L'utilisation de l’IA dans la gestion de la crise sanitaire

Rédigé par Félicien Vallet et Bertrand Pailhès

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02 avril 2022


La lutte contre la Covid-19 a été l’occasion d’utiliser les ressources offertes par l’intelligence artificielle (IA). De grands espoirs et ambitions ont ainsi été nourris. Toutefois, un an et demi après le début de la pandémie le bilan de son utilisation reste mitigé.

Avec des faits marquants tels que la victoire du logiciel AlphaGo de la société DeepMind contre le champion du monde du jeu de go Lee Se-Dol, l'intelligence artificielle (IA) est sortie du champ scientifique pour investir l'imaginaire collectif. Portée par ses prophètes et mystiques, discréditée par ses sceptiques et incroyants, l'intelligence artificielle est, depuis le milieu des années 2010, le nom des changements technologiques profonds que sont amenés à connaître nos sociétés. Début 2020, avec l'irruption de la crise de la Covid-19, aussi subite qu'inattendue, l'intelligence artificielle affrontait pour la première fois un ennemi à la mesure du phénomène sociotechnique qu'elle était désormais devenue. Aux éloges et aux célébrations de ses capacités théoriquement sans limites semblait ainsi succéder une authentique mise à l'épreuve. Un an plus tard, force est de constater que les succès de l'intelligence artificielle dans la grande bataille contre la Covid-19 ont été moins nombreux et spectaculaires qu'escomptés au départ. 

De l’IA tous azimuts pour sortir de la crise

 

De nombreux articles de journaux grand public ont traité de l'usage de l'IA dans le cadre de la lutte contre la pandémie depuis sa survenue au début de l'année 2020. À la lecture de ceux-ci, et comme l'indique également l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un très grand nombre de solutions et outils faisant appel à l’IA ont été utilisés, et cela dans chaque compartiment de la réponse à la crise du Covid-19. Compréhension du virus, accélération de la recherche sur les médicaments et traitements, mais également détection, diagnostic et évolution du virus, ou encore surveillance des populations et apport aux individus d'informations personnalisées, c'est une utilisation 360° des capacités offertes par l'intelligence artificielle qui a été mise en œuvre. Cinq grandes catégories d'utilisation de l'IA lors de la crise sanitaire peuvent être dégagées.

 

Caractériser la maladie

 

L'utilisation la plus évidente de l'IA dans la crise sanitaire est celle visant à comprendre la maladie et à améliorer sa détection chez les sujets infectés. Il s'agit ainsi d'aider au diagnostic, par exemple grâce à l'analyse de tomodensitogrammes [Plus communément connu sous le nom de « scanner », le tomodensitogramme est un examen médical effectué à l'aide d'une machine émettant des rayons X et permettant d’obtenir des images en coupe d’un organe.] des poumons (CAD4COVID de l'Université de Delft, COVID-Net de l'Université de Waterloo ou encore CT Analytics d'Alibaba), mais également d'aider au pronostic, c'est-à-dire à « prédire » l'évolution de la santé d'un patient atteint du virus SARS-CoV-2. Afin de caractériser et d’anticiper la présence de la maladie, de nombreux travaux se sont penchés sur la façon d'identifier les personnes à risque et de les notifier de leur potentielle exposition au virus. La société Jvion propose ainsi la production de listes de vulnérabilité des patients. Enfin, des outils permettant le contrôle et la vérification de symptômes liés à la contraction du Covid-19 ont également été implémentés. Plusieurs dispositifs de prise de température basés sur l'utilisation d'images de caméras placées dans l'espace public ont été mis en œuvre, notamment par des sociétés chinoises (Baidu, SenseTime ou encore Megvii). Une autre utilisation largement publicisée a été la détection de la présence de la maladie par l'analyse de la voix, de la toux ou encore de la respiration des individus comme proposé par les universités de Carnegie Mellon, de Cambridge ou du MIT.

 

Informer sur la maladie

 

La bonne information des individus s'est avérée une pierre angulaire de la gestion de la crise de la Covid-19. En effet, face à une maladie inconnue, communiquer avec la population est apparu absolument crucial (sur la description des symptômes, l'évolution de la situation sanitaire, les modalités de transmission, etc.). Plusieurs initiatives basées sur l'IA ont permis de faciliter ces démarches. Citons notamment la solution Watson d'IBM, grâce à laquelle des chatbots à même de fournir des réponses sur la pandémie ont pu être déployés par les autorités, ou, en France, le robot d'appel AlloCovid, qui propose une orientation médicale en fonction des symptômes décrits par les individus. Les aspects relatifs à l'information sur la maladie couvrent également les initiatives de modération des réseaux sociaux. Ainsi, afin de lutter contre les contenus malveillants ou conspirationnistes liés à la pandémie, l'automatisation de la modération a été renforcée sur les grandes plateformes comme YouTube ou Facebook [Il est à noter que ce choix a également été motivé par le fait que de nombreux modérateurs humains étaient dans l'impossibilité de travailler en raison des mesures de confinement en vigueur].

 

Lutter contre la maladie

 

La prise en charge des malades et la recherche de solutions médicales est un autre enjeu d'importance, et pour lequel les ressources offertes par l'IA ont été utilisées lors de la crise. Cela a pu aller de la planification de ressources (estimation du nombre de places de réanimation, de respirateurs artificiels, etc.), comme proposé par l'Université de Copenhague, à la mise en œuvre de méthodes d’extraction automatique d'information (traitement automatique du langage) à partir de sources de données non structurées, comme par exemple la plateforme COVIDScholar. En effet, la production scientifique a été extrêmement abondante depuis le début de la lutte contre la Covid-19, et ce ne sont, par exemple, pas moins de 100 000 articles scientifiques qui ont été référencés sur la base de données ouvertes LitCovid. Par ailleurs, l'IA a également pu être utilisée pour prédire les structures des protéines associées avec le virus SARS-CoV-2, mais également pour faciliter la remontée de signalements d'effets indésirables ; cela est le cas dans le partenariat de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) avec la société Synapse Medicine.

 

Suivre l'évolution de la maladie

 

Un suivi très fin et détaillé de la propagation du virus au sein des populations s'est également avéré un aspect essentiel. Pour cela, différentes solutions basées sur l'IA ont été explorées, que cela soit pour alerter sur l'apparition du virus – comme proposé par la société BlueDot ou le Boston Children Hospital – ou pour anticiper les taux d'incidence à venir à l'horizon de plusieurs jours ou semaines. Au fur et à mesure de la pandémie, les nombreuses données collectées ont également donné lieu à de nouvelles stratégies : ainsi, l'évolution rapide de la pandémie, la similarité des situations rencontrées dans un très grand nombre de zones géographiques et la mise à disposition de larges quantités de données ont permis à certains projets de tenter de modéliser automatiquement certaines réponses politiques, comme dans ce projet de l'Université de Californie à Santa Barbara

 

S'assurer de l'exécution des mesures sanitaires

 

Le cinquième et dernier volet applicatif de l'IA est à distinguer des quatre précédents. Il ne s'agit pas là de mobiliser l'intelligence artificielle pour être directement aux prises avec la maladie, mais plutôt de produire des outils et applications contrôlant la bonne application des mesures sanitaires prises par les gouvernements dans le cadre de la lutte contre la pandémie. De façon notable, les méthodes d'IA déployées se basent très majoritairement sur l'analyse d’images, le plus souvent issues de caméras de vidéoprotection, et utilisent les techniques de vision par ordinateur (computer vision). Comme pour les dispositifs de prise de température des individus à l'aide de caméras, tous les grands acteurs chinois ont proposé de telles solutions. Ont ainsi pu être expérimentées des solutions permettant de détecter le port du masque telles que celle proposée par Datakalab en France, ou encore de mesurer la distanciation sociale. Il faut par ailleurs noter que la capacité à identifier les personnes a également été explorée. Ainsi, des entreprises telles que SenseTime ont très tôt mis à disposition des solutions permettant de reconnaître les individus en dépit du port du masque. Le NIST (National Institute of Standards and Technology), qui met en œuvre depuis plus de vingt ans le Face Recognition Vendor Test (FRVT), propose, quant à lui, une tâche spécifique qui va mesurer les performances respectives de centaines d'algorithmes de reconnaissance faciale lorsque les individus portent un masque. Outre les méthodes de vision par ordinateur, d'autres modalités de suivi des comportements des individus utilisant l'IA ont également été déployées, par exemple l'analyse de données téléphoniques par des opérateurs comme Orange avec sa solution FluxVision

 

Notons enfin que d'autres usages de l'IA ont pu être faits dans le cadre de la lutte contre la Covid-19 comme l'utilisation de drones ou de robots semi-autonomes, afin de répondre aux besoins immédiats des hôpitaux pour la livraison de repas et de médicaments, pour les opérations de nettoyage et de stérilisation, pour aider les médecins et infirmiers, ou encore pour livrer des équipements.

 

 

La Tech – et l'IA en particulier – a-t-elle échoué ?

 

 

Si, sur le papier, l'intelligence artificielle a été très largement mise à contribution, il n'en demeure pas moins que comme l'indique David Gruson, directeur du Programme Santé Jouve et fondateur d’Ethik-IA, l’IA n’a joué jusqu’ici qu’un rôle très subsidiaire, en particulier en France. 

 

La Covid-19, cygne noir de l'IA

 

L'intelligence artificielle est une grande famille de techniques et de méthodes aussi diverses que nombreuses. Toutefois, ces dernières années ce sont en particulier les approches basées sur l'apprentissage automatique (machine learning) qui tirent la couverture à elles, au détriment d'autres méthodes telles que l'IA symbolique. Ces algorithmes, réseaux de neurones profonds (deep neural networks), machines à vecteurs de support (support vector machines) ou forêts d'arbres décisionnels (random forests), sont fortement dépendants des données. Dans cette famille, la technique d'apprentissage « supervisé », dans laquelle les données passées sont annotées de manière à guider l'atteinte des objectifs fixés à l'algorithme, est celle qui obtient les résultats les plus directement compréhensibles, si ce n'est les plus spectaculaires. Pour cela, il est essentiel de disposer de larges bases de données d'événements similaires dans le passé ou dans d'autres contextes, pouvant servir à « entraîner » un modèle susceptible de fournir des résultats performants sur de nouvelles données. 

 

Or, comme le souligne Jean-Louis Dessalles, chercheur en intelligence artificielle et professeur à Télécom Paris, dans une vidéo très lucide et didactique d'avril 2020 : « Face à l’inattendu, l’IA atteint rapidement ses limites ». Aucune des grandes pandémies qu'a connues l'humanité, comme la grippe espagnole, les épidémies de choléra ou de peste avant le XXe siècle, n'a laissé de données exploitables par des algorithmes d'apprentissage du XXIe siècle. De plus, les épidémies plus modestes des dernières décennies (SRAS, H1N1, etc.) ont eu un effet nettement plus limité : si elles constituent des sources de données très utiles pour les modèles épidémiologiques, elles ne fournissent pas d'informations historiques abondantes sur les conséquences économiques, sociales ou sanitaires de certains comportements ou de certaines mesures. Ainsi, la pandémie de Covid-19 constitue une occurrence de la théorie du cygne noir, en ce qu'elle bouleverse les présupposés d'une intelligence artificielle dont une des applications majeures concernerait la santé. Elle révèle également la grande faiblesse de l’IA statistique moderne : le problème de la singularité des données.

 

L'IA, une machine à prédire l’avenir en voyageant dans le passé

 

Sur un plan technique, les diagnostics obtenus grâce à l’IA n’en sont en fait qu’à leurs balbutiements, et les applications de l'IA dans le domaine médical restent étroitement liées aux domaines pour lesquels de larges quantités de données annotées sont disponibles, comme l'imagerie ou certaines études épidémiologiques. Au début de la pandémie, les images pulmonaires des malades du Covid-19 remettaient en cause les diagnostics traditionnels, et il a fallu rapidement constituer des bases d’images de référence, pour les médecins d’abord puis pour permettre à des machines de traiter correctement ces données. De même, l’étude des séquelles longues du Covid-19 demandera plusieurs années pour établir des situations suffisamment qualifiées pour nourrir utilement un algorithme.  

 

Ces exemples illustrent la dépendance des systèmes d'intelligence artificielle aux comportements du passé. Les « prédictions » ne se fondent en effet que sur des comportements préalablement observés. Cette caractéristique fondamentale de l'IA, et de l'apprentissage supervisé en particulier, est à l'origine de nombreux débats sur la question des biais algorithmiques, ces erreurs systématiques et répétables dans un système algorithmique, qui créent des résultats dont les conséquences peuvent être dommageables aux individus. Or, en temps de crise sanitaire, les risques sont exacerbés, et certaines recherches font déjà état de présence de tels biais dans les systèmes d'aide au diagnostic de la Covid-19. 

 

De ce fait, cette crise est une opportunité pour collecter des données de façon massive. De nombreuses campagnes de collecte ont été mises en œuvre auprès du grand public, par exemple afin de développer des méthodes de détection de la maladie par analyse des signaux audio comme vu plus haut. Par ailleurs, la mise en place de politiques de lutte contre l'épidémie caractérisées par leur forte centralisation, notamment en France, a permis de réaliser des collectes de données de population entière, en lieu et place des dispositifs fragmentés existants : à titre d'exemple, les systèmes d'information « SI-DEP » (concernant les tests Covid) et « Vaccin Covid » (sur les vaccins administrés) sont les premiers systèmes d'information rassemblant de manière complète les informations relatives à l'ensemble de la population française, fournissant ainsi un matériau qui pourra certainement être utile pour de futures études. Si toutes les informations rassemblées pendant cette pandémie serviront sans aucun doute dans le développement de nouveaux modèles en matière d'épidémiologie mais aussi de santé publique, de répercussion économique ou de conséquences sociales, il n'y a cependant pas de garanties que l'intelligence artificielle apporte les solutions décisives qu'on en attend. 

 

La tentation du « solutionnisme » technologique

 

Alors que le monde, dans sa quasi intégralité, se trouvait momentanément paralysé, la communauté des chercheurs et des développeurs en technologies du numérique et en IA a essayé, comme beaucoup d'autres communautés, de contribuer à la lutte contre la Covid-19. Le numérique a la propriété d'être facilement déployable et reproductible, et de nombreuses tentatives ont fleuri dans les premières semaines de la pandémie pour apporter une « réponse numérique » à cette dernière : 

• les gouvernements, mais aussi les géants du numérique Apple et Google, ont rapidement proposé des systèmes de « suivi de contacts » fondés sur la connectivité des téléphones (StopCovid/TousAntiCovid en France), mobilisant des protocoles cryptographiques avancés (mais pas d'IA) afin de limiter les risques pour la vie privée ;

• de nombreuses applications « Covid » sont apparues sur les magasins d'application mobiles, avant d'être, in fine, strictement limitées par leurs gestionnaires ; 

• les entreprises, les magasins, les aéroports, etc., ont déployé des caméras thermiques, censées offrir une information fiable sur la contamination à la Covid-19 en détectant des signes de fièvre, avant qu'il ne soit avéré que ce système ne consistait pas une mesure pertinente pour limiter la propagation de la maladie ;

• en France, l'intelligence artificielle a été mobilisée pour mettre en place des algorithmes de « détection de port du masque », à des fins statistiques, dans le métro notamment ;

• enfin, l'idée de contrôler le confinement à l'aide de drones a été évoquée en Europe, même si les pays ayant recours à des moyens de contrôle stricts des quarantaines semblent s'être appuyés plutôt sur des technologies comme le bracelet électronique

 

Dans l’ensemble, il est apparu assez rapidement que la contribution de ces technologies, et de l'intelligence artificielle, minoritaire parmi celles-ci, était finalement plutôt relative dans le cadre de la réponse à la crise sanitaire, qui s'est appuyée avant tout sur des processus et des technologies éprouvées. Si la désorganisation massive provoquée par la pandémie fut un terrain propice pour proposer des dispositifs qui n'auraient pas trouvé de débouchés en temps normal, les principales questions se sont finalement portées sur la capacité à répondre à grande échelle à un nombre limité de besoins bien identifiés : produire des masques, des tests, des vaccins, déprogrammer des soins, recruter du personnel, etc. De plus, l'IA n'est pas suffisamment intégrée dans l'organisation actuelle du système de soins pour être mobilisée facilement. Ainsi, comme le rappelle le Conseil de l’Europe, « les difficultés structurelles rencontrées par les infrastructures sanitaires […] ne relèvent pas de solutions technologiques, mais de l’organisation des services de santé, qui devraient pouvoir prévenir de telles situations ».

 

 

En guise de conclusion…

 

 

Le bilan du rôle de l'intelligence artificielle dans cette période de pandémie est encore difficile à tirer : s'il semble qu'elle a rencontré des succès dans la résolution de certains problèmes bien identifiés, elle n'a pour l'instant pas apporté LA solution à la crise. Toutefois, le pouvait-elle vraiment ? L'analyse démontre que par sa nature même, fondée sur l'utilisation massive de données, l'IA est structurellement mal armée pour faire face à l'adversité d'un tel événement. Par ailleurs, la temporalité de la crise est également un aspect déterminant. Si des initiatives technologiques ont pu être mises en place très rapidement, il est également clairement apparu que la course contre le virus était de longue haleine, et que le développement de solutions d'IA utiles prenait nécessairement du temps, que ce soit pour identifier les besoins majeurs auxquels cette IA peut répondre ou pour calibrer un système efficace. Si le discours performatif doit donc être remis en cause, l'IA n’en reste pas moins, à terme, un formidable outil pour lutter contre le virus et ses effets.

 

Ainsi, loin de décourager l'usage de l'intelligence artificielle, la pandémie offre une opportunité nouvelle d’analyser de nombreux facteurs avec de l'IA, comme le montrent les lauréats des « bourses Covid » du consortium formé par l'institut C3.ai, qui explorent les questions d'inégalités de logement, de modélisation épidémiologique, de stratégie vaccinale et de nombreux autres sujets. Il est évident que l’apprentissage collectif que nos sociétés ont connu depuis un an donnera lieu à de nombreuses et nouvelles applications de l’IA dans les prochaines années.

 


Remerciements

Les auteurs souhaitent remercier Monir Azraoui pour sa contribution au travail d'indexation des usages de l'IA dans la crise du Covid-19.

 

Cet article a été initialement publié dans la revue Enjeux numériques (n°15) de Septembre 2021


Crédit photo : Thomas Hawk - Fight On 


Article rédigé par Félicien Vallet et Bertrand Pailhès