« Le grand détournement » : les données de vol et les jets privés

Rédigé par Thomas Le Bonniec

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14 octobre 2022


D’abord le fait de passionnés et de comptes spécialisés, le flight tracking a fait de nouveaux adeptes en 2022, et vu apparaître une nouvelle utilisation de ces données. Des usages qui posent la question de la balance des droits.

Le « flight tracking » (suivi des vols) consiste à suivre les trajets des avions et des jets en direct, une activité à laquelle s’adonnent d’abord les amateurs d’aéronautique et quelques comptes spécialisés : il s’agit, à partir de données et d’outils disponibles en libre accès, de suivre le trafic aérien, et plus spécifiquement, de certains avions.

Cette pratique est entrée dans le débat public lorsque des utilisateurs ont réussi à identifier des jets privés appartenant à des célébrités, dont des milliardaires, pour suivre leurs déplacements et calculer leur empreinte carbone.

La première initiative de ce type fut le compte @Elonjet créé en juin 2020, qui suit les trajets de l’avion d’Elon Musk. Dans des échanges rendus publics, Elon Musk parle d’un « risque pour sa sécurité », et offre 5 000 dollars au créateur du compte, Jack Sweeney, pour supprimer le compte, qui lui en demande 50 000. Les négociations n’ayant pas abouti, le compte reste en ligne. En octobre 2021, Jack Sweeney étend son expérience, avec les comptes @CelebJets, qui compile les informations relatives à plusieurs personnalités américaines, et @Zuccjet, consacré spécifiquement à l’avion de Mark Zuckerberg.

Pendant les deux années qu’a duré la pandémie de Covid-19, le secteur du transport aérien a été durablement touché. Le Guardian avait révélé qu’entre mars 2020 et février 2022, près de 15.000 vols avaient décollé presque vides du Royaume-Uni, qualifiés outre-manche de « Ghost Flights », ou « vols fantômes ». L’une des raisons principales invoquées par les compagnies aériennes était l’obligation de respecter les créneaux qui leur sont impartis par les aéroports, au risque de les perdre.

En avril 2022, c’est le Premier ministre français qui se voit reprocher d’avoir pris un avion ministériel pour faire l’aller-retour entre son bureau de vote, à Prades, et Paris. Cet épisode fait des émules : au milieu de l’été, la presse relaie les messages du compte @I_fly_Bernard qui suit les avions privés de Bernard Arnault, Vincent Bolloré, François Pinault, Martin Bouygues, et de l’entreprise JC Decaux. Car, de plus en plus, ces comptes associent un calcul des émissions carbone dues à ces trajets aux données de vol.

Au cours de l’été 2022, une question commence à agiter la twittosphère francophone: a-t-on le droit de suivre à la trace les milliardaires au prétexte qu’ils polluent davantage et plus injustement que les autres ?

 

Les nouveaux paparazzi ?

Le sujet pose deux grandes questions du point de vue du droit à la vie privée et de la protection des données à caractère personnel : celle de la surveillance latérale, et celle du détournement de la finalité des données.

Certains affirment que les données employées sont en libre accès et à caractère public : les informations du trafic aérien ont en effet l’obligation d’être rendues publiques au nom de la sécurité aérienne. Elles sont en outre partagées au grand public par des outils tels que FlightRadar24 et Adsbexchange.com. Les comptes de suivi des jets privés se contentent donc de compiler ces données, qui concernent les vols et non les passagers.

C’est aussi l’un des arguments avancés par la personne détenant le compte I Fly Bernard : ces avions sont enregistrés au nom d’une entreprise, et non d’un individu.

Cette remarque est plutôt vraie : les comptes de « Flight Tracking » ne peuvent pas, et ne cherchent pas vraiment à savoir qui se trouve dans l’avion. Aux Etats-Unis, cela donne lieu à des arguments parfois maladroits. Le rappeur Drake se défend en affirmant que son jet volait à vide. Puis c’est au tour de la chanteuse Taylor Swift, qui, après qu’on l’accuse d’être responsable de l’émission de plus de 8 000 tonnes de CO2 en 2022, répond qu’elle loue très régulièrement son avion, et ne peut être tenue pour responsable de ce bilan.

Ces commentaires et débats ont donné lieu à deux grand types d’interprétation, entre droit à l’information et droit à la protection des données.

Il faut rappeler que les données à caractère personnel sont définies comme « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable », directement ou indirectement. Cela inclut également le croisement de données : dans le cas présent, toute information de nature à permettre d’identifier les passagers d’un jet privé – par exemple une publication sur les réseaux sociaux ou une photo dans la presse, mais aussi simplement par déduction. S’il ne fait donc pas de doute que les données utilisées sont des données à caractère personnel, collectées en vue d’assurer la sécurité des vols, elles sont ici réutilisées dans un but d’information. Les deux droits (protection des données à caractère personnel et droit à l’information) se chevauchent et peuvent être revendiqués par les parties concernées, au titre de l’article 6.4 du RGPD.

La question qui se pose est donc la balance entre le droit à la protection des données et le droit à l’information, et notamment le recours à l’exemption journalistique. Ainsi l’Article 85 du RGPD rappelle que « Les États membres concilient, par la loi, le droit à la protection des données à caractère personnel au titre du présent règlement et le droit à la liberté d'expression et d'information, y compris le traitement à des fins journalistiques et à des fins d'expression universitaire, artistique ou littéraire. »

Mais, pour Suzanne Vergnolle, il ne faut pas s’arrêter au droit à la protection et à celui à l’information puisque d’autres intérêts peuvent être invoqués : « Le droit au respect de la vie privée n’est pas absolu et doit être mis en balance avec d’autres intérêts, tels que la lutte contre la corruption, le droit à l’information ou la liberté d’expression. […] Un autre droit humain pourrait également être mis en balance avec la vie privée : celui de vivre dans un environnement « propre, sain et durable », droit récemment consacré par l’ONU ».

 

L’équilibre du droit à la vie privée et à la protection des données

Il est important de souligner que le fait que les données soient accessibles publiquement ne signifie pas que le RGPD ne s’applique pas. Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est toutefois pas absolu ; d’autres droits fondamentaux se juxtaposent à celui-ci et peuvent nécessiter une étude au cas par cas.

La balance des droits figure déjà dans d’autres cas relatifs aux données personnelles : prenons l’exemple du droit au déréférencement. Il s’agit du droit à la suppression d’« un ou plusieurs résultats fournis par un moteur de recherche à l’issue d’une requête effectuée à partir de l’identité « nom et prénom » d’une personne ». Ce droit n’a rien d’automatique et doit s’apprécier au cas par cas. Le 24 septembre 2019, la Cour de Justice de l’Union Européenne précise que trois critères principaux doivent être retenus dans ce cadre : les caractéristiques des données, la notoriété et la fonction de la personne concernée, et les conditions d’accès à l’information dont il est question.

 

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Infographie reprenant les grands critères permettant de faire la balance entre le droit à l'oubli et le droit à l'information dans le cadre du déréférencement

 

Un autre exemple de cette mise en balance entre le droit à la confidentialité ou au secret des affaires et l’intérêt public s’observe pour certaines professions. Les élus et membres du gouvernement sont tenus de déclarer leur situation patrimoniale à la Haute Autorité de la Transparence de la Vie Publique (HATVP) récupère ainsi les déclarations de patrimoine et d’intérêt des élus à l’Assemblée Nationale, ainsi qu’aux membres du gouvernement. Les déclarations d’intérêt sont accessibles en ligne sur le site de la HATVP ou de l’assemblée nationale ; les déclarations de patrimoine sont consultables en préfecture pour les parlementaires, et en ligne pour les membres du gouvernement. Il existe également un registre de transparence pour les lobbies agissant à Bruxelles, « répertoriant les organisations qui cherchent à influencer le processus législatif et de mise en œuvre des politiques des institutions européennes ».

En résumé, il existe un certain nombre de situations où les données des individus sont amenées à être rendues publiques par les personnes concernées ou par des acteurs privés ou publics. Le traitement des données peut être lié à une obligation légale et le traitement des données « nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique » dont est investi le responsable de traitement. Il existe donc plusieurs cas de figure, comme nous venons de le voir, qui limitent les droits individuels, et notamment lorsqu’ils sont mis en balance avec l’intérêt général ou public et d’autres droits et libertés plus fondamentaux.

Si le sujet du flight tracking est clivant, c’est que la balance des principes légaux mise en évidence par ce sujet interroge aussi sur les libertés individuelles, qui sont mises en compétition. Ainsi, le fond du débat revient à étudier la balance des droits dans un contexte de crise environnementale : entre le droit à la vie privée et à la protection des données d’un côté, et le droit à l’information ou un « droit à l’environnement » de l’autre, lesquels ont la priorité ?

Par ailleurs, au-delà du débat juridique, la mise en lumière de pratiques de ce type, ou les interprétations faites à partir de ces données, soulèvent des enjeux éthiques, aussi bien du point de vue des journalistes que des régulateurs.

Et il ne faut pas oublier que les individus soumis à des obligations de transparence ont souvent trouvé des moyens d’en limiter les effets sur la révélation de leur vie privée, comme, dans ce cas, l’a montré le choix de Bernard Arnault de ne plus utiliser son propre jet privé depuis juin 2022.



Article rédigé par Thomas Le Bonniec , Chargé d'études numériques