Numérique adolescent et vie privée (Épisode 2) : au contact des collégiennes et collégiens
Rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)
-
15 janvier 2024Partie 1 - Des usages diversifiés et dynamiques
⬅ Sommaire
Partie suivante (2/3) ⮕
Les représentations du numérique adolescent renvoient fréquemment à une série de stéréotypes associant un temps d’écran excessif, des contenus dénués de sens, et la pratique de jeux vidéo régressifs. Nos terrains d’enquête nous ont amenés à battre en brèche ces représentations pour constater, sans les idéaliser, la grande diversité (en quantité et en qualité) des usages numériques des collégiennes et collégiens. Cette diversité semble tenir à plusieurs facteurs que nous suggérons de présenter ici de façon non exhaustive.
Une appropriation par étapes
Un premier facteur déterminant a trait à la trajectoire d’appropriation du numérique par les collégiennes et collégiens. Nous allons le voir, l’acquisition d’appareils numériques (ordinateur, téléphone, tablette), l’accès à un certain nombre d'applications et la création de comptes se font par étapes et souvent selon une trajectoire non linéaire.
Parmi ces étapes, celle qui précède l’acquisition d’outils à soi est primordiale : les collégiennes et collégiens que nous avons interrogés ont pour la plupart été initiés au numérique bien avant d’arriver au collège et bien avant d’acquérir leur propre matériel – au sein de la famille, par le biais des parents ou des adolescents et jeunes adultes autour d’eux (frères, sœurs, cousins, cousines, etc.). Les premières formes d’appropriation numérique se font souvent par procuration sur la tablette familiale ou directement sur le téléphone d’un parent dont on doit négocier l’utilisation (temps passé, installation d’une application, etc.). Les enfants reproduisent alors d’abord des usages autorisés et/ou valorisés par le cadre et les outils familiaux. Tout au long de cette période, la sensibilisation à la protection des données des enfants repose sur les habitudes et des consignes prodiguées au sein d’un cadre qui peut fortement varier de foyer en foyer. Durant cette période de vie numérique « par procuration », les prises dont disposent les adolescents pour nourrir leur intimité et leur vie privée en ligne restent par ailleurs fortement limitées puisque directement médiées par un adulte.
Par la suite, l’acquisition d’un matériel à soi se fait également par étapes et suivant des schémas tout aussi diversifiés. Le plus souvent, les enfants n’ont pas accès directement à un téléphone connecté à internet, mais passent par l’acquisition d’un téléphone à touche ou d’un téléphone sans forfait internet par exemple. Pour la majorité des élèves que nous avons interrogés, l’acquisition d’un téléphone intelligent et/ou d’un forfait internet se fait au moment de l’entrée au collège ou quelques mois avant/après[1]. Elle peut, de façon schématique et non exclusive, se faire :
- à l’initiative des parents, dont le souhait est de se rassurer, mais également de favoriser la prise d’autonomie de leur enfant. De nombreux parents souhaitent ainsi pouvoir joindre leurs enfants avant ou après une activité scolaire ou extra-scolaire. Comme le dit cette collégienne : « j'avais plein de cours de danse, de musique, auxquels j'étais inscrite, et donc ils m'ont donné un téléphone pour pouvoir m'appeler. [Ma maman] ça lui donnait confiance, elle avait moins peur quand je sortais de la maison ». L’obligation pour les élèves de se connecter à l’environnement numérique de travail (ENT) de leur collège (pour prendre connaissance de leur emploi du temps, de leurs devoirs ou pour interagir avec leurs professeurs) motive également de nombreux parents à les équiper d’un téléphone ou d’une tablette afin qu’ils n’aient pas à passer par un adulte. Ce motif est amplifié par le fait que beaucoup des enfants que nous avons interrogés ont vu tout ou partie de leur scolarité au collège être impactée par la crise sanitaire de COVID-19, obligeant certains parents à doter leur enfant d’outils de communication avec leurs camarades et leur encadrants pédagogiques.
- à la demande de l’enfant, notamment lorsque les pairs (amis et camarades de classe) commencent à eux-mêmes recevoir un appareil. Ce collégien nous dit un ainsi « j’ai demandé un téléphone à ma mère car tout le monde en avait autour de moi ». De fait, plus les pairs sont nombreux à posséder un téléphone intelligent, plus les enfants peuvent arguer la nécessité d’acquérir un outil de communication essentiel à leur intégration (Balleys 2017) (cf. épisode 1), mais également d’un outil de travail (voir infra). Certains parents tentent de résister à cet effet de groupe, soit en maintenant le téléphone à touches contre l’avis de l’enfant, soit en se rabattant sur d’autres types de dispositif comme la tablette, dont la particularité est souvent de rester à la maison, voire dans les espaces communs (salon, cuisine) généralement à la vue des parents.
- par effet d’aubaine, du fait de la présence de multiples appareils au sein du foyer, notamment lorsque le collégien possède un ou plusieurs aînés susceptibles de léguer un appareil (« Mon téléphone je l'ai eu à partir de la 6e, j'ai récupéré le téléphone de ma sœur qui est au lycée et depuis je l'ai gardé », ou encore « j’ai tout de suite eu un forfait internet dès le CM2, parce que j'ai récupéré l’ancien téléphone de ma mère »). Cet effet d’aubaine peut être renforcé par le fait que les grands frères et sœurs possédant un téléphone connecté à internet depuis déjà plusieurs années, participent à normaliser un accès qui aurait pu être considéré prématuré dans une autre situation (« Mon premier téléphone je l'ai eu vers 10 ans en CM2. J'en voulais un, parce que mon frère en avait »).
En bref, l’acquisition d’un matériel à soi et le type de matériel choisi pour l’enfant dépend d’une organisation familiale déjà là. Ce faisant, la diversité des modalités d’acquisition mettent en exergue des inégalités entre les foyers (Pasquier 2018). Nos entretiens laissent particulièrement entrevoir les inégalités économiques susceptibles de contraindre l’achat d’un nouvel appareil dans un foyer, mais également les inégalités territoriales obligeant par exemple les parents domiciliés au sein de zones isolées à fournir un téléphone à leur enfant dès lors que celui-ci est intégré à un nouvel établissement scolaire souvent éloigné du domicile. Nous approfondirons ce point par le biais d'analyses statistiques présentées dans l’épisode 3.
Des activités initialement orientées vers les activités culturelles, ludiques et scolaires
Si l’on se penche désormais sur les activités numériques des adolescents en tant que telles, l’une des surprises de cette enquête réside dans la place qu'occupe, dans les routines des collégiennes et collégiens, l’environnement numérique de travail (ENT) du collège (qu’il s’agisse de ProNote pour les établissements publics, de Charlemagne, École Directe ou Aplon pour les établissements privés). En effet, nos entretiens montrent que durant leurs années de collège, les adolescents consultent l’application de l’ENT souvent dès le réveil « pour voir si un prof est absent », et avant d’éteindre le téléphone, « pour vérifier mon emploi du temps », car « j’avais peur de louper une notif sur ProNote ». L’utilisation de l’application de l’ENT est souvent rendue mécanique, si bien qu’elle n’est que rarement évoquée de prime abord lorsque nous les interrogeons sur leurs routines. Paradoxalement, sans être forcément l’application la plus utilisée en temps passé, l’ENT de l’établissement scolaire constitue l’une des applications les plus quotidiennement et uniformément consommée au sein de la population des collégiennes et collégiens interrogés.
Plus généralement, qu’ils acquièrent un téléphone ou une tablette avant ou après leur entrée en 6e, les enfants n’ont pas la plupart du temps pour priorité de rejoindre un réseau social. Nous le verrons plus bas, les enfants tout comme leurs parents sont en réalité plutôt méfiants vis-à-vis des espaces numériques où ils peuvent être mis en contact et en visibilité avec des inconnus. Les premiers usages sont bien davantage associés à des passions (dessin, sport) à la consommation de biens culturels et ludiques (jeux vidéo, musique, films via Spotify, YouTube, Netflix). Du point de vue de notre échantillon, le jeu vidéo est de loin la catégorie d'applications faisant l’objet des premières installations d’applications sur un terminal individuel. Alors que les réseaux sociaux sont au cœur de l'attention, des parents comme des encadrants, le jeu vidéo en ligne constitue une activité potentiellement moins mise en regard des risques qu’elle comporte pour les adolescents, notamment pour la protection de leurs données personnelles (Laperdrix et al. 2022). Les collégiennes et collégiens nous disent d'ailleurs eux-mêmes prêter aux jeux en ligne moins de risques de violation qu’aux réseaux sociaux.
La création de comptes sur un réseau social intervient par la suite d’abord pour interagir avec les membres de leur famille (notamment sur WhatsApp) (Balleys 2015) ainsi qu’avec leurs pairs (essentiellement sur SnapChat, WhatsApp ou Instagram). Il est intéressant de noter que la communication entre pairs s’organise souvent entre élèves d’une même classe. En effet, l’ENT ne permettant généralement pas de discuter entre pairs, les collégiens mobilisent les réseaux sociaux pour créer des groupes de classe, leur permettant de transmettre, récupérer ou commenter des informations liées à la scolarité (« Le soir et le matin je vais sur ProNote pour voir s'il y a des profs absents, après on prévient les autres sur SnapChat »). L’installation d’applications supplémentaires se fait généralement de façon progressive et tout à fait ponctuelle, et ce pour au moins deux raisons : d’une part, les collégiens restent réticents et ne créent un compte que lorsque l’intérêt de l’application est avéré, d’autre part, pour beaucoup d’enfants, l’installation d’une application reste soumise au contrôle parental et donc à l’autorisation d’un parent (cf. infra). Chaque nouvelle installation fait donc bien souvent l’objet à la fois d’un arbitrage et d’une négociation avec les parents, c’est le cas en particulier de l’application TikTok dont l’image est fortement dégradée chez les adultes, mais également de plus en plus chez les adolescents (voir infra).
Appropriation réflexive et désappropriation
Les étapes décrites ci-dessus peuvent donner l’impression d’une introduction linéaire des adolescents au numérique. Or, cette introduction fait l’objet de nombreuses discontinuités. Au fil de leurs expériences, parents et enfants connaissent de multiples moments de renégociation et de remise en question des choix effectués. L’engagement dans le numérique est donc aussi fait de tâtonnements, de moments de désappropriation ou de réappropriation des outils numériques.
Concernant la mise à disposition de matériel d’abord, il n’est pas rare que les parents réévaluent leur décision. Comme le dit cette collégienne de 6e, « j'avais un téléphone, mais après ma mère elle m'a dit que j’étais un peu trop jeune. Aucun de mes amis n’avait de téléphone, donc ma mère a changé d'avis. J'en aurai peut-être un dans quelques années… ». Les adolescents eux-mêmes révisent leur jugement et adaptent leurs pratiques. Il est ainsi commun durant nos entretiens que les collégiens remettent fortement en cause des comportements qu’ils ont pu avoir par le passé, comme le dit cette collégienne de 3e : « Avant je postais des TikTok avec ma tête dessus mais j'étais inconsciente… […] aujourd'hui je comprends qu'on sait pas si ce qui peut se passer sur les réseaux sociaux, donc ma tête je la mets que en privé ». Cette opposition entre un « avant » inconscient et un « aujourd’hui » réflexif apparaît dans de nombreux entretiens. Parfois seuls quelques mois séparent l’avant de l’après, illustrant la dimension à la fois dynamique et exploratoire de l’appropriation. Cet échange avec un groupe de collégiennes de 5e résume bien la place prise par certaines séquences dans ce processus d’appropriation :
- Collégienne : Au tout début, quand j’ai eu mon portable, je postais sur Instagram, mais j’ai arrêté et tout supprimé…
- CNIL : Et ça fait combien de temps que tu as ce portable ?
- Collégienne : Euh, 3 semaines [ses amies rient] oui ça fait que 3 semaines, mais j’ai l’impression que ça fait beaucoup plus longtemps !
Les élèves plus âgés (4e et 3e notamment) sont nombreux à affirmer que le collège est une période où « on change beaucoup », impliquant une modification des habitudes et des types de publication : « même quand on poste, on supprime quand même dans le mois… ou dans les deux mois, parce qu’on a changé au fur et à mesure, on évolue ». L’exploration à la première personne semble ainsi nécessaire pour se faire une idée et « se rendre compte ». Comme nous le dit un autre élève de 3e, « La liberté que mes parents m’ont donnée, ça m’a permis de me faire mon propre avis, tu te rends compte seul de ce qu’il faut faire ou non. […] Ces derniers temps ça m’intéresse plus, j’en ai un peu marre ».
Schéma 1 : Typologie exploratoire des étapes d’appropriation du numérique
Le travail de ré/dés-appropriation de certains outils ou applications, tout en étant vécu à titre individuel, s’inscrit dans les normes et l’organisation sociale du groupe de pairs. La propension à produire ou consommer du contenu sur telle ou telle plateforme semble devoir être mise en lien avec les différentes phases de construction identitaire, la place occupée dans le groupe de pair et l’équilibre changeant des liens sociaux à l’adolescence (cf. épisode 1). Un père de famille accompagnant son fils lors d’un atelier nous disait ainsi que son fils avait commencé à publier du contenu, puis cessé après n’avoir pas su gérer les réactions parfois humiliantes du groupe de pairs.
De même, au sein d’un même collège ou d’une même classe, émergent des effets de distinction ou de réputation associés à certaines pratiques. À ce titre, au cours de plusieurs entretiens, TikTok est apparue comme une plateforme ayant une réputation dégradée et faisant l’objet régulier de désappropriations adolescentes :
Ma mère m’a fait désinstaller TikTok parce qu’elle a une amie qui l’a fait désinstaller à sa fille. Sa fille elle a revécu après la désinstallation. Et moi aussi, c’est vrai que j’ai commencé à plus lire et à plus sortir, et même à travailler plus. Demain je pense que je réinstallerai pas [Tiktok]… en plus il y a le même contenu sur Insta.
Un groupe de collégiens affirmait de même que « toute la classe est sur Tiktok mais pas nous, ça nous intéresse pas », puis que « ceux qui sont sur TikTok, ils ont des moins bonnes notes ». Du point de vue des adultes encadrants, qu’ils soient enseignants, assistants d’éducation ou parents, il est important de prendre en considération le mécanisme de valorisation ou dévalorisation entre pairs d’une pratique numérique donnée. De même, alors que l’apprentissage du numérique nécessite des périodes d’exploration et d’essai-erreur, l’enjeu réside dans la capacité des familles et des encadrants à garantir l’autonomie et l’intimité des adolescents tout en assurant leur sécurité.
[1] Corroborant la tendance statistique observée dans des enquêtes comme celle de Mediametrie pour l’UNAF. Nous reviendrons sur ce point dans l'épisode 3.
Partie suivante (2/3) ⮕
⬅ Sommaire