Nicolas Nova : « les ateliers de réparation œuvrent à la durabilité des objets numériques »

Rédigé par Régis Chatellier

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10 juin 2021


Dans une interview pour LINC, Nicolas Nova, socio-anthropologue des cultures numériques, revient sur l'enquête de terrain de deux ans qu'il a menée avec Anaïs Bloch dans des ateliers indépendants de réparation de smartphones et hackerspaces. 

Le LINC a eu le plaisir d’accueillir l’anthropologue et designer Nicolas Nova, co-auteur avec Anaïs Boch de l’ouvrage Dr. Smartphones : une ethnographie des ateliers de réparation de téléphones portables (Dr. Smartphones: an ethnography of mobile phone repair shops). Ce livre, qui s’appuie sur une enquête de terrain de deux ans, s'intéresse aux ateliers indépendants de réparation de smartphones, aux hackerspaces, et aux pratiques de leurs techniciens. Quelles sont les spécificités de ces lieux ? Comment les réparateurs apprennent-ils à manipuler des produits qui n'ont pas été conçus pour être réparés ? Et qu'est-ce que la réparation d'un écran de téléphone fissuré peut nous apprendre sur l'innovation et l'utilisation des technologies ?

Nicolas Nova et Anaïs Bloch soutiennent qu'une meilleure compréhension de la maintenance et de la réparation est urgente, fondamentale de toute tentative de relever les défis d'une ère de crise environnementale et de gaspillage. 

 

LINC : Nicolas Nova, pourriez-vous tout d’abord nous expliquer ce qui vous a intéressé dans les boutiques de réparations de smartphone et vous a mené à réaliser cette ethnographie ? 

Nicolas Nova : L’injonction à la numérisation et au remplacement régulier des dispositifs comme les smartphones a eu pour conséquence que les pratiques de réparation prennent de l’importance. Nous avons assisté, notamment en Suisse, à l’éclosion de ces boutiques, qui sont l’objet de notre enquête, mais aussi de repair-cafés, un modèle différent tenu par des associations. Nous avons réalisé une enquête de terrain, mené soixante entretiens, et deux mois d’observation dans des boutiques afin de mieux comprendre ce phénomène. 


Il nous semblait d’autant plus intéressant d’effectuer ce type d’enquête en Suisse, un pays du nord, associé à un imaginaire de richesse, comme un contre-exemple sur nos représentations des pratiques de réparation. Ces boutiques tiennent à la fois du formel et de l’informel, à la frontière entre le légal et l’illégal, où l’on peut voir passer des smartphones volés, mais ce sont aussi des lieux du soin et du « contre-faire ». Les réparateurs doivent faire, contre les industriels, une véritable rétroingénierie des dispositifs, afin de les comprendre pour mieux les réparer. 

 

Alors que les smartphones sont bien souvent perçus comme des boites noires, qu’ils concentrent des technologies de pointe, comment fonctionnent ces boutiques de réparation ?

Les personnes qui tiennent ces boutiques de réparation se sont constituées en réseaux, inter-urbains et régionaux, elles se partagent des conseils et des aides sur des discussions Whatsapp et développent des expertises souvent très précises. Ce sont différents métiers qui se créent dans ces boutiques, comme cet homme, en situation irrégulière, qui se déplace avec son sac à dos dans lequel il a tout le matériel, et surtout les compétences qui l’ont transformé en « maître de la micro-soudure ». Chaque boutique et chaque personne peut développer ses spécialités : le reconditionnement des écrans, les données et les algorithmes, etc. 


Ces boutiques se fournissent directement à Shenzhen, où se situe le plus grand et le seul marché de pièces détachées au monde, où l’on trouve tout. Ces ventes se font d’une manière à la limite entre l’officiel et l’officieux, même si les grandes marques sont au courant. 


En parallèle, la rétro-ingénierie des smartphones et les pratiques de réparation donnent lieu à la constitution d’une véritable documentation technique, constituée de photos, de vidéos, mais aussi de classeurs et de cahiers : de véritables rapports de déconstruction, en version hardware (matériel) et software (logiciel) dont certains peuvent se vendre entre 3000 et 6000 euros.

 

Vous considérez ces boutiques comme de véritables lieux d’innovation, non seulement technologique, mais sociale. 


En effet, nous constatons que ce ne sont pas seulement des lieux de réparation, mais des espaces d’innovation différents des modèles classiques et de véritables modèles d’innovation sociale, où l’on se donne des conseils. Des lieux où l’on fait comprendre aux clients comment cela fonctionne, dans un objectif de durabilité du matériel. 
Cela fait écho selon moi au rôle des écrivains publics, qui viendraient palier à la fracture numérique de deuxième niveau. Ils répondent à une demande sociale et à une vie de quartier, créant ainsi une communauté de personnes, offrant sans les facturer des conseils et une forme de médiation numérique. En ce sens, et d’une certaine manière, ils parviennent à réaliser ce que les Fablabs et les Hackerspaces ne sont pas parvenus à faire, en ne parvenant pas à élargir leurs publics. 


Ce sont aussi des lieux ouverts sur toute la population, qui sont ouverts aux migrants et aux plus défavorisés, mais tout le monde peut aller dans ces boutiques. Même des banquiers genevois qui vont préférer faire réparer localement leur téléphone, et que la personne ouvre le téléphone devant eux plutôt que de laisser le téléphone partir chez Apple et laisser circuler leurs données et contenus. 

 

Nous explorons dans notre dernier cahier IP, Scènes de la vie numérique, le rapport quotidien à la protection des données et de la vie privée ? Avez-vous pu constater des pratiques spécifiques à ces questions ? 


Les demandes peuvent d’abord porter sur les services eux-mêmes : « je ne comprends pas pourquoi mon flux Spotify fonctionne ainsi », « Pourquoi je vois ces contenus sur Instagram », etc. Sur la question des données, les personnes vont vouloir récupérer des données et des contenus, sur un vieux smartphone ou parce qu’il ne fonctionne pas bien. D’autres vont faire état de craintes d’être espionnés, pour des questions de divorce ou de querelles de voisinage. 


Plus largement, les clients vont demander des conseils en informatique, pour transférer des données, comment être sûr que celles-ci ne sont pas partagées avec quelqu’un d’autre, que se passe-t-il si je me fais voler mon téléphone, etc. 


La question des traces revient souvent également. Les boutiques vont avertir de certains risques associés au bluetooth ou au wifi, ou des problèmes de mots de passe également, qui reviennent souvent : qu’est-ce qu’un mot de passe ? comment le choisir ? Les vendeurs peuvent aussi donner des conseils sur la gestion des cookies dans le navigateur de leurs clients. Parfois cela donne lieu à la réalisation de flyer, des formes d’appropriation – même imparfaite - de la conscience des enjeux liés à la protection des données. 

 


Nous lançons en 2021 de travaux sur le lien entre protection des données et environnement. Sur ces questions, alors que la culture du dépannage portée par les hackerspaces se portait sur des enjeux très militants, qu’en est-il dans ces boutiques, portent-elle un discours pour un numérique plus durable ? 


Je constate effectivement, pour avoir suivi l’évolution de ces boutiques sur cinq ans, que cette question environnementale, très présente dans les médias, est reprise dans ces boutiques. Alors que réparer des écrans était juste un projet entrepreneurial au départ, pour gagner de l’argent, elles ont compris que ces pratiques sont importantes, en général. 


C’est dans ces boutiques que l’on retrouve au final des action concrètes et pragmatiques, avec des gens qui, sans faire de prosélytisme écologique, œuvrent à la durabilité des objets numériques, et donnent des solutions pour résoudre des problèmes. Ils comprennent en tant que communauté qu’il faut changer la manière d’utiliser les objets numériques, avec la construction d’un discours environnemental qui commence à apparaître dans certaines espaces et pourrait prendre de l’ampleur. 

 

Nicolas Nova

Publié le 01 juin 2021

Nicolas Nova est chercheur, socio-anthropologue des cultures numériques, spécialiste du design d'interaction et de la recherche prospective. Il est également très actif dans la mise en place de la Design Fiction, une approche visant à anticiper et spéculer sur l'utilisation des technologies numériques dans un futur proche. Co-fondateur de l’agence Near Future Laboratory, il est professeur associé à la Haute école d'art et de design de Genève (HEAD - Genève). Il est également chercheur associé au Medialab Sciences Po à Paris.


Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives