Philippe Lemoine - Liberté des anciens, des modernes et des néo-modernes

06 octobre 2020

[Contribution] Dans un texte pour LINC, Philippe Lemoine établit une comparaison historique entre différentes conceptions de la liberté, au prisme des enjeux écologiques et numériques, en cours et à venir.

Ce texte s'inscrit dans un nouveau format pour le LINC : des experts aux profils et horizons variés explorent et apportent leur éclairage dans des contributions autour du thème des Libertés. Une série de textes qui vise à alimenter un dossier LINC et une réflexion autour des Libertés.

En 1819, Benjamin Constant présente, à l’Athénée royal, une communication sur « Liberté des Anciens et liberté des Modernes ». L’auteur d’« Adolphe » a été élu député et deviendra, sous la Restauration, le chef de file des « indépendants», c’est-à-dire de l’opposition libérale.


L’intérêt de ce texte est de montrer que le contenu philosophique du concept de liberté est variable dans le temps et qu’il dépend du contexte social et historique. C’est une réflexion importante au moment où des mutations profondes amènent à réinterroger le contenu futur de la liberté. Dans « Abondance et liberté » paru cette année, en 2020, le philosophe Pierre Charbonnier met ainsi en question son devenir. Il voit la nécessité de repenser la liberté comme un des grands défis qui nous attend : « L’impératif théorique et politique du présent consiste à réinventer la liberté à l’âge de la crise climatique, c’est à dire dans l’anthropocène ».

 

Naissance de la liberté libérale

 

Il y a deux siècles, le propos de Benjamin Constant, dans le moment critique de la Restauration, était de défendre l’optique libérale. Il voulait éviter une réaction violente et la mise en cause des libertés nouvelles en raison des excès qui s’étaient produits durant la Révolution, en particulier durant la Terreur. Ce qu’il entendait prouver, c’est que ces débordements tragiques n’avaient pas été la conséquence d’un excès de liberté mais d’une confusion dans le maniement de ce concept. Certains révolutionnaires avaient en effet confondu la liberté des Anciens et celle des Modernes.


Selon Constant, la Liberté des Anciens était proche de l’idée de souveraineté. À une époque où les cités grecques guerroyaient sans cesse et s’asservissaient tour à tour, était libre la Cité qui était maître de son destin. Et libre, le citoyen, l’homme qui n’était pas esclave. Pour lui, la liberté « se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif ». Ce pouvoir était celui d’« exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière ». Benjamin Constant ajoute que cette vision de la liberté était, sauf à Athènes, compatible avec « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Il tient à ce que chacun comprenne que la liberté des Anciens est très différente de celle qui s’impose désormais. « Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements. »


Athènes connait toutefois un régime de droits individuels. Pourquoi cette différence entre Athènes et les autres Cités, à commencer par Sparte ? Une explication un peu anachronique consiste à opposer cité commerçante et cité militaire. Comme on le verra, c’est établir un lien entre prospérité, liberté économique et droits civiques qui ne correspond pas à la vision antique mais qui est inspirée de la vision moderne. Dans un séminaire du Forum d’Action Modernités consacré à la réinvention du concept de liberté, le philosophe Dominique Christian avait commenté le texte de Benjamin Constant et proposé une autre lecture. Selon lui, Sparte faisait la guerre à ses voisins grecs et transformait les vaincus en esclaves. Les citoyens-vainqueurs et les esclaves-vaincus parlaient la même langue, un facteur permanent de désordre qui impliquait de faire régner la discipline. Athènes, elle, faisait tout autant la guerre aux cités voisines, mais lorsqu’elle constituait des prisonniers, elle les vendait pour qu’ils deviennent esclaves ailleurs. Et, parallèlement, Athènes achetait des esclaves qui ne parlaient pas le grec et instituait ainsi une barrière linguistique entre esclaves et citoyens libres. C’est ce fossé de la langue qui aurait permis à Athènes de développer les droits individuels des citoyens et d’inventer la démocratie.


Dans tous les cas, la liberté des Modernes est d’une nature différente. Elle consiste à permettre à chacun de vivre, de penser, de parler comme bon lui semble, à l’abri des jugements collectifs. Elle est directement liée à l’affirmation de l’individu et de sa sphère privée. Selon Constant, « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. » Supposant un lien fort entre liberté d’entreprendre, liberté d’aller-et-venir, liberté de culte, liberté de pensée, liberté d’expression, Benjamin Constant explique que la guerre a laissé place au commerce. Mais, contrairement à la guerre, le commerce permet d’atteindre des buts en respectant les personnes. « Le commerce inspire aux hommes un vif amour de l’indépendance individuelle ».


La conception moderne se définit ainsi, chez Benjamin Constant, par l’affirmation d’un lien fort entre la liberté politique et la liberté économique. C’est la formation de ce paradigme qu’a exploré récemment Pierre Charbonnier. À la lumière de l’importance déterminante prise aujourd’hui par les défis écologiques, il se demande en effet comment, à l’âge classique, philosophes, économistes et penseurs ont pu, à ce point, oublier la Terre dans leur représentation de la production, de la valeur et de la société. C’est qu’un couple exclusif s’était formé entre abondance et liberté, à compter du XVIIIème siècle : l’abondance autorisait l’audace d’entreprendre librement et la liberté des idées et des échanges amenait à à inventer, à mobiliser des technologies et, in fine, à créer de l’abondance. Tout se passait dans un univers pensé comme strictement humain, où il n’y avait pas de vraie place pour la nature.


Pierre Charbonnier ne cite pas Benjamin Constant mais il analyse, à l’appui de sa thèse, la formation de ce paradigme et, à travers Grotius, Locke, Quesnay, Adam Smith, le passage d’une liberté-souveraineté à une liberté moderne. Un des points importants lui parait d’ailleurs être la manière dont les idées des physiocrates qui faisaient exception, en accordant un rôle majeur à la Terre, sont vite critiquées puis ignorées. C’est peut-être oublier que, chez Benjamin Constant notamment, la liberté du commerce ne correspond pas exactement à la vision industrialiste et productiviste qu’en donne Charbonnier. Ce que Fernand Braudel appelle « le commerce au long cours » et qui se développe à partir des XIIème-XIIIème siècles, a eu un effet déterminant de décloisonnement, d’incitation à la production de surplus agricoles et d’aspiration des énergies, débouchant sur la révolution industrielle.


Toujours est-il que Benjamin Constant fustige certains inspirateurs de la Révolution et de la Terreur comme l’abbé Mably, qui ont, selon lui, détourné l’aspiration pacifique à la liberté et qui rêvaient en fait de convertir la France en une nouvelle Sparte. « Le but des Anciens, écrit-il, était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ». Pour lui, la révolution s’est trompée d’époque en cherchant un contrôle du corps social sur les individus, c’est à dire en voulant faire revivre une conception dépassée de la liberté.

 

Un grand bond en arrière ? 

 

À l’heure des immenses défis écologiques, on peut se demander ce qu’il va advenir de la liberté et notamment de la conception libérale de la liberté, celle que Benjamin Constant appelait « moderne ». D’une part, toute la rhétorique, installée par les économistes et les théoriciens classiques, ne tient plus. En admettant que les seuls principes d’innovation, d’organisation, d’agencement et d’optimisation aient pu expliquer les premiers pas de la croissance, au XIXème siècle, il n’en reste pas moins que cette croissance ne s’est envolée qu’avec l’aventure coloniale, de nouveaux espaces ayant pu être exploités, et avec l’extraction massive du charbon, des énergies accumulées depuis des millénaires ayant été mobilisées. Au-delà de la dialectique entre abondance et liberté, la compréhension de la croissance suppose de prendre à nouveau en compte la Terre et tous les mécanismes de ce que nous pourrions appeler la « désaccumulation primitive » dont s’est nourri le capitalisme.


D’autre part, le changement climatique, la dégradation des sols et l’extinction rapide de nombreuses espèces forment un impératif catégorique : il faut prendre des décisions drastiques, diminuer considérablement l’empreinte écologique de l’humanité, remettre en cause la croissance à tout-va. Non seulement la question qui se pose est celle des buts à poursuivre, autres que l’abondance, mais elle est également de savoir ce qu’il va devenir de la liberté. S’il faut rationner, réorienter, transformer dans des délais contraints, est-il sûr que la démocratie soit le mode de gouvernement le plus adapté ? Et si l’on veut sauver la liberté, est-ce la conception individualiste qui est la plus efficace ? Ne conviendrait-il pas de réhabiliter le point de vue des Anciens ?


La crise pandémique de 2020 est apparue à plusieurs comme une sorte de répétition générale des grandes crises écologiques qui nous attendent. À cette occasion, la Chine a tenu à effacer l’image négative liée au fait que le virus était apparu sur un marché de Wuhan, en démontrant spectaculairement son efficacité dans la construction d’hôpitaux, dans la diffusion de masques et dans le respect des gestes-barrière, dans le test systématique de certaines populations, dans l’identification des contacts, dans le contrôle des déplacements et des rassemblements. Les taux de contamination, d’hospitalisation et de mortalité se sont effondrés. Est-ce que cela aurait été possible si la Chine avait veillé au respect des libertés individuelles ?


L’affaire ne s’arrête pas à la pandémie. En constatant les nombreuses atteintes aux droits de l’homme que connait la Chine – depuis l’internement et la rééducation de millions de Ouighours, jusqu’à l’imposition d’un ordre sécuritaire à Hong-Kong malgré les engagements pris lors de son rattachement-, on ne peut que constater que le puissant mouvement de croissance économique ne s’est en rien traduit par un progrès de la démocratie. Si Pierre Charbonnier avait besoin d’une illustration concrète de l’éclatement du modèle abondance/liberté, la Chine offrirait un exemple parfait. Mais ce n’est encore rien, par rapport à ce qui va se passer au nom de la transition écologique. D’ores er déjà, en Chine, tous les déplacements sont surveillés. On ne peut pas prendre le train, sans faire enregistrer son passeport. On ne peut pas circuler en voiture sur une autoroute ou l’équivalent d’une route nationale, sans que des caméras photographient le véhicule et sa plaque, tous les 300 mètres environ. On ne peut pas aller à pied, sans que des systèmes de reconnaissance faciale se mettent en éveil.


Le paradoxe, c’est que ces atteintes manifestes aux libertés semblent acceptées au nom de l’abondance. L’élévation des niveaux de vie a été telle depuis deux ou trois décennies qu’une partie importante de la population estime sans doute que, si le prix à payer est celui-là, le jeu en vaut la chandelle ! Des militants, des intellectuels, des syndicalistes sont certes conscients que cet étrange attelage de l’abondance et du contrôle n’est pas défendable. Mais si ce contrôle prenait la forme d’une autodiscipline, au regard notamment des enjeux de transformation des comportements qu’implique le changement climatique ? La fin ne justifierait-elle pas les moyens ? C’est un des enjeux du système de « crédit social » qui se développe en Chine au niveau des municipalités, des provinces et de l’État. Cet « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » sera-t-il longtemps vécu comme une négation pure et simple de la liberté ? Ou, peu à peu, certains ne seront-ils pas tentés, y compris en Occident, d’y voir l’affirmation d’une conception différente de la liberté, proche de celle qui régnait à Sparte ? Un retour finalement, à la liberté des Anciens…


En dehors du seul cas de la Chine, plutôt que d’admettre que l’on sacrifie la liberté aux urgences écologiques et à une reconquête de la souveraineté économique, il sera peut-être tentant de prétendre qu’on se réfère en fait à une autre conception de la liberté, à celle des Grecs. N’est-ce pas un label de démocratie ? Le livre « Propositions pour un retour sur Terre » écrit par sept écologistes français réputés, dont Dominique Bourg et Pablo Servigne, avance ainsi certaines pistes qui paraissent incontournables à leurs auteurs mais qui ne sont pas sans poser problème du point de vue des libertés. La mesure 4 s’intitule « Comptabilité en matière/énergie et instauration de quotas d’énergie/matière par individu ». Elle se présente ainsi : « Il s’agirait de plafonner démocratiquement, de façon progressive, les consommations d’énergie/matière (et notamment les consommations d’énergie fossile, émettrices de CO2). Ces plafonnements s’accompagneraient de péréquation… Sans de tels plafonnements, absolus et non négociables, il est impossible de faire baisser les émissions sur un territoire donné, autrement qu’en laissant le marché déterminer le prix des consommations hors-quota…, ce qui reviendrait à marginaliser une grande partie de la population et à accroître les inégalités sociales. » 


Peut-être faut-il ainsi limiter le marché et attribuer des quotas individuels pour engager une vraie transition énergétique. ? Sans doute peut-on imaginer de le faire « démocratiquement ».  Mais n’est-ce pas un retour à la liberté des Anciens ? Pourrait-on imaginer autre chose pour demain ?

 

Repenser la liberté ? 

 

Repenser la liberté suppose de définir le jeu de contraintes par rapport auquel la liberté a le plus de sens. Chez les Anciens, on a vu que ce référentiel était l’esclavage. Pour les Modernes, le cadre était ce que Constant appelle la sécurité des jouissances privées et la propriété, avec en filigrane une ignorance volontaire de la nature. Et pour les néo-Modernes ? Le cadre de référence n’est-il pas aujourd’hui le poids croissant des algorithmes et des automates ?


L’hypothèse peut paraître hasardeuse à celui qui considère que les perspectives apocalyptiques du dérèglement climatique surdéterminent ce que doivent désormais devenir nos pensées et nos comportements. Pourquoi s’empresser de décaler le regard, alors que nous commençons seulement à redonner une vraie place à la Terre ? Il est nécessaire de comprendre que les transformations en cours de notre rapport à la biosphère sont l’autre face des transformations qui se produisent dans notre rapport à la noosphère. On peut certes être tenté de penser que les défis écologiques existent en soi, que les faits sont les faits et que notre regard ne change rien à l’affaire. Mais ce n’est pas nier les faits que de s’interroger sur les lunettes à travers lesquelles on les appréhende.


De ce point de vue, on peut soutenir que l’écologie politique est un moment de la nouvelle conscience numérique du monde. Certes, l’écologie comme discipline scientifique est bien antérieure au numérique puisqu’Ernst Haeckel la fonde en 1866. Dans le sillage de Darwin, il s’agit alors d’établir la « science de l’économie de la nature ». Mais c’est au XXème siècle que l’écologie va changer de perspective et donner naissance à une « écologie politique ». Trois étapes seront, de ce point de vue, décisives. Au lendemain de la guerre d’abord, les « conférences Macy » organisant la confrontation entre cybernéticiens, mathématiciens, psychologues, anthropologues et spécialistes du vivant, donnent un coup d’accélérateur à la formulation d’une « théorie générale des systèmes » au sein de laquelle la notion d’écosystème, élaborée dans les années 30, trouvait sa pleine signification. 


En 1972 ensuite, parait le célèbre rapport Meadows sur « les limites de la croissance ». Connu comme le rapport du Club de Rome, le rapport provenait de la rencontre entre l’industriel Aurelio Peccei et Jay Forrester, professeur de dynamique des systèmes au MIT, dont Dennis Meadows était un des jeunes collègues. Sans les technologies sophistiquées de modélisation de Forrester, il n’aurait même pas été concevable de vouloir mettre en relation de séries de données aussi nombreuses et aussi hétérogènes ! Troisième étape, en 2007, vingt ans après sa création, le GIEC recevait le Prix Nobel de la Paix conjointement avec Al Gore, l’auteur d’« Une vérité qui dérange » mais également le père des « autoroutes de l’information » : le rapprochement n’était pas fortuit, tant le travail du GIEC a été structuré par la modélisation,  le Big Data et la conscience des équilibres terrestres liée aux images de la Terre vue de l’espace et préfigurant la déferlante des « selfies ». 


Le filtre numérique à travers lequel nous appréhendons les questions écologiques ne se limite pas à ces dimensions techniques. Au-delà de l’outil, ce qui se joue est une façon de considérer et de nommer le monde. Même s’il ne prononce jamais le mot « numérique », le livre de Pierre Charbonnier en est un bon exemple. À de très nombreuses reprises, au lieu de parler directement de la Terre, il parle des « affordances de la Terre », c’est-à-dire des modes d’emploi de la Terre suggérés par la Terre elle-même. L’auteur est trop fin et cultivé pour ignorer que cet anglicisme provient de la psychologie cognitive et qu’il a été développé par l’Intelligence Artificielle et le design logiciel, pour traduire ce Graal des objets numériques qu’est la « capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation ».


Un cas plus frappant encore est le phénomène qui donne, selon Pierre Charbonnier, sa pleine signification à l’écologie politique et qu’il nomme la « symétrisation ». Constatant une « nouvelle conception de l’émancipation, largement affranchie du lexique politique issu du pacte libéral », il entend saisir le mouvement intellectuel qui accompagne la « transformation de l’horizon d’attente moral et politique au XXIème siècle ». « Symétriser, pour les sciences sociales, signifie renverser le système gravitationnel des savoirs dont elles sont issues : alors que le mâle, l’Occident et sa société formaient à l’époque de ses pères fondateurs les pôles fixes et organisateurs autour desquels orbitaient respectivement la femme, le monde colonisé et la nature, un effort considérable a été mené pour rééquilibrer l’appréhension de ces asymétries manifestes et pour restituer aux seconds leur rôle  d’acteurs historiques à part entière… Ces trois fronts de symétrisation enregistrent bien entendu les évolutions morales et sociales qui s’expriment dans les luttes féministes, postcoloniales et écologistes, lesquelles constituent les principaux espaces où se poursuivent les mouvements d’émancipation ». Dans ce passage, Charbonnier va bien au-delà de la seule optique écologique pour situer le nouvel horizon d’attente au XXIème siècle, vis-à-vis de l’émancipation et de la liberté. Comment ne pas reconnaitre dans la « symétrisation » l’onde de choc d’Internet, de cette révolution technologique et épistémologique des années 70 qu’a été l’invention de modes de communication « pair-à-pair », d’une liberté nouvelle par la communication entre égaux ?


Durant des années, la transformation numérique n’a, certes, pas toujours été perçue comme une source de renouveau pour les pensées de la liberté, car un certain nombre de figures de la Silicon Valley se définissaient comme « libertariens ». Lecteurs du livre « La Grève » d’Ayn Rand (livre peu connu en France mais livre le plus vendu aux États-Unis, après la Bible), ils se situaient à la frange extrême de la conception libérale de la liberté : anti-étatiques, anti-communistes, anti-collectivistes, ils ne juraient que par l’individualisme comme posture et le capitalisme comme régime. Le fondateur de Wikipedia, Jimmy Wales, se reconnait ainsi comme un disciple d’Ayn Rand, tout comme Alan Greenspan par ailleurs. Peter Thiel, co-fondateur de PayPal et proche de Ray Kurzweil, le pape du transhumanisme, se définit également comme libertarien. 


Ces quelques exemples suffisent-ils à donner une coloration libertarienne à toute la transformation numérique ? Bien sûr que non ! La mobilisation qui s’est effectuée en Europe dès les années 70 sur le thème « Informatique et Libertés » a eu une tout autre signification. En quarante ans, depuis les premières lois jusqu’au RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données), elle a agrégé au moins trois grandes formes d’aspiration. Une aspiration civique et antiautoritaire tout d’abord, avec la mise en cause des grands fichiers étatiques de contrôle de la population, aiguisée en France par les souvenirs de l’Occupation et en Allemagne par les traces laissées par la Stasi. Une aspiration citoyenne ensuite, avec le refus des grosses bases de données marketing, des campagnes de publicité trop ciblées et de toute la gouvernementalité opaque et asymétrique des algorithmes qui décident de l’accès à l’Université ou du bénéfice de certains droits. Une aspiration proprement politique enfin, avec la contestation des liens entre les plateformes d’intermédiation et les services secrets, suite aux révélations d’Edward Snowden puis aux différents scandales de type Cambridge Analytica. 


Interrogé sur les raisons qui l’avaient amené, si jeune, à prendre le risque de devenir lanceur d’alerte, Edward Snowden avait répondu qu’Internet avait tellement compté pour lui, dans l’échange avec les autres et la construction de son identité, qu’il ne concevait pas l’avenir sans un réseau dans lequel la jeunesse puisse avoir confiance. Il formulait ainsi l’attente d’une liberté incroyablement nouvelle : la liberté de vivre et de communiquer dans un univers où les interactions avec les autres participent de la construction de soi et de sa propre émancipation. Il donnait ainsi une portée inédite au concept forgé par les juristes allemands d’« autodétermination informationnelle ». C’est en fait tout le mouvement de « symétrisation » dont parle Pierre Charbonnier qui trouve une nouvelle frontière : celle de l’organisation planétaire de l’intersubjectivité.


La liberté d’aujourd’hui et de demain est à chercher dans cette direction et l’écologie politique saura y trouver sa place. Est-ce que cela ne vaut pas mieux que de vouloir s’accrocher à la conception dépassée de la liberté libérale ou de renoncer à des pans entiers des droits humains, au nom d’un prétendu retour à la liberté des Anciens ?

 

 

Philippe Lemoine

Publié le 27 septembre 2020

Entrepreneur et essayiste, Philippe Lemoine entend construire des interactions entre la pensée et l’action. Dans le domaine de l’entreprise, il co-préside GS1 et siège dans différents  conseils d’administration (La Poste, Trevo), après avoir dirigé Monoprix, le BHV, le Groupe Galeries Lafayette et LaSer. Dans le domaine de la prospective et des débats de société, il préside le Forum d’Action Modernités et participe au Conseil d’Administration de la fondation du Collège de France, après avoir dirigé le programme mobilisateur de recherche « Technologie, Emploi, Travail ». Dans le domaine du numérique, il préside la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération), après avoir commencé sa carrière comme ingénieur de recherche à l’Inria et avoir été chargé de plusieurs rapports sur le numérique et l’informatisation de la société.

Concernant « Informatique et Libertés », il a été un des lanceurs d’alerte des années 70, puis un des rédacteurs de la loi de 78, puis commissaire du gouvernement et plusieurs fois membre du collège de la CNIL. Il est membre du Comité de la prospective de la CNIL.

Il a publié en mai 2018 « Une révolution sans les Français ? Action citoyenne et transformations à l’âge numérique » (éditions de l’Aube).