Scènes de la vie numérique : l’accès aux services publics à l’épreuve de la dématérialisation
Rédigé par Jeanne Saliou
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28 avril 2021Retour sur la table-ronde organisé le 13 avril 2021 à l’occasion du lancement du cahier IP8, autour des pratiques et du rapport des individus à la vie privée
Dans le cadre de la parution de son Cahier IP8 « Scènes de la vie numérique », le LINC a organisé le 13 avril dernier, en partenariat avec Etalab, une table-ronde sur le rapport pluriel des individus à la vie privée et à l’exercice de leurs droits. Ayant pu lire en amont le Cahier IP, les quatre invités ont proposé des éclairages issus de leur propre lecture de ces questions, et nourris de leurs différents travaux et de leurs missions. L’occasion d’analyser avec les eux, au-delà des chemins du droit propres à la CNIL, les modalités de l’accès aux services publics à l’ère du numérique.
Directrice de recherche au CNRS et autrice de L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Dominique Pasquier rappelle la réalité statistique des inégalités sociales et territoriales dans la réalisation des démarches administratives : les personnes diplômées et citadines sont plus à même de s’en sortir dans ces démarches. Et dans le même temps, « les individus précaires sont ceux qui sont le plus exposés aux démarches administratives car dépendants d’aide sociales. »
Cependant, loin de signifier l’absence de pratiques numériques, ces difficultés traduisent un rapport alternatif aux technologies et à la protection des données personnelles.
En effet, pour Dominique Pasquier, « la donnée personnelle est peu pertinente » dans les foyers modestes où « la question des données personnelles est bloquée au seuil de l’intimité familiale, comme si l’intimité s’arrêtait au foyer, et non à la chambre ». Lors de son enquête en milieu rural, auprès de personnes employées au service à la personne, elle a de fait constaté non pas l’absence de pratiques numériques mais le partage des outils et comptes en ligne, et la transparence interne au foyer qui y est liée.
Un autre facteur explicatif est la différence de couverture médiatique de ces sujets à l’échelle nationale et régionale ou locale. Le débat national sur la protection des données est très peu - voire pas - couvert au niveau local dans les médias que consomment ces foyers.
Responsable du Ti Lab, le Laboratoire régional d’innovation publique de la Région Bretagne, Benoît Vallauri souligne néanmoins que la protection des données a cessé d’être un sujet de niche. Cependant, il constate la persistance d’attitudes fatalistes ou méfiantes chez les personnes éloignées de ces questions avec d’une part le sentiment d’une perte de contrôle et de l’autre un rejet nourri par les ingérences telles que les démarchages commerciaux agressifs.
Pourquoi des gens qui ne sont pas technophobes coincent-ils sur les questions administratives ?
Comment expliquer dès lors les difficultés rencontrées par les bénéficiaires dans ces démarches ? Dominique Pasquier identifie trois aspects problématiques au premier rang desquels l’inadaptation des dispositifs technologiques employés. Elle souligne notamment la prédominance de l’e-mail, un outil qui ne fait pas partie des usages quotidiens de ces familles. Connectées souvent depuis une dizaine d’années, elles sont en effet adeptes des solutions tactiles, et avant tout téléphoniques du fait d’un rapport complexe à l’écrit.
Au-delà de la question du support numérique, elle pointe la double inadéquation de la standardisation liée à la dématérialisation vis-à-vis d’une part des normes d’interaction valorisées par ces populations, et d’autre part des types de problèmes rencontrés.
Par ailleurs, en matière d’accès au droit, le Cahier IP insistait sur l’importance de rendre visible les infrastructures derrière les décisions. Responsable du pôle Accompagnement et animation des communautés d’Etalab, Soizic Pénicaud le confirme : « ce que les individus voient en sortie, ce sont des décisions très concrètes qui les concernent et ils ne se rendent pas compte des infrastructures techniques et humaines qui les entourent. » De fait, « le point d’entrée n’est pas l’algorithme mais la décision concrète ». A ce titre, elle rappelle que sont encodés dans les algorithmes des choix politiques et humains qui sont eux explicables plus simplement mais que bien souvent l’explication se réduit à la partie du fonctionnement technique.
Questionner « l’exigence numérique »
Perçu tout d’abord comme « un champ d’opportunité inédit », le numérique ne l’a pas été dans la pratique constate Orianne Ledroit, conseillère Inclusion et Environnement au Cabinet du Secrétaire d’Etat au numérique. Aux racines de ce rendez-vous manqué, l’absence d’une « accessibilité by design » des procédures administratives au début de la numérisation, selon Benoît Vallauri, et le besoin d’une montée en compétences numériques selon Orianne Ledroit.
Tous deux se rejoignent sur la nécessité de questionner « l’exigence numérique » - un concept présenté par Benoît Vallauri et développé au sein du Ti Lab -, et soulignent la divergence sensible entre l’ambition publique de capacitation, et la réalité d’une demande avant tout d’aide d’urgence et de solutions clé-en-main dans les procédures. Pour Benoît Vallauri, cela invite à renverser la perspective et « au lieu de se dire que les personnes manquent des compétences numériques pour les démarches, [à se demander] si ce n’est pas plutôt les démarches qui ne sont pas adaptées et trop numériques ». Pour Orianne Ledroit, cette divergence traduit également la nécessité de continuer les efforts en matière d’inclusion numérique pour donner aux individus les clés de cette « nouvelle grammaire » qu’est le numérique et plus largement faire société à l’ère du numérique.
Face à ce double besoin d’humanisation et de re-conscientisation, les leviers d’action sont divers, et peuvent être collectifs comme le souligne le Cahier IP. De fait, les rôles respectifs des travailleurs sociaux et des médiateurs numériques sont fondamentaux alors même qu’ils tendent à se confondre avec la dématérialisation. Le plan de relance numérique présenté par Orianne Ledroit vise en ce sens d’une part à augmenter le nombre de conseillers numériques pour favoriser la montée en compétences, et d’autre part, à doter les aidants des outils numériques adéquats et assurant la protection des données personnelles.
De son côté, Soizic Pénicaud invite à repenser le rôle des intermédiaires tels que les associations et syndicats. Face à la complexité des situations rencontrées et le caractère tortueux des chemins du droit, un effort de sensibilisation de ces acteurs lui semble particulièrement pertinent.
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