Le jeu vidéo comme prototype de la personnalisation comportementaliste des prix ?

Rédigé par Geoffrey Delcroix

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15 mars 2018


La logique économique à l’œuvre dans le monde du jeu vidéo favorise les compléments et microtransactions payantes dans le cours du jeu. Cette évolution du modèle économique a des conséquences directes sur le « game design » : pour gagner de l’argent, les éditeurs sont obligés de mieux comprendre et in fine peut-être de mieux manipuler les comportements et la personnalité des joueurs. Cette tendance peut faire de ce secteur un pionnier du neuromarketing, l’application des neurosciences et des sciences cognitives et comportementales au marketing, au risque de se retrouver pris dans une tension antagoniste entre expérience satisfaisante de jeu et optimisation de la rentabilité.  

En août 2016, LINC avait saisi l’opportunité de la sortie du jeu Pokémon go, un jeu vidéo de réalité augmentée sur smartphone, pour s’intéresser à la place des données dans les jeux vidéo. Nous relevions que pour des applications mobiles gratuites, la monétisation devait nécessairement s’opérer lors de l’utilisation et non de l’acquisition. Cet aspect économique n’est pas sans conséquences sur le design et l’expérience de jeu, comme le souligne Pierre-Jean Benghozi (lire son interview sur linc) : « Ces formes de monétisation affectent naturellement les modalités de commercialisation, puisqu’il s’agit à la fois de développer une stratégie de promotion de masse pour convaincre des joueurs de tester gratuitement un jeu et, d’autre part, de déployer une stratégie de ciblage visant à fidéliser certains joueurs pour les convaincre d’acheter régulièrement des compléments payants. Ce passage d’un mode de monétisation à un autre implique de repenser le gaming, l’organisation du jeu et naturellement l’interaction avec les joueurs. »

La technique de monétisation incite par ailleurs les éditeurs ou leurs fournisseurs de services tiers (comme WeChat ou Facebook) à collecter plus de données personnelles que ce qui habituellement pratiqué dans le secteur du jeu.

Du point de vue économique, le jeu vidéo se rapproche ainsi du modèle du casino, où la majorité des gains sont faits sur une minorité de joueurs : selon une étude publiée en 2016 (Swrve monetization report 2016) la moitié des revenus des jeux pour mobile viennent de moins de 0,2% des joueurs…

La monétisation d’un jeu passe dorénavant, en termes de game design et de psychologie comportementaliste, par la maîtrise des stimuli de frustration et récompense qui sont à la base de l’activité ludique tout comme  du passage à l’acte d’achat. Cela conduit à des stratégies sophistiquées de manipulation douce (le nudge), par exemple en masquant la réalité des prix par l’intermédiaire d’objets qui complexifient les transactions (obtenir pour 2,99€ 16 diamants. Ensuite vous pourrez acheter telle option pour 7 diamants) ou en permettant aux joueurs de passer outre des points douloureux de l’expérience de jeu en payant (par exemple des temps de latence obligatoires avant un événement ou la perte de bonus durement gagnés lors d’une défaite face à un ennemi très puissant…).

Ces conséquences sont loin d’être anodines du point de vue de l’expérience de jeu. Comme le souligne Jamie Madigan (auteur de « Getting gamers ») dans une vidéo de Vox, cela incite les éditeurs de jeux à introduire sciemment des « pain points », pour que les incitations à payer soient efficaces…

Quand les joyaux de la couronne des éditeurs de jeu vidéo rejoignent la danse : microtransactions et loot boxes dans les triple A

Mais que se passe-t-il lorsque ces enjeux envahissent le marché du jeu vidéo traditionnel et en particulier sa pointe la plus connue, les jeux dits AAA, l’équivalent des blockbusters hollywoodiens en termes de budget et d’équipe de production mobilisés ? Ces triple A sont des jeux lourds en investissement, généralement vendus très chers, qui se développent aujourd’hui, comme dans l’industrie audiovisuelle, autour de la notion de franchise durable dans le temps, enchainant suites et environnements dérivés / inspirés.

Jusqu’à récemment, on pouvait encore caricaturer le marché du jeu vidéo entre deux extrêmes : d’un côté un marché casual  (relaxe), peu exigeant pour le joueur, mobile et tendant vers la gratuité de l’acquisition du jeu, et un marché AAA hardcore (noyau dur) avec des jeux de plus en plus couteux à produire et vendus plusieurs dizaines d’euros.  Cette simplification est de moins en moins pertinente, d’une part car la hausse des prix des jeux AAA s’essouffle, d’autre part car la connexion permanente à haut débit des joueurs offre des possibilités marketing bien plus alléchantes que la traditionnelle stratégie ship  and forget (le jeu se vend pendant un temps puis disparait, puis on sort le jeu suivant).

Le marché AAA subit donc une transformation souvent résumé par l’expression de game as a service, c’est à dire qu’un jeu dois désormais être conçu comme un service à durée auquel du contenu, gratuit ou non, peut être régulièrement ajouté.

Dans cette optique, les achats in game deviennent aussi un élément clé de la rentabilité d’une franchise AAA. Même chez les plus grands éditeurs de jeux ces revenus dépasseraient les 25% du chiffre d’affaires. La difficulté principale est qu’il est évidemment plus délicat de faire accepter des contenus additionnels payants à des joueurs qui payent déjà plusieurs dizaines d’euros pour un jeu…  

Les éditeurs ont donc développé des stratégies innovantes, par exemple par des bonus censés être aléatoires, les loot boxes, dont le contenu réel est inconnu au moment de leur acquisition. De nombreux joueurs et analystes se plaignent de cette situation, comme le raconte Canard PC dans son numéro du 1er novembre 2017 : « les éditeurs n’étant pas obligés de révéler leurs recettes rien ne garantit que le tirage des objets trouvés dans une boite soit réalisé de façon impartiale et équitable. Tout indique même le contraire. (…) avec la quantité de données que les jeux vidéo modernes accumulent sur leurs utilisateurs (fréquence de jeu, durées des parties, recours modéré ou fréquent à la boutique, armes et cartes préférées…) on imagine à quel point il peut être aisé pour un éditeur d’ajuster de façon personnalisée la distribution des lots afin d’inciter chaque joueur à cracher au bassinet ».

Le monde du jeu vidéo peut-il gérer de manière raisonnable le pouvoir du neuromarketing et de l’analyse comportementale des joueurs ?

L’idée qui était au cœur du scénario TraumData de notre 3ème cahier en 2016, est de moins en moins à ranger dans la catégorie design fiction. Ainsi, comme le souligne encore Canard PC, « Activision a récemment déposé un brevet concernant un système de matchmaking […] qui peut  déterminer qu’il s’agit par exemple d’un débutant qui aime jouer les snipers ». Le système le place alors dans une partie où officie un excellent sniper, afin que ce dernier serve de modèle au jeune joueur, lequel sera alors incité à acheter des objets utilisés par ce joueur. 

Un autre site de gamers, relève que «  les systèmes de matchmaking actuels dépendent d’une seule et unique stratégie centrale : toujours créer des parties équilibrées.»

Ici, l’éditeur opère une translation de l’expérience de jeu à l’engagement : en résumé,  les parties équilibrées ne scotchent pas assez les joueurs devant leur PC/Console.

Et c’est ici que les données personnelles et le suivi personnalisé des joueurs prend tout son sens : pour privilégier l’engagement, quoi de mieux que de personnaliser à outrance l’expérience de jeu, pour la rendre plus addictive et ainsi d’obtenir le revenu par joueur le plus élevé possible.

Car si la pure personnalisation des prix d’étiquette reste difficile à digérer pour le consommateur, elle est beaucoup plus difficile à détecter lorsqu’elle se joue sur de tels revenus globaux, acquis dans la durée sur une succession de micro-transactions.

Comme nous le soulignions déjà en 2016 dans notre 3ème cahier, c’est bien ici que le discours euphémisant des technologies (« la magie des algorithmes « ) peut conduire aux dérives manipulatrices les plus gênantes.

Pour la société et pour les régulateurs, une voie à explorer est donc celle du rétro-design de l’attention, qui aura pour objectif de comprendre comment les acteurs économiques s’y prennent pour capter notre esprit, analyser notre personnalité et exploiter nos failles et nos biais cognitifs, une voie d’exploration dans laquelle LINC s’engage aujourd’hui aux côtés de la FING.

Par ailleurs, une fois n’est pas coutume, de bonnes pratiques de régulation pourraient en ce domaine venir de Chine, où les jeux vidéo incluant des pochettes surprises payantes sont assimilés à des jeux d’argent et les éditeurs doivent rendre publiques les chances exactes de remporter les lots mis en jeu

 


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Photo by _ HealthyMond on Unsplash (CC0)


Article rédigé par Geoffrey Delcroix , Chargé des études prospectives