Géopolitique de la smart city : que faut-il retenir du Smart City World Congress 2018 ?

Rédigé par Régis Chatellier

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28 novembre 2018


Un an après la publication de notre cahier IP la Plateforme d'une ville, une visite au Smart City World Congress nous permet de constater l'évolution rapide de la géopolitique de la smart city, entre discrétion apparente des plateformes étasuniennes et émergence des acteurs chinois. 

Barcelone accueillait du 13 au 15 novembre son traditionnel congrès dédié à la Smart City, très impressionnant par sa taille et par le nombre d'exposants et participants, de Tampere (Finlande) à Rio de la Plata (Argentine/Uruguay), de Melbourne à Dubaï, de New-York à Dehli, et de Shanghai à Tokyo. Seul le continent africain, même s'il est présent, est moins visible dans l'espace exposants. Un événement vraiment très international qui permet d'avoir une bonne idée de l'état de la ville numérique dans le monde. 


Premier enseignement, la smart city 1.0 n'est pas complètement morte et le rêve du centre de contrôle centralisé bouge encore. On l'appelle désormais la smart city 3.0 : comprendre « Smart city 1.0/IA ». Le plus grand changement réside plutôt dans la géopolitique de la smart city, les historiques ont presque disparu, les GAFA et autres NATU sont complètement absents, mais la Chine lance son offensive sur le marché, et de quelle manière. Dans le même temps, le partage et les communs font de la résistance et se portent même très bien. Enfin, le RGPD semble digéré mais on ne sait pas toujours s’il est réellement intégré ou plutôt mis sous le tapis.

  
Les anciens ont disparu... 

 
Lorsque l'on arpente les allées du SCWC, on remarque d’abord que les pionniers de la smart city ont (presque) disparu. Aucune trace d'IBM, aucun stand, pas même un logo quelque part. Très étonnant lorsque l'on sait qu’IBM était à la pointe de la communication et du marketing autour de la ville intelligente, avec son iconique centre des opérations de la ville de Rio, la fameuse image référence de la smart city. On savait qu’IBM avait "pivoté" depuis déjà quelques années pour se recentrer sur d'autres terrains. L'entreprise n'avait pourtant pas quitté le marché en restant prestataire et fournisseur de solutions technologiques.

 
Quelques acteurs historiques sont tout de même bien présents, parmi lesquels Cisco, mais sans tenir la tête d'affiche. Au rang des européens, on retrouve Siemens, Bosch, ainsi que Dassault ou Alstom et d’autres acteurs traditionnels du paysage hexagonal (Keolis, Engie, etc..). 

  
... la Chine est apparue


Ce qui frappe dans ce SCWC, ce sont les très nombreux stands de villes et de firmes chinoises. Ceux-ci occupent une large part du salon, dont l'emplacement emblématique et le plus imposant est tenu par Huaweï. Ces entreprises chinoises portent à de nouveaux sommets la promesse ancienne du fameux tableau de bord qui permettra de monitorer en temps réel la ville, à tous les niveaux. A ce titre, la démonstration du tableau de Huawei n'est pas sans rappeler le teaser du jeu WatchDogs de Ubisoft (à voir sur YouTube), avec plus de fonctionnalités encore. On revient aux promesses d'il y a dix ans, dans lesquelles l'Internet des objets et l'intelligence artificielle ont été ajoutés, tout comme la reconnaissance faciale, présentée comme réglant la majorité des problèmes de la ville. Le panneau de contrôle du « centre intelligent des opérations » prend la forme d’une carte 3D de la ville dans laquelle remontent en temps réel toutes les données et dont les différents calques permettent de surveiller au choix les flux de transport, d’énergie, de personnes, ou la pollution ; l’ajout de systèmes prédictifs promet d’aider l’aménageur et le décideur urbain à agir par anticipation. 


On ne sait pas encore si ce super tableau de bord est réellement efficace, mais déjà des exemples de cas concrets sont présentés. Comme cette ville chinoise où se trouvent des usines de produits chimiques : les chauffeurs de camions sont enrôlés par des caméras de reconnaissance faciale, un contrôle plaque/visage est effectué à l'entrée des usines et les chauffeurs sont ensuite suivis sur tout leur parcours, une caméra filmant l'intérieur de l'habitacle en complément des caméras extérieures. Toutes ces données ainsi que les données concernant le camion ou son chargement, sont remontées vers un seul tableau de bord de gestion en temps réel. 

Huawei est déjà présent dans 160 villes dont plusieurs en Europe (Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, Italie, etc.). Ils sont par exemple présents à Gelsenkirchen en Allemagne, qui développe sa plateforme ouverte et multi-standard et un living lab dans le cadre de la construction du stade de l’équipe de football Schalke04. Dans ce cas comme dans d'autres, l’objectif des industriels est bien de pousser des solutions de management complet de la ville aux standards européens, pour séduire les maires du vieux continent.

 
... mais où sont les Big Tech ?


Les tenants du troisième âge de la smart city (GAFA et NATU), qui pour certains d'entre eux ont entrepris de conquérir la ville, sont au rang des grands absents. Aucune trace de Sidewalk Labs ou de Waze Connected Citizen (tout juste un tout petit logo de Waze comme partenaire d’un projet de Seat), point de Uber Movement ou de Airbnb (Fairbnb est bien là par contre). Ni Facebook, ni même Strava n'ont fait le déplacement. Cependant, une délégation est présente sous la bannière étoilée, sur un stand porté par le département d'Etat. D'autres grands acteurs dont Microsoft ou l'ambitieux Mastercard ont par ailleurs leur espace, parmi les plus gros du salon.

 
Plus certainement, mais ce n'est qu'une hypothèse, l'absence des GAFA-like vient confirmer l'idée que nous portions en 2017, selon laquelle ces acteurs s'affranchissent des relations avec les collectivités publiques dans la mesure où ils investissent la ville par les services et que le cheval de Troie de leur entrée en ville est en réalité les poches des utilisateurs de smartphones.

 
Un point cependant nous aura interpellé. La ville étasunienne de Columbus était invitée à partager son expérience de la collaboration multi-acteurs, publics et privés, dans la construction de la smart city via son projet Smart Columbus. Une présentation très intéressante et même inspirante, mais qui aura pourtant complètement omis (de même que le site de Smart Columbus) un des acteurs qui avait fourni en 2016 - selon un article du Guardian - l'infrastructure technique des gestions des parkings à la suite d'un concours. Cet acteur était Google à travers sa plateforme Flow, qui préfigurait celui de Toronto et de Sidewalk Labs.

 
RGPD what ?

 
En 2018, comment est perçu le RGPD ? Certes, le mot « privacy » est remonté plus haut et plus au cœur des présentations de différents acteurs. Cependant, le respect des libertés reste pour beaucoup au rang de contrainte plutôt que d’objectif. Mais la notion de conformité est tout de même bien prise en compte. C’est plutôt du côté des villes, dont plusieurs villes françaises, et des acteurs de la société civile qu’il faut aller chercher un engagement en faveur de la protection des données et en faveur de la transparence envers les citoyens. A ce titre on notera l’initiative du Knowledge Society Forum, porté par Eurocities, qui avec les villes de Saragosse et Gand porte un projet de charte des citizen data, pour dépasser l’open data et notamment repenser le partage des données des acteurs privés avec les acteurs publics, dans la même lignée que les scénarios que nous proposions dans notre cahier La Plateforme d’une Ville. Des scénarios qui pourraient être utiles pour alimenter les réflexions autour de cette charte (nous avons pris date). En parallèle, les villes de New-York et Barcelone lançaient le 14 novembre la « Cities Coalition for Digital Rights », une initiative transatlantique bienvenue dont l’article 2 est consacré à la protection de la vie privée et au droit pour chacun à garder le contrôle sur ses données personnelles, tant dans l’espace « virtuel » que « physique ». Au rang des projets associatifs ou issus de collectifs, les barcelonais de Decidim développent une plateforme de participation citoyenne open source annoncée complètement privacy friendly, dont les données sont chiffrées, sans cookies tiers, sous le contrôle des utilisateurs, sans même de statistiques sur les catégories (notamment d’âge) des participants. Il en résulte des données certes assez limitées en termes de statistiques, mais là n’est pas la question pour Decidim, qui place la confiance dans le système, gage selon eux de l’engagement des citoyens, au-dessus de la finesse des données statistiques. 


D’autres actions étaient présentés dans le cadre du side event « Sharing Cities », dont Raval Commons, un projet de communs dans le fameux quartier El Raval de Barcelone, ou Salus.coop, qui souhaite développer des communs de données de santé, ou encore de Decode, un collectif qui produit « des outils qui permettent à l’individu d’avoir le contrôle sur les données personnelles qu’ils souhaitent protéger ou partager pour le bien commun ».

 
Des datas, mais quels risques pour la surveillance

 
De tous ces projets, on retient que la data est toujours reine de la smart city, que les tableaux de bord en sont toujours le Graal, mais la question posée en introduction subsiste toujours. La protection des données et plus encore des libertés sera-t-elle garantie dans la ville de demain ? Combien de systèmes de caméras de vidéo-protection associés à des technologies de reconnaissance faciale, combien de données collectées partout et tout le temps par des objets connectés et de smartphones ? Derrière le discours commercial, on sent tout de même poindre quelques inquiétudes. Un représentant d’une ville Norvégienne se demande, constatant la forte présence des entreprises chinoises, si le Social Credit Score n’allait pas bientôt figurer dans la palette de la smart city. Une personne du public, lors de la conférence de Yochai Benckler, pourtant consacrée aux Communs, lui demandait s’il ne ressentait pas la même gêne face à l’absence du thème de la « surveillance » dans les débats du SCWC. Le chercheur partageait en partie ses inquiétudes, mais remettait les acteurs publics et leurs responsabilités au centre du jeu en leur adressant un message : « prêtez attention que les données que vous collectez [pour vos services urbains] ne vous reviennent pas [tel des boomerangs ?] pour des objectifs de surveillance… ». 

 


Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives