Toronto se mue en terrain de jeu de Sidewalk Lab

Rédigé par Régis Chatellier

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18 janvier 2018


Dans la foulée de la publication de notre cahier IP, la Plateforme d’une ville, Sidewalk Labs (filiale de Google-Alphabet) annonçait son partenariat avec la ville de Toronto pour la prise en main du Quayside, un quartier de la ville situé sur le front de mer. L’industriel de la donnée, qui avait déjà commencé à déployer son système de gestion urbaine Flow dans quelques villes étasuniennes, trouve là un terrain de jeu à la mesure de ses ambitions.

L’idée n’était pas nouvelle, depuis quelques années déjà Google lorgne vers le marché des services urbains; en 2015, la firme de Mountain View lançait sa filiale Sidewalk Labs, confiée à Dan Doctoroff, ancien adjoint au maire de New-York.  Comme le rappelait Eric Schmidt le jour du lancement de Sidewalk Toronto, cité par le New-York Times, le rêve d’une ville entièrement gérée par Google n’est pas nouveau : « quelques années en arrière, nous nous demandions comment cela serait si nous transposions toutes nos compétences techniques à la ville […] et ce que nous pourrions faire si quelqu’un nous donnait une ville dont nous aurions la charge ». Ce même Eric Schmidt avait déjà annoncé publiquement vouloir créer de toute pièce une ville, vieux rêve de la smart city idéale dont les avatars sont Songdo (en Corée du Sud) ou Masdar à Abou Dabi. Et ce rêve est devenu réalité : le partenariat monté avec la ville de Toronto permettra d’en faire la ville test, et la ville témoin des ambitions de Google, « le premier quartier construit à partir d’Internet » (et des outils Google). 


Dan Doctoroff, explique, que « nous voyons collectivement la ville comme un espace de friction. Les bonnes frictions sont la sérendipité, les opportunités, la diversité […], les mauvaises frictions sont la congestion et la pollution ». Des analyses que nous faisons dans notre cahier IP (p.24) : « l’accès à des données de déplacement est d’abord une opportunité pour fluidifier le réseau et diminuer à la fois le temps de transport et l’empreinte écologique des usagers. Les mobilités, et leur gestion, sont au cœur de la smart city dans son incarnation la plus frappante du solutionnisme technologique. En rendant la ville liquide, fluide, optimisée, simple, la technologie peut aider à résoudre ce problème de congestion. Ce discours sur les maux de la congestion semble être devenu consensuel ». La journaliste du New-York Times remarque cependant que dans cette tentation « technologiste » de créer une ville à partir de rien, sans aucune friction, on cherche surtout à éviter la plus grande friction d’entre toutes, à savoir la politique. Et par extension, la préservation des droits et libertés. 


Nul doute qu’un acteur comme Sidewalk Labs, adossé à Google, aura les moyens de produire des services innovants dans le champ urbain. En effet, les industriels de la donnée gèrent déjà une grande quantité de données (accumulées dans le cadre de l’utilisation de leurs différents services), ils ont la capacité à opérer techniquement et une forme de légitimité liée à la convocation de la multitude. Ils sont déjà dans la ville : « ces acteurs n’ont pas pris le pouvoir sur la ville, mais ils auraient pris le pouvoir sur la vie dans la ville, en sachant incarner la donnée, transformée en des services devenus quasiment indispensables (IP5, p.16) ». 


Le risque que nous soulevons dans notre cahier IP est particulièrement pertinent dans le cadre de la ville de Toronto : une ville entièrement conçue et gérée par Google sous-entend la généralisation de ses services. Par exemple,  la ville pourrait utiliser le fond de carte de Google Street Map, les véhicules caméras de Google Street View,  mais aussi les données de circulation issues de Waze, et pourquoi pas des systèmes de paiement proposé par Google, etc.   Les points de dépendance de ce type de projet sont énormes, et donnent raison à l’image proposée par Henri Verdier : la collectivité locale – en l’occurrence Toronto – risque de se retrouver « dans la position des “métayers”, contraints de cultiver une terre dont ils ne sont pas propriétaires », à ne produire de services que dans des plateformes et écosystèmes fermés, « une sorte de nœud coulant qui enserre notre économie » et nos collectivités.


En termes de protection des données personnelles et des libertés, c’est notamment l’importation des modèles économiques du numérique dans le champ urbain qui pose question. Pour rappel, le premier projet de Sidewalk Labs consistait à remplacer les cabines téléphoniques de la ville de New-York par des bornes de services et d’accès wifi public, LincNYC, complètement autofinancées par la publicité. Il s’agira de voir de quelle manière l’ensemble de ces services seront financés. On sait simplement pour le moment que Sidewalk Labs investira 50 millions de dollars, et Toronto, avec la province de l'Ontario, financera à hauteur de un milliard de dollars, mais pas d’élément sur la phase d’exploitation, notamment si les services créés sont amenés à être dupliqués ailleurs. Le risque que nous pointons dans notre cahier IP est que « s’ils souhaitent monétiser les services, les industriels de la donnée seront probablement amenés à recourir aux méthodes déjà éprouvées dans nos navigateurs et nos applications », notamment « en travaillant à créer des designs d’interfaces qui nous rendent dépendant de leurs offres ». Dans le cas de Toronto, on pourrait craindre que les services de la ville ne fonctionnent que par l’entremise de services apparemment gratuits (mais financés par la publicité, basés sur la collecte de données), que les habitants soient contraints de passer par l’utilisation des interfaces maison, par exemple Android, et donc d’accepter leurs Conditions générals d'utilisation pour évoluer dans l’espace urbain.


Il ne s’agit bien sûr ici pas de mettre en doute le projet dans son ensemble (il sera d’ailleurs très intéressant de suivre la manière dont Google opèrera pour produire des services urbains), mais il faudra également rester attentif et vigilant sur la question de la protection des données personnelles. Sidewalk Toronto annonce sur son site un projet vertueux de ce point de vue, « une opportunité pour les parties prenantes sur la protection de la vie privée, pour concevoir des solutions techniques pour protéger l’information, établir un nouveau modèle de gouvernance et de supervision, et fournir une meilleure visibilité et transparence quant à la collecte et l’usage de données personnelles », il souhaite notamment travailler selon les principes de « privacy by design »,  des « bénéfices pour la communauté » et de la « responsabilité » (accountability). Ces annonces, pour positives qu’elles soient, ne devront pas empêcher de conserver une certaine vigilance. 


Nous le soulignons dans notre cahier (p. 27), que dans ces villes optimisées et liquides, l’habitant idéal semble être un robot ou une intelligence artificielle plus qu’un humain… Emily Badger, dans le New-York Times, semble elle aussi s'en préoccuper: « parmi tous ces capteurs connectés, contrôlés par des robots et neutres en carbone, le challenge sera de garder les humains à l’esprit », autant que leur droit à la protection de la vie privée et de leurs libertés.  


Illustration 
Flickr – Toronto History - Cities Service gas station, Queensway and Woolgar Avenue,
Photographer: Alexandra Studio, ca. 1965, City of Toronto Archives, Series 1057, Item 558


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Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives