Nudger n’est pas jouer : comment Uber et Lyft influencent leurs chauffeurs à leur avantage.

Rédigé par Olivier Desbiey

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07 avril 2017


Certaines plateformes – en particulier Uber et Lyft –  recourent à des mécanismes issus des sciences comportementales pour inciter leur main d’œuvre à agir dans l’intérêt de la plateforme, au détriment du leur. C’est ce que révèle un article publié le 2 avril dernier sur le site du nytimes.com.

Nous nous intéressons régulièrement aux sujets qui sont à la croisée des sciences cognitives et du design, pour nudger les comportements humains.

Les travaux de Tristan Harris alertaient par exemple sur le fait que les services numériques cherchent à capturer notre attention et nous faire rester le plus longtemps possible. De la même manière, le secteur du jeu vidéo recourt à la psychologie et à l’économie comportementale afin de renforcer l’addiction des joueurs et exploiter au mieux leur capacité à payer.

L'article du New York Times « How Uber Uses Psychological Tricks to Push Its Drivers’ Buttons » met en évidence la manière dont ces subterfuges sont aujourd’hui utilisés pour augmenter la disponibilité des travailleurs indépendants au sein des plateformes.

Quand l’app devient le nouveau contremaître

Le fait qu'une organisation cherche à optimiser la gestion de sa main d'œuvre n'a rien de nouveau. La littérature économique et managériale dédiée au sujet est abondante, en particulier sur la manière de motiver les salariés: que ce soit en s'appuyant sur leur motivation intrinsèque ou en recourant à d'autres types d'incitations monétaires et non monétaires (prime, avantage en nature, reconnaissance symbolique,...).

Avec la montée des plateformes, la relation employeur / employé devient principalement intermédiée par une application mobile. Elle est à la fois l'interface qui va guider et commander les actions du travailleur (les chauffeurs dans l'article en question), s'assurer de leurs réalisations, mais elle fournit également d'autres données sur son comportement qui peuvent même permettre d’inférer sur sa psychologie.

Ce sont précisément ces actions que certaines plateformes cherchent à optimiser.

Le nudge, la nouvelle forme d'exploitation des travailleurs de plateformes ?

Alors que l'on documente régulièrement comment le design peut influencer l'utilisateur final (cf. travaux de Ryan Calo), l’originalité de l’article de Noam Scheiber est qu’il est consacré au marché des plateformes du côté des travailleurs indépendants. En se basant sur les expériences du marché des VTC, il décrit trois techniques auxquelles recourent les plateformes pour augmenter la durée de disponibilité des chauffeurs.

  • « Binge driving » ou comment retarder le moment où le chauffeur se déconnecte de l’application : à la manière de Netflix, qui joue automatiquement l'épisode suivant de la série, Uber joue sur le séquençage des notifications pour indiquer au chauffeur qu'une autre course l’attend, quelques instants seulement avant qu'il termine celle qui est en cours. Selon l'auteur, cette technique a vocation à maximiser le temps de disponibilité des chauffeurs sur la plateforme. Toutefois, dans la mesure où le tarif des courses varie en fonction de l'offre et la demande, cela peut réduire le bénéfice pour les chauffeurs (i.e.  en augmentant son temps de disponibilité, un conducteur joue à la baisse sur la rémunération des autres chauffeurs) ;
  • Notifications régulières sur les opportunités manquées: lorsqu'ils ne sont pas connectés, les chauffeurs reçoivent très régulièrement des notifications pour leur indiquer les zones où il serait intéressant de se rendre. En se basant sur des travaux dérivés des sciences cognitives autour de l’aversion à la perte, Uber aurait fait évoluer son système de notifications en indiquant au chauffeur ce qu’il perd en ne travaillant pas. Cette technique serait en effet plus efficace que celle qui consisterait à lui montrer ce qu’il pourrait gagner en se connectant à l’application – les individus étant plus sensibles à ce qu'ils perdent plutôt qu'à ce qu'ils gagneraient;
  •  Ludifier le travail au travers d’une jauge d’objectif: de nombreux travaux menés en économie comportementale sur des populations de taxis ont mis en évidence que les chauffeurs commençaient leur journée de travail avec un objectif de gain en tête. Sur cette base, Lyft a intégré une jauge de gain avec un objectif défini par le chauffeur. Or le fait d'avoir constamment cette jauge sous les yeux, sans nécessairement que le but soit atteignable, entretient une forme de boucle ludique (ludic loop) qui maintient un haut niveau d'addiction.

Au travers de l'application mobile, les plateformes ont aussi accès à un ensemble de données (liées par exemple aux caractéristiques de conduite) qui peuvent renseigner sur l'état de forme du conducteur et indiquer le moment le plus opportun pour une pause. Comme dans d’autres domaines, l’article souligne que l'avenir sera d’aller vers davantage de personnalisation pour proposer la bonne incitation au bon moment.

Ces exemples montrent une nouvelle fois le pouvoir et l'influence de design des interfaces sur les comportements humains.


Illustration principale : flickr_cc-by Black Hole Sun


Article rédigé par Olivier Desbiey , Chargé des études prospectives