Quand les jeux vidéo analyseront votre personnalité

Rédigé par Geoffrey Delcroix

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05 avril 2016


Votre manière de jouer reflète-t-elle ce que vous êtes ? Le MediaLab (MIT, Etats-Unis) et l’Université de Tilburg (Pays-Bas) lancent le projet de recherche GAMR pour répondre à cette question, et ouvrent des pistes de réflexion inattendue autour du profilage comportemental à partir de données collectées au cœur du jeu vidéo. Ces questions font écho à celles soulevées par l'un des scénarios prospectifs du cahier IP3 de la CNIL : TraumData

Le joueur de jeu vidéo n’est pas un utilisateur passif, il agit, décide et choisit en permanence dans un univers particulier, sans craindre les conséquences « réelles ». Ce contexte a-t-il une influence sur notre manière d’être dans le jeu ? Des chercheurs du MediaLab du MIT et de l’Université de Tilburg aux Pays-Bas ont décidé d’explorer ces questions avec l’aide de joueurs volontaires dans le cadre du projet GAMR. Cette équipe de chercheurs veut explorer quelle « version de nous-mêmes » nous choisissons d’incarner (consciemment ou inconsciemment) à l’intérieur du jeu vidéo.

logo projet "GAMR" MIT MediaLab

But how far can we (or do we) deviate from our real-world selves when we play?

(Jusqu'à quel point pouvons-nous dévier (ou dévions-nous) de notre moi du monde réel quand nous jouons ?)

You Are Who You Play You Are?, Medium, Projet GAMR

L’équipe de GAMR demande l’aide de volontaires, joueurs de certains jeux en ligne parmi les plus célèbres, qui représentent des types d’interactions entre joueurs variées (jeux de combat, jeu de guerre, de rôle, …). Chaque volontaire doit consentir à répondre à des questions démographiques traditionnelles (âge, genre, nationalité, …) ainsi qu’à des questions de tests psychométriques (de personnalité).

Le joueur doit également fournir son pseudonyme utilisé dans le jeu afin de permettre à l’éditeur d’extraire des données réelles le concernant et de transférer ces données à l’équipe de recherche. Ces données de jeu sont listées : moments et durée de session de jeu, niveaux, éléments « débloqués » dans le jeu et (surtout) les actions réalisées dans le jeu. Les hypothèses que veulent tester les chercheurs sont simples : les compétences, intérêts ou aptitudes se transfèrent-ils dans les comportements en jeu ? Si oui, est-il alors possible de déterminer dans l’autre sens la personnalité et les traits cognitifs de quelqu’un (est-il créatif, consciencieux, ouvert, …) à partir de sa manière d’agir et d’interagir au sein d’une expérience de jeu ?

Ce champ de recherche, assez nouveau, s'est beaucoup développé ces dernières années. Ubisoft avait ainsi annoncé en 2014 un accord avec l’université de Montréal autour du projet FUN II, dont l’objectif affiché est « de créer des jeux vidéo qui s’adapteront en temps réel aux émotions et aux réactions physiologiques des joueurs afin de leur offrir une expérience de divertissement inégalée ». Cette tendance est en réalité sous-jacente à l’industrie du jeu depuis ses débuts : elle prend racine dans l’essence même de la notion de jeu, comme le rappelle le site La Gamification dans un article sur L’importance de s’adapter aux différents types de joueurs : les premières catégories de joueurs datent de 1990 et sont l’œuvre du créateur de Donjons & Dragons, jeu de 1978.

Le joueur évolue dans un environnement très marqué par l’équilibre frustration-récompense, ce que nous explorons d’ailleurs dans notre cahier IP 3 « Les données, muses et frontières de la création » dont un chapitre revient sur quelques éléments à la fois psychologiques et économiques d’analyse de ces tendances (voir par exemple les travaux économiques évoqués dans le numéro 94 du Digiworld Economic Journal ou les différentes recherches de Pieter Spronck ou d’autres chercheurs.

Le jeu vidéo pourrait donc rapidement devenir un lieu privilégié de collectes de données de profilage comportemental sur les individus. On pourrait imaginer sans peine sur cette base des scénarios d’usages publicitaires ou de marketing associés à ces profils très particuliers.

On peut aussi imaginer toutes sortes d’usage. Les tests de personnalité tels que ceux sur lesquels s’appuient le projet GAMR sont assez répandus dans certains processus de recrutement, en particulier ce qu’on appelle les « big five », tests qui place l’individu sur une matrice selon cinq traits de caractères. Nous avons exploré cette idée dans un scénario prospectif du cahier IP3 Les données, muses et frontières de la création

TraumData : quand votre comportement dans les jeux video sera utilisé par les recruteurs

TraumData nous décrit une entreprise spécialisée non pas dans les jeux sérieux mais dans l’utilisation « sérieuse » de jeux vidéo traditionnels. Ceux-ci peuvent servir à développer certaines aptitudes ou compétences (décision rapide en situation de stress, travail en groupe, …). TraumData finance un « contenu éditorial promotionnel » (native advertising) dans un média numérique célèbre pour faire la promotion de sa nouvelle offre B2B : des tests de personnalité destinés aux services de ressources humaines concernant les employés ou les candidats à un recrutement de l’entreprise.

Comme on le voit, les exemples du projet GAMR comme de notre scenario prospectif TraumData montrent une voie vers un futur possible où nos comportements les plus anodins en apparence auront encore plus d’impacts qu’aujourd’hui sur la manière dont nous sommes lus et calculés par les algorithmes. Pour notre bien ?


Image : JD Hancock - Who wants to play video games? (Flickr CC BY)


Article rédigé par Geoffrey Delcroix , Chargé des études prospectives