[Itw] Fabien Girardin : un service au rythme de l’humain ?

Rédigé par Estelle HARY

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18 décembre 2018


Il est souvent reproché aux technologies de ne pas être en adéquation avec la nature humaine. Pourtant, cela est possible : quelles formes cela peut-il prendre?

Humans est une design fiction sous forme d’application mobile, créée en 2014, offrant « de gérer de façon rationnelle nos trop nombreux contacts des réseaux sociaux et de ralentir notre consommation de statuts, updates, tweets, selfies et images de toute sorte ». Discussion avec Fabien Girardin, co-fondateur de Near Future Laboratory, et créateur de Humans, pour nous permettre de comprendre les enjeux de ce projet. 

 

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LINC : Qu’est-ce que Humans ? 


Fabien Girardin : Humans est une application qui regroupe les comptes de ses contacts venant de différents réseaux sociaux dans une même « unité » : un human, et permet ensuite de voir les données de ses humans sous une forme contextualisée. Techniquement, l’application agrège les flux en fonction des différentes sources accessibles de données et les présente dans le contexte propre au human sélectionné. Proposant une vision de ses contacts allongée dans le temps et adaptée à leurs rythmes de partage, l’application ne répond pas à une logique de précision mais cherche juste à donner une idée générale de ce que l’autre partage. 


L'utilisateur est entièrement en charge de la création de ses humans. Aucun algorithme de recommandation ou de création automatisée de human n’est implémenté dans l’application. Si l’utilisateur veut créer un nouvel human, il tape le nom de la personne qu’il souhaite et filtre ensuite les différents flux qu’il veut voir apparaître dans l’application à propos de cette personne. C’est une suite de choix conscients que l’utilisateur fait, au travers desquels il identifie les individus et groupes de personnes importants dans sa vie. Par ailleurs, le fait de devoir créer ses humans par soi-même, sans assistance algorithmique, permet d'éviter que les gens créent trop de humans et oblige donc l’utilisateur à garder une certaine « hygiène numérique » en priorisant ses contacts. Ceci est à l’inverse des logiques mises en place dans les réseaux sociaux qui proposent toujours plus de contacts. Au final l'interface de Humans créée elle-même une limite. Elle ne pousse pas au contact et limite assez naturellement le nombre de personnes que l'on ajoute dans l'application. 

 

 

Fabien Girardin LINC CNIL 2
 

 

LINC : Quelles sont les origines et les idées sous-jacentes à Humans ?

 

F.G. : Humans est né de mes questionnements sur notre relation au temps et la façon dont les technologies l’accélèrent. La culture de ceux qui créent les outils technologiques est dominée par l’idée qu’il faut aller toujours plus vite, qu’il faut toujours plus optimiser, et cela se reflète dans leur vocabulaire : pour avoir du succès, il faut « Fail Fast, Fail Often», les jeunes pousses vont dans un « incubateur » ou un « accélérateur », les équipes font des « sprints », etc. Je voulais prendre de la hauteur et du recul par rapport à ce paradigme dominant et j'ai commencé à me questionner sur le postulat inverse de l'accélération et à m'interroger sur les langages qui en émergeraient. Si l’on prend l'exemple des réseaux sociaux, la masse d'information qu'ils nous soumettent ne permet pas d’explorer les choses en profondeur. Pour proposer des alternatives, il serait tout d'abord important de comprendre de combien de temps une personne a besoin pour entrer en profondeur dans un sujet. Cela se traduirait-il par des outils qui, au lieu d'être construits sur du temps réel, nous rendraient sensibles aux différents rythmes d’une présence en ligne, ce qui nous permettrait d'être plus consciencieux au sujet des informations partagées sur ces plateformes ? 


En parallèle de cette réflexion au temps, je me suis interrogé sur les modalités de mesure dominantes de réussite d’un service. Aujourd’hui, les indicateurs de succès d’un service correspondent à des copies de ceux des réseaux sociaux de la Silicon Valley : combien d’utilisateurs ai-je ? A quel rythme de croit ce nombre ? Quel est le taux de rétention ? Combien de temps restent-ils sur l'application ? Ces mesures n’ont pas nécessairement de sens en dehors du secteur d'activité très spécifique des réseaux sociaux. Par exemple, la relation d’une banque avec ses utilisateurs est très différente de celle que ces plateformes ont avec leurs utilisateurs, elle doit donc réfléchir autrement au type de service qu'elle peut offrir et à comment elle les offre. Dans ce cas de figure, le moins on est présent dans l’esprit de notre client, le mieux on fait notre travail. Malheureusement, dans les faits, nombre des technologistes concevant ces services bancaires cherchent à capter l’attention et le temps des clients. Humans, en faisant un pas sur le côté, questionne ce genre de pratiques et croyances, pour inciter à trouver ses propres mesures : la qualité d’une relation à long terme, le niveau de confiance... 


Humans est une façon de révéler la possibilité d’une culture technologique basée sur une flexibilité ouverture d'esprit au delà de la pensée unique de la Silicon Valley, une adaptabilité aux changements de contexte et la qualité et besoin de la perte de vitesse. Lorsque l'on aura une telle culture, les outils et plateformes créent au travers d’elle la refléteront. 

 

 

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LINC : Pourquoi ces réflexions se sont-elles incarnées dans une application mobile ? 

F.G. : Une partie est sans doute liée à mon profil d’ingénieur ainsi qu’à mes études au MIT où l’on réfléchit sur la technologie en la créant de manière appliquée. Concevoir un outil permet de mieux comprendre les phénomènes étudiés et ses constructions sous-jacentes. Créer une application mobile parait logique car elle incarne concrètement les enjeux du temps dans l’écosystème technologique, et elle permet de s’adresser aux personnes impliquées dans la conception de solutions numériques dans un langage qu’ils comprennent facilement et qu’ils relient facilement à leur propre travail.  


L’application mobile est également accessible en termes de développement mais aussi d’usage. D’un point de vue technique, les conditions d’utilisation des API des différents réseaux sociaux permettaient de créer une application comme Humans.  En 2018, cela est plus difficile, voire impossible, car ces conditions ont évoluées pour répondre aux choix de modèle économique de ces réseaux, mais aussi aux inquiétudes de leurs utilisateurs de savoir que leurs données pouvaient être utilisées librement par des tiers. D’un point de vue utilisateur, l’application est la façon la plus facile d’offrir un contexte réel d'expérimentation. Elle offre un environnement familier aux utilisateurs qu’ils savent utiliser, ce qui permet d'explorer des alternatives en changeant juste ce qu'il faut des codes et de l'expérience des données structurant ce type d'interface. Humans reprend une partie du langage visuel rencontré dans les applications (avatars utilisateurs, news feed, etc.) et remet en cause seulement certaines représentations afin que l'utilisateur puisse percevoir et réfléchir aux questions sous-jacentes au projet. Cette accessibilité intellectuelle et tangible à la design fiction permet d'avoir des retours: elle existe et à partir de son utilisation, une discussion s'établie. 

 


LINC : Depuis Humans, as-tu observé des changements dans les pratiques des réseaux sociaux ?


F.G. : Certains acteurs comme Twitter ont fait des efforts pour gérer les informations présentées aux utilisateurs au travers de petits résumés qui correspond à une personnalisation des flux triant ce qui est important de ce qui ne l'est pas. Eux le font au travers d'algorithmes, Humans demande aux utilisateurs de le faire par eux-mêmes en les laissant décider de ce qui est important pour eux. Twitter a aussi amélioré la façon dont les contacts sont priorisés. Même si l'approche reste algorithmique, elle se base sur les interactions entre les utilisateurs de la plateforme. À mon sens on pourrait aller plus loin, en créant des fonctionnalités permettant de mettre de l'ordre dans les contacts, de les réorganiser et de les nettoyer. En effet, on pourrait partir du principe que l'expérience des utilisateurs s'en trouve améliorée si l'on arrive à réduire le bruit informationnel d'une manière ou d'une autre, même si cela amène également des questions autour des bulles informationnelles.

 

Globalement, je vois une tendance assez forte, faisant évoluer les modes de conception de la quantité vers la qualité. C'est un peu le principe derrière des applications permettant de prendre conscience du temps passé sur telle ou telle application. Malheureusement, ces solutions approchent la question d’un point de vue quantitatif et très techno-centrique. Elles jouent le rôle de miroir de l’activité mais ne permettent pas aux gens de s'approprier les outils et plateformes. On veut automatiser le travail pour eux, ce que je comprends, mais il n'est pas non plus anormal de leur laisser le contrôle et de leur permettre de faire des choses manuellement…

Fabien Girardin

Publié le 18 décembre 2018

Fabien Girardin (PhD) est un scientifique et ingénieur développant des technologies « humaines ». Il est un co-fondateur de Near Future Laboratory, une agence d’innovation et de prospective basée en Europe et en Californie. S’appuyant sur un ensemble de compétences interdisciplinaire, il guide les organisations dans la transformation de leurs technologies numériques en des cultures, visions et solutions innovantes.

http://www.girardin.org/fabien/ 



Article rédigé par Estelle HARY , Designer