais rien n’y est non plus anodin.

(Suite de l'interview plus bas)


 

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Vous n’êtes pas les seuls sur le marché ultra-concurrentiel de la braintech. Comment expliquez-vous le succès fulgurant de SKIN face aux autres ?

Quand je regarde le chemin parcouru depuis les premiers tests où ne faisions qu’insérer les couleurs des logos de la marque du client dans le design graphique de services tiers, je m’étonne que nous ayons pu faire ce que nous avons fait. Nos premiers  projets étaient brouillons et visaient surtout à impressionner les investisseurs sur la base de nos travaux respectifs de doctorat. Nous avons par exemple monté un long projet pour instiller la soif chez des segments de consommateur, à des horaires et dans des lieux particuliers : référence à la chaleur, utilisation de couleurs spécifiques pour filtrer certains contenus vidéo, intégration discrète de référence à des boissons désaltérantes dans des textes écrits, changement du ton de voix des assistants vocaux pour évoquer une gorge sèche… nous avons tout testé. Personne ne savait vraiment ce qui fonctionnait ou non, mais l’analyse des actes d’achats des personnes ciblées nous permettaient de montrer de vrais changements… De fil en aiguille, SKIN est devenue comme une seconde peau posée sur toutes les interfaces « naturelles » de nos clients pour atteindre leurs potentiels consommateurs. C’est le caméléon de la pub. Alors que beaucoup de nos concurrents sont restés aux interruptions publicitaires balancées sur l’assistant vocal, SKIN rend le marketing invisible. Subtilement, nous allons instiller nos marqueurs à destination directe du cerveau de la cible, au coeur de ses habitudes numériques quotidiennes. Alors que nos concurrents cherchent à créer un désir, nous créons un irritant, un manque, un subtil déséquilibre, un inconfort à la limite du perceptible mais parfaitement conçu et contrôlé pour que le produit de notre client vienne ensuite soulager cette gêne. En ce sens, nous n’avons jamais été designer de services marketing, mais designer de connexions neuronales. SKIN s’adresse aux neurones et non au cerveau, à l’électrochimie neuronale et non à l’entendement, aux réflexes et non au discernement. C’est là le coeur innovant de SKIN.

Tout cela reste bien abstrait et semble tenir du tour de magie plutôt que de la science. Avez-vous un exemple concret pour nous expliquer le fonctionnement de SKIN ?

La magie de SKIN passe par exemple par le fait de mettre dans la bouche d’un assistant vocal un mot plutôt qu’un autre. Ironiquement, ce sont d’autres types de neurones qui font ce travail : ceux des algorithmes de machine learning. Ils vont d’abord décomposer la voix de l’utilisateur car celle-ci porte ses émotions. La peur, la colère, le stress, la satisfaction, tout ce qui se joue dans notre cerveau au niveau des neurotransmetteurs va se retrouver à l’état de traces détectables et analysables dans sa voix. Alors que l’utilisateur interroge de manière anodine son assistant vocal intelligent sur la météo du jour ou lui demande de lancer sa playlist de jazz préférée, nous sommes en mesure de détecter fatigue, stress ou joie et de préparer un nudge (un coup de pouce vers l’acte d’achat, dans le cas de nos clients) adapté à cet état. Car en réalité, le travail de nos algorithmes ne s’arrête pas à la simple analyse, mais va jusqu’à la génération de contenu. Ils vont parcourir des dictionnaires des synonymes, des traités de  sémiologie et des analyses de champs lexicaux pour choisir le mot le plus pertinent, mais aussi sur les tons de voix, sur les fréquences et les sons inaudibles pour transmettre le message le plus adapté au contexte émotionnel de la personne. Aujourd’hui SKIN s’étend à tous les sens, cela grâce aux accords signés avec des plateformes d’objets connectés pour avoir accès à leurs données et nous permettre d’analyser massivement visages, gestes, mouvements respiratoires, température de la peau… SKIN est un chasseur de signes humains : toutes les traces sont bonnes à prendre.


L’INÉDIT

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Cet entretien - fictif - est issu de notre dernier Cahier IP "La Forme des choix". Il ne reflète, à notre connaissance, aucune réalité concrète (pour l'instant), mais illustre de manière appuyée la notion de "dark pattern". 

Retrouvez également nos travaux et la communauté de designers autour des interfaces numériques sur notre site Données & Design