Du cheval de Troie au passager clandestin : la stratégie jeu vidéo des grandes plateformes numériques
Rédigé par Nabil LAKHAL
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14 March 2018Dans notre cahier IP n° 3 consacré aux algorithmes et aux usages des données dans les industries culturelles, nous étudions le fonctionnement des jeux en ligne et la manière dont certains collectent des données pour personnaliser les contenus afin de maximiser le revenu global moyen par utilisateur (le fameux, ARPU pour average revenue per user). Ces évolutions se traduisent en particulier par une relation stratégique nouvelle entre ce monde du jeu vidéo et les grandes plateformes numériques. Décryptage.
Le secteur du jeu vidéo revêt une réalité plurielle, à travers de nombreux types de jeu. Nous allons ici nous intéresser au jeu vidéo en ligne « gratuit » accessible sur smartphone ou ordinateur que l’on utilise dans le métro. Ce secteur de jeux en ligne se trouve engagé dans une stratégie mimant celle des grandes plateformes numériques, souvent résumée par l’expression de « game as a service ». Les modèles se basent sur le « free to play » : les jeux sont d’apparences gratuits, mais proposent aux joueurs d’acquérir des contenus supplémentaires (options, objets rares ou esthétiques, nouvelle missions ou nouveaux défis, …) contre une somme d’argent. C’est notamment le cas sur Candy Crush que nous avions déjà analysé dans notre cahier IP.
De grandes plateformes numériques, spécialisées dans le jeu comme Steam ou généralistes mais pouvant tirer parti de leur cheptel d’utilisateurs pour entrer dans le secteur sont ainsi devenues incontournables. Ainsi, le chinois Tencent, connu en tant que développeur de Wechat (une meta application qui est au départ l’équivalent chinois de WhatsApp) est aussi le plus grand éditeur mondial de jeux vidéo, avec 3,8 milliards d’euros de chiffres d’affaires générés.
Auparavant, c’est Facebook qui a tiré parti des besoins du marché des jeux vidéo pour accompagner sa croissance, dans la période précédant son entrée en bourse, avec 2,8 milliards de dollars de recettes enregistrés en 2012. Outre ces milliards, le jeu vidéo a toujours été une activité importante pour le réseau social avec 20% des utilisateurs quotidiens de Facebook qui jouaient en 2012 à un jeu, soit 250 millions de joueurs chaque mois. En 2015, Facebook a reversé 2,5 milliards de dollars de revenus aux éditeurs de jeux vidéo.
Diversification du modèle économique et stratégie de plateforme dans le secteur du jeu vidéo en ligne
Pour Facebook, les jeux en ligne permettent d’attirer de nouveaux utilisateurs peu intéressés par l’aspect réseau social, mais qui doivent créer un compte avec leur véritable identité pour bénéficier de ce produit d’appel qu’est alors le jeu.
Pour les éditeurs, le développement de jeux en ligne sur une plateforme comme Facebook a deux intérêts. Il leur permet d’abord de collecter davantage de données personnelles sur leurs joueurs, comme les préférences en matière de gaming, en lien avec leur identité réelle pour ensuite mieux cibler les publicités sur la partie réseau social. Le fait d’autoriser le système de jeu à récupérer son profil Facebook, souvent pour permettre un gain de temps à l’inscription, permet aussi de relancer plus aisément le joueur lorsqu’il est inactif pendant un certain temps. Ces plateformes permettent en outre de créer davantage de relations sociales susceptibles d’engendrer, selon Valérie Arrault et Emmanuelle Jacques, de la convivialité autour du jeu. Selon elles, les activités de jeux en ligne sur Facebook créent des liens latents en incitant les joueurs à inviter leurs contacts à jouer ou encore en visualisant lesquels de leurs amis jouent sur la plateforme. Cette volonté de connecter davantage les utilisateurs à leurs amis s’est d’ailleurs renforcée par la possibilité de jouer à plusieurs à certains jeux sur l’application Messenger. Tel un Cheval de Troie, le jeu vidéo s’incruste sur la plateforme, grâce notamment à des notifications.
Le contrôle des APIs, révélateur des rapports de forces entre plateformes et éditeurs
Si les plateformes numériques semblaient au départ dépendantes des éditeurs de jeux pour de développer des contenus diversifiés, à terme, comme le montrent Pierre-Jean Benghozi (que nous avons interviewé) et Philippe Chantepie dans leur ouvrage Jeux vidéo : l’industrie culturelle du XXIe siècle, ce sont les éditeurs de jeux qui sont devenus dépendants des plateformes. Zynga par exemple, éditeur des jeux Farmville et MafiaWars a vu son essor stoppé net après la révision du partenariat le liant à Facebook. Zynga s’était en effet plaint de l’augmentation des marges prises Facebook par l’utilisation des Facebook Credits, monnaie centralisée imposée par Facebook dans tous les jeux en ligne de sa plateforme. La part que récupère Facebook sur chaque transaction est ainsi brutalement passée de 2% à 30%. A la suite d’un accord mutuel, Zynga a repris son indépendance vis-à-vis de Facebook et notamment sur le mode de paiement, mais en contrepartie il est redevenu un éditeur au même niveau que les autres. En effet Zynga a alors créé sa propre plateforme « Zynga with friends », avec les mêmes jeux mais sans jamais retrouver son succès précédent : difficile de créer une plateforme à partir des contenus. On voit donc à travers cet exemple, que le succès des jeux vidéo ne dépend pas que des contenus, mais aussi de leur accessibilité et de la construction autour d’eux de communautés de joueurs.
En revanche, Facebook a pu se diversifier par la venue d’autres éditeurs et lancer à son tour ses propres jeux, tout en renforçant le contrôle de son API. Ceci a conduit à une marginalisation des éditeurs tiers comme Zynga, par exemple, par le blocage de certaines notifications de Farmville devenues trop intrusives pour les utilisateurs.
La relation Zynga/Facebook est révélatrice de la stratégie des plateformes et de la manière dont ces APIs sont instrumentalisées. Cette stratégie d’ouverture/fermeture d’API a aussi été mise en place par Twitter pour tester des marchés ou des fonctionnalités complémentaires. Twitter avait d’abord misé sur les développeurs tiers pour assurer le succès de son service : de nombreuses entreprises ont créé des applications ou programmes permettant d’utiliser Twitter de manière simple. Dans un second temps, Twitter a davantage contrôlé son API en réduisant la marge de manœuvre laissée à ses partenaires, afin d’éviter une dépendance.
Mais, au final qui est dans le Cheval de Troie ? Et qui est le passager clandestin ? Le jeu vidéo qui s’incruste de façon sinueuse sur la plateforme numérique pour s’appuyer sur ses effets de réseaux ? Ou bien les plateformes numériques qui parviennent à acquérir une position de force dans un nouveau secteur, ici le jeu vidéo pour capter l’attention des utilisateurs, en se servant de la main d’œuvre de développeurs tiers, et en conservant le contrôle de leur système ?
Illustration : Steampunk Trojan Horse? - Flickr - cc-by - Tama Leaver