Coronoptiques (4/4) : rendre visible le (non) respect du confinement

Rédigé par Antoine Courmont

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08 avril 2020


De manière similaire aux gestions historiques des épidémies, les dispositifs technologiques de surveillance sont mobilisés pour contrôler le respect des mesures de confinement par la population. Ils se décomposent en deux opérations complémentaires : documenter les autorisations de déplacement, identifier le non-respect du confinement.

Publié le 08 April 2020

Le dernier usage des données pour la gestion de l’épidémie vise à l’application de mesures de sécurité publique plutôt que sanitaire. Les données sont mobilisées pour faire respecter les mesures de confinement et maintenir l’ordre public. Cette surveillance étroite de la population s’inscrit dans la continuité des mesures historiques prises pour lutter contre les épidémies. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault décrit les dispositifs biopolitiques mis en place pour traiter la peste au XVIIe siècle. Après s’être fait recensés, les habitants devaient respecter un strict confinement, contrôlé chaque jour par des inspecteurs passant devant les maisons auquel chaque habitant devait se présenter à la fenêtre. Ce biopouvoir, qui s’applique sur le corps et vise à protéger la vie de la population (et non plus uniquement des sujets juridiques et des territoires), voit émerger la relation savoir/pouvoir qui est aujourd’hui au cœur de la mobilisation des données pour gérer la pandémie. La population est surveillée et contrôlée en permanence par le pouvoir politique pour maintenir et maîtriser sa santé.

 

Documenter les autorisations de déplacement


Les dispositifs analysés par Foucault, comme les instruments actuels, reposent sur deux opérations complémentaires. La première est la production de documents nominatifs qui indique à l’administration où chacun est censé être, en indiquant notamment les droits de circulation des individus. Les attestations de déplacement dérogatoire que nous devons scrupuleusement remplir en indiquant notre identité, notre adresse, la date, l’heure et le motif de notre déplacement pour toute sortie en sont un exemple. Les Indiens reçoivent un tampon indélébile indiquant la date de fin de leur quarantaine. Lorsque les mesures de confinement généralisé s’achèveront, ces documents pourront être remplacés par des applications qui indiqueront l’immunisation des individus (par infection ou vaccination) ou leur contact éventuel avec des personnes contaminées. En Chine, les autorités ont développé, en partenariat avec Alipay et Wechat, des applications Health Code. Sur la base de l’historique de ses déplacements et d’un questionnaire sur son état de santé, l’algorithme évalue le risque que l’utilisateur ait été en contact avec un porteur du virus et génère un QR Code, indiquant à son utilisateur un code couleur : rouge, il ne peut sortir de chez lui durant deux semaines ; jaune, il doit se mettre en confinement pendant 7 jours ; vert, il est libre d’aller et venir. Cette application, qui s’appuie sur les infrastructures existantes de paiement mobile d’Alipay et WeChat, massivement utilisées, a suscité des critiques d’une partie de la population qui dénonce l’opacité de l’algorithme de scoring et ses résultats douteux. Le programme envoie également la localisation en temps réel de l’utilisateur, le nom de la ville et un code d’identification à un serveur opéré par les forces de l’ordre chinoises comme l’a révélé le New York Times. La collaboration entre acteurs publics et privés a facilité le déploiement rapide de cette application au sein de la société. L’utilisation massive des applications AliPay (900 millions d’utilisateurs en Chine) et WeChat (plus d’un milliard d’utilisateurs) a contribué à l’enrôlement des individus, tandis que les organisations publiques et privées, gérant les accès aux bâtiments ou aux transports, disposaient des technologies de lecture des QR Codes utilisées pour le paiement quotidien. Les entreprises Tencent et Alibaba ont toutefois affirmé ne partager aucune donnée avec les pouvoirs publics autres que la localisation des utilisateurs après leur consentement. Mises en œuvre à l’échelon local, ces applications ne sont enfin pas interopérables entre elles comme le témoigne le journaliste du Financial Times. Alors qu’il revenait à Pékin après un séjour en dehors de la ville, les autorités de son district lui ont indiqué d’ignorer l’application du gouvernement municipal de Pékin et de s’enregistrer sur une autre application de santé utilisée par le district. Un journal local a d’ailleurs titré « Une personne, six codes » pour déplorer la multiplication des applications, résultat de la confrontation entre les différents pouvoirs locaux.

 

Contrôler le confinement


La seconde opération complémentaire à la documentation est celle du contrôle effectif du confinement. A l’instar des mesures disciplinaires analysées par Foucault, la surveillance du confinement et de la distanciation sociale s’effectue par un ensemble d’acteurs jouant un rôle enchevêtré : forces policières évidemment, qui effectuent rondes et sanctionnent, mais également les citadins jugeant certaines pratiques devenues déviantes (notamment les rappels à l’ordre, par le biais de remarques, réprobations ou simples regards envers les individus ne respectant pas les gestes de distanciation sociale), jusqu’aux applications nous rappelant la norme à respecter. L’activité de police (de contrôle des comportements) n’est pas réservée à l’organisation policière.

 

Ce contrôle policier de l’isolement, confinement de la majorité de la population ou isolement ciblé des malades, s’accompagne de la mobilisation de données de localisation qui visent à rendre visible le non-respect des mesures pour orienter le contrôle policier. Encore une fois, les données peuvent être mises en œuvre au travers de différents dispositifs de surveillance, centrés soit sur l’espace, soit sur l’individu. Dans le premier cas, des données de déplacement agrégées peuvent permettre l’identification de zones où le confinement semble moins respecté et sur lesquelles les contrôles policiers doivent se concentrer. On retrouve dans ce cas des techniques de management par les données déjà largement utilisées pour rationaliser et territorialiser l’activité policière. Dans le second cas, l’objectif est de contrôler le respect individuel des mesures de quarantaine en apportant la démonstration technologique que l’individu se situe bien à son domicile. La Corée du Sud, qui lors de la précédente épidémie de coronavirus en 2015 utilisait les données de téléphonie mobile pour surveiller le respect de la quarantaine, a déployé une application qui sonne et alerte les autorités si les personnes en confinement se déplacent. 42% des 10600 personnes en quarantaine au 21 mars utiliseraient cette application. Le gouvernement taïwanais a mis en œuvre un dispositif de surveillance des individus provenant de pays étrangers. Ceux-ci doivent rester en quarantaine à leur domicile durant 14 jours. Le respect de cette mesure est contrôlé par le biais d’une « clôture électronique » (« electronic fence »), reposant sur la géolocalisation. Si l’appareil est éteint durant plus de 15 minutes, une alerte est transmise aux autorités. En outre, pour vérifier que l’individu n’est pas sorti sans son téléphone, les autorités appellent aléatoirement deux fois par jour ces personnes. En l’absence de réponses, les autorités interviennent comme l’a compris à ses dépens cet étudiant de l’Université américaine de Taïwan. Le 22 mars, à 7h30, la batterie du téléphone de cet étudiant s’éteint. A 8h15, 4 services du gouvernement ont tenté de le joindre. Cinq minutes plus tard, les policiers frappaient à sa porte. Dans le même esprit, la Pologne a mis en place une application réservée aux personnes placée en quarantaine. Ces dernières reçoivent un texto inopiné, qui ont alors 20 minutes pour envoyer un selfie. Les services de police vérifient alors que la personne se trouve dans le périmètre fixé pour la quarantaine, et qu’il s’agit bien de la bonne personne, grâce à la photo. Faute de réponse, elles se déplacent pour sanctionner le contrevenant. En Russie ou en Chine, les forces policières s’appuient sur les importants systèmes de vidéosurveillance mis en œuvre ces dernières années pour s’assurer, par reconnaissance faciale, du respect du confinement.


Au-delà des quelques cas médiatisés, il est aujourd’hui difficile de juger si ces dispositifs de surveillance technologique sont massivement utilisés et efficaces. Les promoteurs, tout comme les pourfendeurs de ces solutions, se basent sur l’hypothèse identique que ces technologies remplissent les objectifs pour lesquels elles ont été mises en place. Or, les études empiriques sur les dispositifs de surveillance des populations, tels que la vidéosurveillance, tendent plutôt à démontrer le contraire. Sans présupposer l’efficacité et la légitimité de ces dispositifs de surveillance, il est nécessaire de les analyser comme des instruments parmi d’autres dans la mise en œuvre des mesures de confinement. Plutôt que sur l’obéissance et la répression, la gouvernementalité épidémiologique peut reposer sur l’intelligence individuelle et collective pour comprendre une situation sociale inédite et adapter ses gestes et ses pratiques. L’Allemagne, qui a opté pour un confinement partiel, privilégie « le contrôle du contact plutôt que du déplacement » : la durée et le nombre des sorties ne sont pas contrôlées si elles sont effectuées seules ou entre personnes partageant le confinement. En France, il faut mettre en avant le fait qu’en l’espace de quelques jours, la quasi-totalité de la population s’est soumise aux mesures de confinement, inédites et soudaines, dans des contextes sociaux et résidentiels parfois très difficiles (mal logement, violences domestiques, etc.). Face à la peur du virus, la majorité de la population semble accepter, sans protester, de sacrifier sa liberté de déplacement et de se plier au confinement. Les premières recherches italiennes témoignent que cette acceptabilité est étroitement liée à la transparence des informations fournies par les gouvernements. La confiance des populations dans la capacité du gouvernement à lutter contre l’épidémie est un facteur central. La surveillance ne sera jamais un palliatif durable à cette confiance.

 

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Les données sont des instruments indispensables à la gestion de l’épidémie actuelle. Elles sont des technologies cognitives qui rendent visibles le virus, sa contagion et le respect des mesures de confinement par les populations. Si elles participent à des modes de surveillance, ce qu’elles donnent à voir est toujours partiel et orienté vers une finalité déterminée. Elles donnent à voir des éléments de la crise, mais elles laissent dans l’ombre d’autres aspects, ignorance pouvant mener à des formes d’inaction politique. Ces formes de savoir sont également des ressources organisationnelles mobilisées par des groupes professionnels ou des organisations pour légitimer leur action dans le gouvernement de la crise. En cela, les données sont des technologies cognitives éminemment politiques. Le choix d’un mode de représentation influe sur la manière de percevoir une situation sociale et de la traiter. Tout mode de quantification est ainsi étroitement associé à une forme de gouvernement, comme l’a résumé Michel Foucault en pointant la relation savoir / pouvoir. Plus ou moins respectueux de la vie privée et des libertés individuelles, les dispositifs de surveillance mis en œuvre sont porteurs d’une certaine vision du rapport entre gouvernants et gouvernés.


L’exploration de la mobilisation des données illustre la pluralité des politiques de données mises en œuvre pour gérer les épidémies, qui sont autant de « coronoptiques » entremêlés, représentant chacun un aspect de la situation sociale. Si cette exploration mériterait une recherche approfondie, le choix des dispositifs de surveillance s’inscrit dans des trajectoires institutionnelles, techniques, sociales et économiques propre à chaque pays. Il varie selon les ressources à la disposition des gouvernements, les objectifs poursuivis, les trajectoires et particularités institutionnelles, les configurations d’acteurs publics et privés, les instruments préexistants et les valeurs sociales défendues. Les pays asiatiques s’appuient notamment sur une culture de la préparation (anticiper l’irruption de la maladie) et sur une stratégie de gestion de l’épidémie, reposant sur de multiples instruments, dont certains ont été éprouvés au cours des épidémies précédentes H5N1 (1997, 2005), Sras (2003) et Mers (2012). Ils disposent par ailleurs d’infrastructures de surveillance étatique et commerciale, particulièrement intrusives, sur lesquelles ils se reposent en partie aujourd’hui pour gérer l’épidémie. Si certains tentent de faire circuler des modèles et des bonnes pratiques, il convient d’être prudent avant de transposer un instrument d’un pays à l’autre. On ne connaît pas avec précision les effets d’une mesure sur le long terme, et, rien ne permet aujourd’hui de valider le succès dans le temps de la prétendue réussite contre la pandémie des modèles asiatiques. Les réponses à apporter à un problème donné sont toujours multiples et situées. Les dispositifs de surveillance technologique ne sont qu’un instrument parmi d’autres, dont il convient d’expliciter les apports et les limites, dans une situation donnée, et de les mettre en débat pour que leur usage soit légitime. Les dispositifs de surveillance mis en œuvre doivent apporter des garanties de protection de la vie privée, la protection sanitaire des populations ne peut se faire au détriment des libertés individuelles et collectives.

 

 


Article rédigé par Antoine Courmont , Chargé d’études prospectives