« Partage ! » : 3 questions à... Primavera de Filippi

Rédigé par Anuchika Stanislaus

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11 juillet 2016


Primavera de Filippi, chercheuse au CNRS, au CERSA et au Berkman Center for Internet & Society de l'Université de Harvard, intervenait le 29 juin dernier lors de la présentation du cahier IP, édition spéciale Comité de la prospective. Son regard ambivalent sur le partage nous invite à le repenser, et à explorer les nouvelles opportunités offertes par les systèmes de blockchain et leurs limites.

LINC : Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau qui se joue dans le numérique autour du partage?

Primavera de Filippi: "Le partage implique la mise à disposition de ressources à des tiers, mais sans cependant perdre l’accès à cette ressource —sinon ce ne serait plus du partage mais un simple transfert. Le partage se différentie aussi d’un échange, dans la mesure où il n’y pas nécessairement une « attente » de réciprocité. Le numérique permet de partager des ressources plus facilement, puisqu’il élimine la notion de rareté et qu’il permet une plus grande transférabilité des données. Il devient donc possible de partager des ressources entre pairs, à des coûts pratiquement nuls."

 

Pensez-vous qu’il existe encore un partage dont la valeur n’est pas réduite à la sphère marchande?

"Oui ! Prenons un exemple : avec Wikipédia, on peut partager des contenus et les diffuser à grande échelle. Grâce aux licences « creative commons », qui éliminent une partie des restrictions des droits d’auteurs, on donne plus de valeur à la ressource – on ne parle pas d’une valeur marchande mais d’une valeur informationnelle qui est incorporée dans la ressource (la valeur des savoirs, des connaissances…). Donc, en créant des restrictions sur le transfert et sur le partage des informations, le droit d’auteur augmente d’une certaine façon la valeur marchande de ces ressources, mais il en réduit la valeur intrinsèque —la valeur qui dérive de la diffusion et de l’accès à cette information.

Il existe donc un certain contraste : grâce au partage, on cherche à maximiser la valeur d’une ressource vis à vis de son impact social et culturel ; mais, si une ressource peut être partagée librement, sa valeur marchande se réduit radicalement."

 

Les systèmes basés sur la blockchain pourraient permettre un partage « distribué », une coordination massive décentralisée des individus. Selon vous, n’y a-t-il pas un risque de retour paradoxal à un système monopolistique si ces systèmes sont assujettis aux normes qu’imposeront sans doute les plateformes?

"Oui mais l’idée de la blockchain est justement de créer des plateformes coopératives. Aujourd’hui, l’internet nous permet de communiquer entre pairs, mais il reste néanmoins difficile de coopérer et de se coordonner à grande échelle sans passer par des intermédiaires. C’est pour cela que malgré les promesses de l’économie collaborative, on se retrouve aujourd’hui avec de nouveau intermédiaires, tels qu’Uber et Airbnb qui se chargent de coordonner les utilisateurs des plateformes, et d’assurer un transfert de la valeur sécurisé. Evidemment, ces opérateurs pourraient utiliser une blockchain pour administrer leurs plateformes ; mais puisqu’ils adoptent un système de gouvernance centralisé, il n’y aurait aucun intérêt d’utiliser la blockchain.

La blockchain est un instrument utile essentiellement pour interagir avec des personnes que l’on ne connait pas, et à qui on ne fait donc pas confiance, sans devoir s’appuyer sur un intermédiaire de confiance. Cet instrument permet une coordination décentralisée et un échange de valeur sans passer par un intermédiaire. Ainsi, grâce à la blockchain, il devient possible de « coopérativiser » les plateformes numériques. Avec la blockchain, les normes d’une plateforme numérique sont décidées de façon communautaire, par consensus distribué entre tous les membres d’une même communauté.

Pour autant les grandes plateformes collaboratives telles qu’Airbnb ne sont pas  vouées à disparaître. En effet, ces opérateurs jouent des rôles très important notamment en ce qui concerne la gouvernance, la supervision, le contrôle et les systèmes de réputation. Cela demanderait beaucoup d’efforts pour réussir à ré-implémenter toutes les fonctionnalités sur la blockchain. Cela est certes possible mais nous n’en sommes actuellement qu’aux prémisses ..."

 

Primavera de Filippi

Primavera de Filippi est chercheuse au CNRS, au CERSA et au Berkman Center for Internet & Society de l'Université de Harvard


Illustration : Flickr cc-by-nc-sa Philippe Charles


Article rédigé par Anuchika Stanislaus , Stagiaire au sein du pôle études, innovation & prospective