Numérique adolescent et vie privée (Épisode 2) : au contact des collégiennes et collégiens

Rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)

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15 January 2024


Partie 2 - Un rapport contrarié à l’accompagnement

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L’adolescence est une période de multiplication des injonctions liées à l’utilisation du numérique. Non seulement les normes auxquelles sont soumis les adolescents apparaissent nombreuses, mais les sources de ces injonctions sont également diverses (école, famille, pairs) et parfois contradictoires. La recherche d’autonomie des collégiennes et collégiens se trouve alors souvent contrariée.

 

Des injonctions contradictoires

 

Dans la plupart des familles, différents types de règles et principes, plus ou moins formalisés, peuvent contraindre l’utilisation des outils numériques par les enfants. Ces règles et principes peuvent concerner l’utilisation de l’outil lui-même (limite de temps, blocage de contenus ou d’applications), mais également le contexte d’utilisation, par exemple le moment de la journée où l’enfant a le droit d’utiliser un appareil (« avant de pouvoir utiliser mon téléphone en rentrant des cours, je dois me laver les dents, prendre la douche, me laver le visage. C’est parfois 2h après être rentrée »), ou une condition exogène comme le bulletin scolaire de l’enfant ou le temps dédié au travail (« mes parents étaient très stricts, on pouvait jouer mais on devait travailler, ils te donnent le téléphone mais il faut travailler », ou encore « c’est ma mère qui a voulu que j’ai un téléphone, parfois elle me le reprend quand j’ai des mauvaises notes »). Parallèlement, dans la plupart des collèges, l’utilisation du téléphone portable est fortement régulée (par exemple, limitée aux moments de récréation), voire totalement prohibée. Si les collégiennes et collégiens sont nombreux à trouver au collège (comme chez eux) des voies de contournement de ces interdictions (« on jette des coups d’œil sur les notif' dans les toilettes »), au fil d’une journée de travail, ils et elles ont souvent moins d’opportunités que leurs parents de déverrouiller leur téléphone ou d’accéder à un appareil connecté. Une hypothèse consisterait à voir dans la multiplication des moments de contraintes un facteur explicatif de la consommation excessive des enfants lorsque tout ou partie des contraintes disparaît momentanément (lorsque les parents sont moins disponibles, pendant les vacances scolaires par exemple : « j’avoue que pendant les vacances je peux passer 7h par jour sans m’arrêter »).

De surcroît, les collégiens doivent ménager des injonctions provenant d’autorités dont la caractéristique est de ne pas toujours communiquer entre elles. Les interdictions imposées à l’école ne sont pas toujours connues ou visibles des parents, voire décrédibilisées (« ma mère me limite à une ou deux heures max le weekend, parce qu’elle pense je l’utilise la semaine au collège », ou encore « Mon père il part toute la journée pour travail, il est pas là, mais le weekend il me dit quand même que j’utilise trop le tel »). Un effet de distorsion est donc susceptible de se produire à mesure que les parents interprètent ce qui se déroule au collège et plus généralement à l’abri de leur regard. Les parents eux-mêmes soulignent les contradictions de l’institution scolaire, critiquant notamment la quasi-impossibilité pour un adolescent de consulter régulièrement son emploi du temps et ses devoirs sans posséder son propre outil numérique (« on veut réduire le temps d'écran, mais nos enfants doivent aller sur ProNote ! » nous disait un parent accompagnant lors d'un atelier).

 

Des modalités d’accompagnement parental propres au contexte familial

 

De fait, la relation parent-enfant et l’accompagnement parental en particulier recouvrent une réalité disparate. S’il est difficile de faire la liste exhaustive des modalités d’accompagnement existantes, les entretiens que nous avons menés nous permettent d’affirmer que le style d'accompagnement parental semble dépendre d’au moins deux facteurs déterminants[1] : la capacité d’appropriation par les parents du numérique (disposition ou capabilité numérique[2]), d’une part, et le temps dont ils disposent pour accompagner leurs enfants (disponibilité), d’autre part. Nous proposons de simplifier, à titre exploratoire, ces modalités dans 6 idéal-types.

 

 

Schéma 2 : Typologie exploratoire des modalités d’accompagnement parental

 

 

Typologie exploratoires des modalités d'accompagnement parental

 

Parmi les parents ayant de moins fortes dispositions au numérique, on observe en simplifiant 3 types d'accompagnement :

  • l’intrusion consiste à intervenir directement sur le téléphone de l’enfant soit pour y contrôler des contenus (conversation, photos enregistrées ou historique de navigation), soit pour procéder à des confiscations lorsque l’utilisation est jugée inappropriée, excessive ou non méritée. Une élève de 3e nous disait ainsi, « elle vérifiait elle-même, elle regardait les photos, les posts, les onglets, les recherches et l'historique, elle le faisait à peu près une à deux fois par mois » ;
  • la délégation désigne les situations au cours desquels les parents, en manque à la fois de compétence et de temps, délèguent une mission de surveillance ou d’accompagnement à une tierce partie, le plus souvent un grand frère ou une grande sœur. Cet élève de terminale nous explique ainsi son rôle auprès de sa sœur au collège : « Ma mère sait que je suis calé. Et comme ma sœur a 11 ans, bah je lui ai demandé d'avoir ses mots de passe. Je regarde les messages, ses abonnés… sur Tiktok et Insta à peu près toutes les trois semaines » ;
  • le laisser-faire, parmi les parents qui possèdent moins de dispositions au numérique, concerne les parents dont la disponibilité en temps est la plus faible. Ces parents n’interviennent pas, ou presque pas, dans l’accompagnement numérique de leurs enfants. Cet élève de 3e nous dit ainsi : « Ils s’en fichent, ils sont pas trop écran, ils m’ont jamais dit ‘passe-moi ton tel’. Ça les intéressait pas ».

Parmi les parents disposant de capabilités numériques plus importantes, on observe en simplifiant au moins 3 types d'accompagnement :

  • chez les parents les plus disponibles, le compagnonnage est une posture d’accompagnement consistant à activement introduire leurs enfants à différents outils numériques. Les parents prennent régulièrement la position du compagnon avec lequel on découvre un jeu (« Je teste jamais un jeu vidéo sans mon papa, c’est lui qui m’a appris à jouer »), ou avec lequel on produit et consomme du contenu sur un réseau social.
  • les parents disposant de fortes capabilités numériques mais d’une faible disponibilité en temps procèdent plus souvent à des formes de supervision mobilisant sélectivement les technologies de contrôle parental (les notifications au fil de l’eau ou les rapports d’activité par exemple). Ces parents valorisent alors un régime de confiance leur permettant de ne pas avoir à micro-contrôler les pratiques de leurs enfants. Un élève nous disait ainsi : « On n’en parle pas trop […] mon père il reçoit ma consommation toutes les semaines sur son tel’, il voit que j’abuse pas », ou encore « elle m’a dit les applis que je pouvais pas installer, mais ensuite elle me faisait confiance ».
  • On observe enfin des formes d’ascèse dans le cas de certains parents dont les compétences numériques sont avancées mais le regard porté sur les outils numériques est pessimiste. Ce type de stratégie va de pair avec une valorisation d’occupations culturelles et sportives loin des écrans, et une minimisation du nombre d’écran au sein du foyer. Comme le dit cette élève de 5e : « J’ai juste un téléphone à touches […] Mon père est monteur pour le cinéma, et ma mère elle filme. Ils savent qu’on peut devenir accro et tout ».

La forme d'accompagnement varie donc selon les contextes familiaux (en particulier selon les dispositions et la disponibilité des parents). L’accompagnement parental comporte lui-même une dimension dynamique qui peut être ajustée en fonction des pratiques (« mon père m’a mis le contrôle parental les 6 premiers mois après il a enlevé, […] c’était important d’avoir ça au début »). Le travail d’accompagnement peut également s’équilibrer entre des parents dont les dispositions et disponibilités sont différentes. Les styles d’accompagnement choisis par les parents peuvent être divergentes ou complémentaires, si bien qu’un père de famille nous disait : « on n’est pas sur la même ligne avec ma femme, disons que je suis plus permissif, elle, elle voudrait qu’on verrouille tout, donc on équilibre ».

On peut à ce titre se demander si le genre des parents comme celui des enfants peut être corrélé à des styles d'accompagnement particuliers – on a pu voir dans l'épisode 1 que les outils numériques contribuent à accentuer au collège les inégalités de genre du fait de l’expression d’attentes très différentes entre les filles et les garçons, qui s’expriment implicitement et précocement au sein de la famille (Octobre, 2010). Des stéréotypes de genre sont parfois reconduits par les enseignants eux-mêmes dont l’initiation au numérique ne se fait pas de la même façon selon que l’enfant est identifié comme une fille ou comme un garçon (Fericelli et Collet, 2022). De fait, les parents ayant eux-mêmes été socialisés au numérique de façon généralement genrée peuvent opter pour des stratégies différentes selon leur propre sexe. Enfin, on peut se demander si les stratégies mises en œuvre par les parents varient selon le nombre d’enfants, la position de l’enfant dans la configuration familiale (Buisson, 2007) ou encore les configurations parentales (familles séparés, recomposées ou mono-parentales).

 

Négocier l’accompagnement parental

 

L’une des surprises de ce travail a également été de constater que, quel que soit son type, les collégiens acceptent et valorisent l’accompagnement parental – jusqu’aux intrusions du parent dans l’historique de l’adolescent (« tant qu’elle me demande l’autorisation ça me dérange pas »). Les collégiens disent notamment l’intérêt du contrôle sur le temps passé, les fonctionnalités ou les usages, à propos desquels ils reconnaissent leur propension à perdre le contrôle. Ce collégien de 4e nous dit ainsi « c’est aux parents de préparer les enfants ! S’ils font pas ça, trop tôt on va trop s’habituer, on sera pas assez critique », et cette collégienne de 6e d’ajouter « quand c’est trop, ma maman elle me prend le téléphone. C’était souvent des petites bêtises, mais elle a raison. […] Je sais pas si je ferais pareil à sa place, mais c’est pas exagéré ».

Fortement accepté voire valorisé par les collégiennes et collégiens rencontrés, l’accompagnement parental est toutefois régulièrement critiqué lorsqu’il s’applique sans distinction des usages et sans marge de négociation. Une élève de 5e nous dit : « je trouve mon papa trop protecteur, j’ai pas Tiktok, ni Insta, ok... Mais par exemple YouTube aussi est bloqué, il pourrait au moins débloquer YouTube ». Cette demande de négociation témoigne du sentiment qu’ont certains enfants de la méconnaissance par leurs parents de leurs usages (« ils croient que les écrans c’est pour jouer, alors que je parle avec mes amis ; ils savent pas qu’on peut faire plein d’autres choses ! ») et du manque de confiance accordée dans leur trajectoire d’autonomisation (« je sais que ça l’énerve mais j’aimerais qu’elle me fasse plus confiance sur la façon dont je gère mon téléphone »). Autrement dit, la crainte des adolescents est moins d’être contrôlés dans leurs usages numériques que d’être empêchés ou sanctionnés sans considération pour leurs usages réels et concrets. Cela corrobore l’idée selon laquelle le temps d’écran peut recouvrir une diversité de pratiques, devant être accompagnées de façon différenciées et non comme un bloc. La méconnaissance ou le manque de confiance peut d’ailleurs engendrer un contournement des règles parentales, susceptible de rendre encore plus secrète pour les parents les pratiques de leurs enfants. Comme nous le dit ce collégien, « ils m’ont mis une limite de temps sur YouTube, donc quand je veux regarder quelque chose, je passe par Safari pour aller sur YouTube, et ils voient pas ». Une piste de recherche consisterait ainsi à observer les effets de découplage entre les pratiques des adolescents (mal connues de leurs parents) et les règles issues de l’accompagnement parental (mal comprises par les enfants), susceptibles de s’accentuer à mesure que les enfants d’un côté déploient leur stratégie d’autonomisation, et les parents leur stratégie de contrôle de l’autre.

Du point de vue de la protection de la vie privée des collégiennes et collégiens, un découplage fort dans la relation parent/enfant pourrait avoir des effets importants. Au cours de nos entretiens, les parents restent en effet le principal référent en cas de besoin urgent ou de mise en danger. Lorsque l’on demande aux collégiens « si tu te retrouves dans une situation où tu penses que tes données ont fuité ou ont été volées, vers qui te tournes-tu en premier ? », la grande majorité de nos enquêtés répondent « mon papa » ou « ma maman ». La plupart du temps, les collégiens se tournent donc tôt ou tard vers leurs parents, même lorsque ceux-ci « n’y connaissent rien ». Les échanges laissent toutefois entrevoir qu’un manque de confiance perçu ou une méconnaissance parentale trop grande pouvaient limiter ou retarder la prise de contact avec l’un des parents en cas de problème. Cet élève de 3e nous dit ainsi « je vais pas me tourner vers eux parce qu’ils vont me dire que les écrans c’est pas bien. […] Même quand je suis malade, ils me disent que c’est à cause des écrans ».

Alors que les parents sont les principaux référents des collégiennes et collégiens, leur intervention (en cas de violation de la vie privée par exemple) est-elle susceptible d’intervenir trop tard dans des configurations et des moments de la relation parent-enfant où le découplage est fort ?


 

[1] Pour ce faire, nous avons notamment mis en relation deux lots de questions systématiquement posées aux collégiennes et collégiens interrogés : les unes relatives au temps d'échange parent-enfant sur les sujets relatifs aux usages du numérique, et les autres relatives aux compétences numériques des parents telles que perçues par leurs enfants.

[2] « Les capabilités constituent l’ensemble des actions qu’un individu a le pouvoir de mettre en œuvre et l’ensemble des états qu’il peut effectivement atteindre pour accroître son bien-être et favoriser son pouvoir d’agir. Ce concept permet ainsi de définir l’éloignement du numérique au-delà d’une vision dichotomique des inégalités numériques (usagers/non-usagers ; internautes/non-internautes) » (ANCT 2023). En ce sens, disposition ou capabilité numérique en signifie pas forcément une pratique accrue, mais une sensibilité au fonctionnement du numérique et une capacité s’en approprier les bienfaits tout en en prévenant les risques.

 


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Article rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)