La confiance est-elle une donnée personnelle comme les autres ?

Rédigé par Régis Chatellier

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16 août 2016


La mise en donnée du monde touche tous les domaines, même les plus intangibles. Ainsi en est-il de la confiance, aujourd'hui mesurée et quantifiée dans l'économie dite du partage. Cette nouvelle "monnaie" apporte de nouveaux enjeux, à commencer par celui de son statut.

Le Comité de la prospective de la CNIL planchait récemment sur la question du partage, ses ressorts ainsi que les enjeux portant sur la valeur et les pouvoirs qui lui sont associés. Des réflexions qui ont mené à la publication le 29 juin du Cahier IP « Partage ! » . Parmi les questions abordées, on retrouve les notions de réputation et de confiance, autour desquelles se sont développées les plateformes de l’économie dite du partage. Chacune a construit sa mesure de la confiance afin de recruter et fidéliser de nouveaux clients. Les systèmes de notation entre utilisateurs sont ainsi devenus le capital-réputation des utilisateurs (et des travailleurs indépendants dans le cas de la gig economy).

Bien avant que Rachel Botsman ne popularise le terme de consommation collaborative, ebay avait ouvert la voie avec un pourcentage de satisfaction des acheteurs et revendeurs, Airbnb a choisi de s’en remettre aux commentaires, Uber demande à ses clients de noter leurs chauffeurs (et aux chauffeurs de noter les voyageurs).

Leboncoin fait figure d’exception puisqu’aucune évaluation n’est proposée. Toutefois, l’encouragement à la proximité géographique et à la rencontre physique joue le rôle de test de confiance. Dans la taxonomie des plateformes élaborée pour le Cahier Partage (voir infographie), LeBoncoin fait exclusivement appel à la promesse de transaction pour attirer des utilisateurs, et pas du tout aux notions de communauté ni de réseau.

 

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Confiance, notation et professionnalisation

 
Dans Entering The Trust Age, une étude récemment publiée par Blablacar, un sondage révèle que 88% des personnes interrogées sont prêtes à faire confiance à une personne qui a renseigné complètement son profil Blablacar, sans l’avoir rencontrée auparavant. C’est presque autant que ceux qui font confiance à leurs amis (92%) et plus que ceux qui font confiance à leurs collègues de bureau (58%). Les rédacteurs de l’étude promettent l’entrée dans un âge où « les organisations sont désintermédiées par les pairs connectés ». Mais l’ensemble du système de notation par les pairs peut poser question : Hubert Guillaud dans un article d’InternetActu, s'interrogeait sur "La professionnalisation de nos rapports sociaux"; dans l’article The Rating Game, un journaliste de The Verge estime que la « notation érigée en principe et la confiance en valeur maîtresse » ont pour conséquence de produire un système de management bottom-up « violent et inéquitable » : dans un service comme Uber, les chauffeurs sont pris en étau entre leurs clients qui ont le pouvoir de la note, et la plateforme, qui fixe les règles et les tarifs. Une notation en dessous de la moyenne peut entraîner l'éviction du conducteur de la plateforme. Des chauffeurs Lyft avait réussi en janvier 2016 à faire valoir leurs droits au tribunal face à la possibilité pour le service de désactiver leur compte sans raison autre que la notation. Lyft doit désormais désactiver les comptes pour des raisons « spécifiées », en laissant surtout le droit aux chauffeurs de contester la décision. Ce qui n’est toujours pas le cas pour les chauffeurs Uber.

Au-delà de leur mode de production, la question du statut de ces données de réputation se pose également, ainsi que de leur devenir lorsqu’une personne souhaite quitter la plateforme.

 

La « monnaie » permet-elle l’accumulation de capital ?

 

 Si la réputation constitue la monnaie de l’économie du partage, l’accumulation de « points » de réputation, quelle qu’en soit la forme, constitue-t-elle alors une accumulation de richesses ? A qui doit en revenir la propriété ? La plateforme, l’offreur de service, le simple utilisateur du service?

Kati Sipp, sur son site Hack The Union, milite pour que les travailleurs de la gig economy (ou économie à la demande) puissent posséder leur capital réputation et le transférer d’une plateforme à l’autre lorsqu’ils le souhaitent, ou qu’ils sont obligés d’en changer. Selon elle, la valeur accumulée par le travail ne devrait pas disparaître à la sortie de la plateforme, le travailleur ne devrait pas avoir à repartir de zéro. Dans la même lignée, Trebor Scholz, théoricien du « coopérativisme de plateforme » (Platform Cooperativism), milite pour ce droit des travailleurs à capitaliser sur leur propre réputation, qui devra passer selon lui par un système décentralisé de gestion de l’identité et de la réputation, à l’image de Traity un service qui propose de gérer la réputation en ligne.

Ces approches envisagent toujours la donnée de réputation comme un capital comparable à de la monnaie, ayant surtout une valeur marchande, et associée à une notion de propriété. Une autre approche pourrait pourtant être sollicitée, qui s’inspire de la vision européenne de la protection des données personnelle et des droits associés.

 

Et si la confiance devenait portable…

 

Si l’on considère que la donnée de réputation, au sens de l’évaluation par les pairs ou par des tiers, est une donnée personnelle, alors les utilisateurs ont déjà la possibilité de faire valoir leurs droits d’accès, de rectification et d’effacement. Avec le droit à la portabilité introduit par l’article 20 du Règlement européen sur les données personnelles, applicable en mai 2018, les utilisateurs d’un service auront « le droit de recevoir les données à caractère personnel les concernant qu'elles ont fournies à un responsable du traitement, dans un format structuré, couramment utilisé et lisible par machine ». Le contour des données concernées par la portabilité est toutefois encore en cours de définition (le sujet est au programme de travail du G29, le groupement des CNIL européennes).

L’avantage pour les personnes qui feraient valoir leurs droits est qu’elles pourraient changer de plateforme de services, sans risquer de perdre les données llées à la confiance produites dans le cadre de l’utilisation du service. Un tel système pourrait en outre redonner du pouvoir à des utilisateurs qui ne seraient plus soumis à une seule plateforme et à ses règles de notation (voir le cas de Lyft cité plus haut), voire imposerait plus de transparence de la part de la plateforme sur ses crières de notation. En donnant des droits sur leurs données aux utilisateurs et sur ce que Rachel Botsman nomme la « monnaie du 21ème siècle », les relations de pouvoir pourront se rééquilibrer en faveur des utilisateurs, consommateurs et travailleurs de la gig economy.

Qu’on la qualifie de monnaie ou de donnée liée à la personne, la confiance et donc la réputation seront au cœur des luttes de « pouvoirs » à venir dans l’économie numérique.

 


 

Illustration : pixabay-cc-by-the3cats-modifie

 


 

Document reference

Lire le cahier IP "Partage !"

 

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Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives