Le plaignant type ? Un homme, diplômé et cadre

Rédigé par Antoine Courmont

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25 février 2022


Qui sont les personnes qui adressent des plaintes à la CNIL ? L’enquête statistique fait état d’une surreprésentation des hommes, des cadres supérieurs et des personnes diplômées de master et plus.

Menée entre février et avril 2021, l’enquête statistique réalisée par le LINC permet de dresser le profil majoritaire des plaignants. Ceux-ci sont majoritairement des hommes (62%), entre 30 et 49 ans (54,2%), diplômés d’un master et + (48,6%). Le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle semblent bien discriminants dans le recours au droit en matière de protection des données personnelles. Les cadres supérieurs et les diplômés de master et plus sont surreprésentés parmi les répondants.

Par ailleurs, on observe une nette surreprésentation des plaignants habitants en région Ile-de-France (32,48% des plaignants contre 18,30% de la population française) ainsi qu’une sous-représentation marquée des plaignants des Hauts-de-France (4,58 % des plaignants contre 9% de la population française). Les données métiers de la CNIL confirment ces différences géographiques puisque plus d’un tiers des requérants sont domiciliés en Ile-de-France.

Si l’on croise ces informations sociodémographiques avec le motif de la plainte, les seules variables significatives sont le niveau de diplôme et la catégorie professionnelle. Le sexe, l’âge ou encore la taille de la commune de résidence n’ont pas d’incidence sur le motif de la plainte adressé à la CNIL.

Si les retraités déposent plus de plaintes relatives à la protection commerciale que la moyenne (25% contre 15%), la surveillance sur le lieu de travail est le seul motif de plainte pour lequel la surreprésentation d’un groupe social est statistiquement significative. Les ouvriers déposent 7 fois plus de plaintes relatives à la surveillance au travail que l’ensemble de la population, alors que les cadres en adressent 5 fois moins.

 

Des inégalités de genre

L’enquête statistique fait apparaître une nette surreprésentation des hommes (62%) parmi les répondants. Plusieurs hypothèses, qui mériteraient des recherches complémentaires, peuvent expliquer cette inégalité de genre face aux droits de protection des données. Premièrement, elle s’inscrit dans une socialisation à l’informatique et aux technologies numériques, différenciée entre les hommes et les femmes. Dans les représentations collectives, ces sujets techniques sont souvent associés aux hommes, qui peuvent s’estimer plus légitimes pour recourir à leurs droits. A l’inverse, les femmes, intériorisant ces stéréotypes de genre, peuvent avoir l’impression de manquer de connaissance ainsi qu’un sentiment d’illégitimité pour exercer leurs droits. Ces sujets techniques peuvent intimider voire effrayer au point que certaines personnes cherchent à les éviter.  Ces résultats pointent l’enjeu de réappropriation des usages en autonomie, comme le défend notamment le Centre Hubertine Auclert.

En outre, alors que plusieurs études ont pointé que les femmes étaient davantage la cible de violences en ligne, on peut émettre l’hypothèse qu’elles développent des stratégies quotidiennes de protection de leur vie privée alternatives à l’exercice des droits. Plus généralement, au-delà du cas de la protection des données, des études ont mis en évidence des expériences et des usages différenciés de la justice et des inégalités entre les hommes et les femmes dans l’accès à la justice, par exemple devant le tribunal administratif ou la Cour européenne des droits de l’homme.  

 

Quelles hypothèses explicatives ?

Si la représentativité parfaite du corps social dans l’exercice des droits n’est pas attendue, ce manque de diversité interroge. Qu’est-ce qui explique ces inégalités sociales dans le recours aux droits de protection des données personnelles ? En l’absence d’enquête complémentaire auprès des publics qui sollicitent moins la CNIL, il est aujourd’hui difficile d’apporter des réponses autres que des hypothèses sur les raisons du moindre recours aux droits de protection des données. Outre les biais liés au dispositif méthodologique (voir encadré), plusieurs hypothèses explicatives, appuyées sur des enquêtes statistiques complémentaires, peuvent être avancées.

 

La notoriété variable de la CNIL

En premier lieu, la connaissance de la CNIL diffère selon les milieux sociaux. L’enquête de notoriété réalisée en 2020 par l’Ifop pour la CNIL auprès d’un échantillon de 1006 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, démontre que celle-ci varie fortement selon l’âge, la profession et le niveau de diplôme (tandis que la catégorie d’agglomération et la région n’ont pas d’influence). Le taux de connaissance de la CNIL varie fortement en fonction de la profession des interviewés. Si 68% de la population française connaît la CNIL, seuls 45% des ouvriers et 59% des employés la connaissent (contre 93% des cadres et 85% des professions intermédiaires). En outre, la notoriété de la CNIL est particulièrement discriminante selon le niveau de diplôme. Les détenteurs d’un diplôme supérieur au Bac affirment connaître en moyenne 2 fois plus la CNIL que ceux ayant un diplôme inférieur au Bac (85% vs 47%). Enfin, 72% des plus de 35 ans connaissent la CNIL contre uniquement 49% des 18-24 ans.

 

Un sentiment de compétences des outils numériques plus faible

Le profil particulier des plaignants peut également s’expliquer par les différences socialement marquées en équipements et pratiques numériques. Les groupes les plus diplômés et favorisés disposent en effet de davantage d’ordinateurs, smartphones, tablettes ou autres objets connectés. Ils ont également des usages numériques plus fréquents, tant dans leur sphère professionnelle que personnelle. Ils sont donc a priori davantage soumis à la collecte et au traitement de leurs données personnelles.

Une hypothèse complémentaire à celle-ci repose sur le sentiment de manquer de maîtrise ou de compétences dans l’utilisation des outils numériques. Selon le baromètre du numérique 2021, le niveau de diplôme est très explicatif de la situation : 33% des non-diplômés ne maîtrisent pas suffisamment ces outils, contre 8% seulement des diplômés du supérieur.

Cela se traduit notamment dans un recours moindre à l’administration en ligne, dont les codes sont éloignés des services numériques quotidiens. Alors que 79% des hauts revenus, 82% des cadres et 86% des diplômés du supérieur ont accompli au moins une démarche en ligne au cours des douze derniers mois, seuls 45% des non-diplômés y ont eu recours. A noter également que plus on habite dans une grande agglomération, plus on accomplit des démarches administratives sur internet. L’écart entre les habitants de la région capitale (22%) et ceux des zones rurales (34%) qui n’ont pas recouru à l’e-administration s’accroît, ce qui peut expliquer en partie la surreprésentation des plaignants d’Ile-de-France parmi les publics de la CNIL.

 

L’ordre des valeurs privilégiées selon les classes sociales

Une autre explication à cette inégalité réside dans les différences de représentations, conceptions et pratiques relatives à la protection des données au sein des divers groupes sociaux. Si le souci de la protection des données et de la vie privée est partagé dans toutes les classes sociales, le baromètre du numérique pointe que les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont légèrement plus précautionneuses dans leurs pratiques effectives, ce qui peut conduire à un recours plus important aux droits de protection des données par ces groupes sociaux.

La proportion des individus qui craignent pour la sécurité des données personnelles sur la toile est relativement homogène dans les différentes catégories socio-démographiques. Toutefois, la crainte pour la sécurité des données progresse en fonction du niveau de diplôme. Alors que 20% des non-diplômés se soucient de la sécurité des données personnelles, ils sont 24% chez les titulaires d’un niveau BEPC, 29% chez les titulaires du bac et 30% chez les diplômés du supérieur (Baromètre du numérique 2021, p 188). Par ailleurs, 38% des non-diplômés affirment n’avoir pris aucune mesure de précaution (17% de l’ensemble des répondants), alors que 47% des cadres en ont adopté au moins six (35% des répondants), selon le Baromètre du numérique 2021.

 

Des inégalités non spécifiques aux droits de protection des données

Enfin, les inégalités sociales face aux droits ne sont pas spécifiques à la protection des données personnelles. Les caractéristiques sociales des individus, leur dotation inégale en capitaux économiques, scolaires ou symboliques, sont des variables explicatives des différences d’accès au droit, au langage juridique et aux subtilités des procédures, comme l’ont mis en évidence les travaux de sociologie du droit.

Trois critères ont notamment été mis en exergue : l’inégal accès aux professionnels du droit, la méconnaissance du droit de la part des publics vulnérables, et les effets d’apprentissage et usages différenciés de l’institution judiciaire.

Le premier critère peut être écarté dans notre cas : le recours aux droits de protection des données personnelles s’effectue, sauf rarissimes exceptions, par l’usager lui-même sans l’aide de professionnels du droit. Les deux autres critères fournissent des pistes de justification encourageantes, qui sont confirmées par les entretiens auprès des plaignants (voir les articles suivants du dossier). 

Le profil particulier donné à voir par l’enquête quantitative laisse à penser que l’autonomie requise dans l’exercice des droits de protection des données est inégalement appropriable par les individus, selon leur dotation en capitaux. Ceux qui accèdent le plus rapidement au droit sont ceux qui ont des capitaux pour se repérer dans la complexité des démarches, présenter et suivre leurs demandes, etc.

 

 

Méthodologie de l'enquête

Cette enquête s’appuie sur un questionnaire facultatif présenté à l’issue du formulaire de plainte en ligne, complété par la réalisation d’entretiens qualitatifs par téléphone avec les personnes volontaires. La réalisation de l’enquête s’est déroulée entre le 15 février et le 18 avril 2021 pour le volet statistique.

284 personnes ont répondu à l’enquête en ligne, ce qui représente environ 20% des plaintes reçues sur la période. Ce questionnaire facultatif autoadministré en ligne présente des limites méthodologiques. Tout d’abord, il est admis que les personnes les plus diplômées sont plus enclines à répondre à ces enquêtes autoadministrées. Par ailleurs, le formulaire en ligne est par nature discriminant si l’on prend en compte les enjeux d’inégalités face au numérique : certaines populations moins dotées peuvent faire le choix d’adresser leurs plaintes selon d’autres modalités. Enfin, des erreurs de codage, volontaires ou involontaires, liées au caractère déclaratif, peuvent être présentes, notamment sur la catégorie socio-professionnelle ou le type de plaintes.


Illustration - CGP Grey : Lego People (CC-BY 2.0)


Article rédigé par Antoine Courmont , Chargé d’études prospectives