Peut-on hacker son auto-prophétie ?
Rédigé par Victoria DUCHATELLE
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28 mars 2017Big data, bulles filtrantes, fake news, gouvernance algorithmique : ces expressions sont aujourd’hui familières. Complice de son formatage opéré par les algorithmes, l’homme peut-il renverser les protocoles établis? Le design peut-il permettre à l’homme d’influencer son auto-prophétie ?
À l’heure du développement exponentiel de nos sociétés numériques, la question de l’identité, chaque jour un peu plus bousculée par les innovations émergentes, se pose en des termes nouveaux. Comment se définit-on quand des algorithmes pointent du doigt ce qu’il faut aimer ? Comment confronte-t-on nos opinions quand les réseaux sociaux nous montrent ce qu’il faut voir ? Comment pouvons-nous maîtriser des outils qui ont été conçus pour nous échapper ?
Alors que le débat et les recherches autour de la gouvernance algorithmique se multiplient au sein de la communauté scientifique et des milieux de l’innovation, le sujet est encore peu questionné sous l’angle du design.
Pourtant, le designer, pont entre les ingénieurs et les utilisateurs, entre les entreprises et les hommes, a sa part de responsabilité dans le formatage du comportement des individus et de leurs idées.
" Nous donnons forme à nos outils, et par la suite nos outils nous donnent forme."
— John M. Culkin, universitaire et consultant spécialisé dans les médias
Ce sont bien les designers qui fabriquent les supports, les objets et surtout les interfaces qui permettent aux utilisateurs d'interagir avec une technologie. En concevant les points d'interactions entre un homme et une technologie, le designer a le pouvoir de guider ses usages et ses comportements. Pour le meilleur, ou pour le pire. Le mouvement actuel favorise le design d’interfaces toujours plus simples qui minimisent les implications des utilisateurs. Le risque est de privilégier les intérêts de l’utilisateur sur le court terme — par exemple un gain de temps — au dépens du développement d’une réelle maîtrise des outils. Un monde d’interactions instantanées, drastiquement simplifiées, est aussi un monde dépourvu de la capacité de questionner et de défier ce qui se cache derrière elles.
En dissimulant sans cesse les mécanismes complexes sur lesquels reposent les technologies, le designer peut accompagner une tendance dans laquelle le fonctionnment des algorithmes échappe de plus en plus aux hommes. Or, moins nous serons impliqués et conscients de la façon dont nos technologies sont faites, plus nos choix deviendront étroits. Moins nous pourrons envisager d’alternatives aux voies écrites par nos programmes et plus nos vies seront dictées par leur influence.
Ainsi, que ce soit à une échelle individuelle ou à une échelle sociale, nous sommes peut-être aussi les complices du formatage opéré par les algorithmes.
Prendre conscience que les technologies nous incitent à développer, encourager, ou éradiquer certains traits de notre identité, est le premier pas de notre anti-formatage.
Plongez dans les différentes couches du Web en suivant l'oracle
Le projet de design “hacker son auto-prophétie” consiste en la conception d’outils ayant pour ambition de transformer modestement nos pratiques numériques. Né dans le cadre d’un DSAA de recherche en design multimédia à l’ENS AAMA Olivier de Serres, il sera développé dans les prochaines semaines au sein de l’équipe du LINC.
Dans un premier temps, il s’agira de révéler la nature et le fonctionnement des mécanismes des sites que nous parcourons quotidiennement sur le web. Par la suite, l’objectif sera d’encourager l’apprentissage de certaines notions et d’inviter les internautes à modifier certains de leurs comportements complices.
L'oracle dessine peu à peu votre moi numérique.
L'oracle vous invite à le suivre pour découvrir l'origine de ses révélations.
Jouant avec une tendance à la mythification des technologies qui favorise une mise à distance de ses utilisateurs (“si c’est magique il n’y a rien à comprendre”), le projet prendra la forme d’un oracle algorithmique. Depuis une page web, il contera à son visiteur sa prophétie en ligne, interprétant ses comportements sur la page, analysant ses données passées, prédisant son avenir identitaire.
Le visiteur qui s’interroge sur le fonctionnement d’un tel subterfuge pourra télécharger l’oracle sous forme de plug-in pour son navigateur, comme on attrape un génie dans sa lampe. L’internaute pourra alors plonger dans les couches du web et révéler les calculs se cachant derrière les prédictions de l’oracle (qui n’avait finalement rien de magique). Le plug-in, fonctionnel sur certaines pages web des sites les plus visités en France, permettra à chacun d’explorer en profondeur les couches qui composent le web.
Aujourd’hui, dans un monde où le numérique est aussi omniscient qu’incompris, révéler ou dissimuler n’est pas qu’un choix — c’est un engagement.