Entretien avec Rose Dumesny : rendre les données intelligibles ?

30 mars 2020

Matière invisible, la donnée peut paraître obscure et inaccessible. La designer Rose Dumesny interroge cette supposée opacité au-travers de ses projets, utilisant le design comme une pratique de médiation et de déconstruction sensible de la technologie. 

Propos recueillis par Estelle Hary, Martin Biéri et Dylan Chomé.

 

LINC : Pouvez-vous nous raconter le cheminement qui vous a amené à travailler sur l'opacité des données ?


Rose Dumesny : Dans le cadre de mon DSAA (Diplôme Supérieur d’Art Appliqués), j’ai réalisé un projet autour du numérique dans l’espace domestique. Après un Master et un stage à l’Orange Labs, je me suis intéressée à la question des données personnelles. Je ne comprenais pas cet environnement et le design me semblait être un bon moyen pour mieux l’appréhender. J’ai donc commencé une thèse dont la genèse était la matérialisation physique des données. J’ai réfléchi à des expérimentations en questionnant les données produites par les téléphones portables et leur médiation. Ces questionnements m’ont mené à créer une série d’ateliers pensés en mode kit pour faciliter le déplacement et toucher une diversité de publics. 


Le premier s’appelle Datapics et vise à interroger les représentations que les individus se font de leur téléphone portable. Dans un tiers-lieu parisien, des personnes étaient invitées à créer des portraits de leur téléphone à l’aide de matériaux et formes variés contenus dans une valise. Cette expérimentation m’a permis de comprendre leur usage personnel et leur rapport émotionnel à cet objet technique. 

 

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Datapics Crédits © James Tennessee Briandt


Le second dispositif est BlackOut. Il part du constat qu’il existe des capteurs invisibles et inexpliqués nécessaires au bon fonctionnement du téléphone. Ils sont initialement installés pour des raisons d’ergonomie mais les données qu’ils produisent finissent par être détournées pour obtenir d’autres informations sur l’utilisateur. Par exemple, l’accéléromètre, initialement utilisé pour effectuer une rotation de l’écran en fonction de la position du téléphone, permet aussi de connaître les types de déplacements réalisés par une personne. Pour rendre visible ces capteurs et leurs fonctionnements, j’ai donc conçu un jeu où il était possible de faire avancer des modules à roue en fonction de capteurs (accéléromètre, gyroscope, capteur de luminosité, etc..). Cette manipulation ludique du téléphone a ouvert des discussions autour de l’enregistrement des données et ses finalités. Les réactions pouvaient être alarmistes car le dispositif mettait en avant la surveillance permise par un objet de notre quotidien. Une partie du travail de médiation consistait à dédramatiser cette situation en questionnant la gratuité apparente des services et en cherchant à comprendre la réalité autour du traitement des données cachées derrière les politiques de confidentialité. 

 

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BlackOut /  Crédits @ Rose Dumesny


Enfin le dernier projet, Hack Go Black, part du même constat que BlackOut, mais cherche à manipuler et détourner les capteurs. Avec l'aide de Juliette Gelli, une autre designer, nous avons imaginé un kit de hack low tech pour détourner les capteurs de nos téléphones. Le projet a été présenté lors de divers événements comme le Kick Festival en Belgique, réunissant parents et enfants. Les parents poussaient leurs enfants à lire ces livrets pour souligner la dangerosité de ces technologies. Nous les invitions eux-mêmes à en prendre connaissance, puisque, si les adolescents ont des comportements « risqués », c’est aussi parce qu’on n’a pas su leur expliquer les risques potentiels de ces technologies.

 

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Hack Go Back Crédits © James Tennessee Briandt

 

LINC : Quelles sont les différences notables entre tes dispositifs et d’autres dispositifs de sensibilisation, portés le journalisme ou par des musées ?


Rose Dumesny : L’une des différences principales repose sur le médium utilisé pour le dispositif. Dans la plupart des autres dispositifs de médiation, comme ceux mentionnés, les personnes ne s’approprient pas le sujet car il y a une mise à distance de celui-ci : on ne parle pas de ce qui touche directement la personne. On rationalise et intellectualise le rapport à l’objet. L’approche que j’ai développée autour de ma thèse force le trait de l’appropriation de l’objet technologique en le mettant en situation presque quotidienne : on va parler de ses propres usages, de ses propres représentations, on va manipuler l’objet dans des situations qui sont proches de notre quotidien. 


Les contenus textuels, notamment les écrits scientifiques, posent deux problèmes : celui de l’accessibilité et celui de leur lecture réelle. Lorsque les personnes les trouvent, beaucoup s’arrêtent seulement au titre et se disent qu’elles ont compris le sujet. C’est pour cela que l’on tombe très rapidement dans des généralités du type « technologie égal surveillance » par exemple.

 

LINC : Selon ton expérience, comment le design peut-il permettre une meilleure compréhension des données ? Est-ce qu’il y a des écueils et des enjeux sous-jacents à cette pratique ? 


Rose Dumesny : Le design, utilisé dans le cadre d’une médiation sensible au numérique, dispose de trois caractéristiques. Il invite à la curiosité en interrogeant les pratiques, les usages et les représentations. Il suscite une « légère étrangeté » où les objets ne sont pas complètement neutres et rendent familier les choses qui nous sont étrangères. Il transmet autour des objets une forte incarnation esthétique au sens des interactions qu’il permet, comme par exemple être agréable à utiliser. 


Le principal écueil que j’observe est lorsque le design est restreint à sa fonction esthétique, utilisé en fin de chaîne pour donner la forme qui va bien, sans être inclus dans les réflexions en amont : cela est vrai dans les entreprises mais aussi dans le monde de la recherche. Je pense que cette tendance entraîne le design à faire accepter des choses peu souhaitables aux individus vis-à-vis des données. L’ergonomie et l’expérience utilisateur sont utilisés de façon à conditionner l’acceptation automatique de la collecte et du traitement des données. Le design fait avaler la pilule et je trouve que c’en est une utilisation dont l’éthique est questionnable. Nous voyons que ça ne fonctionne pas et je milite pour que le design arrive en amont des processus.

 

Rose Dumesny

Publié le 30 mars 2020

Rose Dumesny a suivi une formation sur le design de produit à l’ENSAAMA Olivier de Serres.

Elle a travaillé sur le numérique dans l’espace domestique pour interroger des objets technologiques du quotidien sous le prisme du design.

Elle a élaboré une thèse au côté de Catherine Ramus (Orange Labs) et de Stéphane Vial (UQAM) sur les données et le design. Elle est dorénavant docteur en design et en sciences de l’information et la communication.

https://rosedumesny.com/