Réalité virtuelle et augmentée : vers des ARblocks ?

Alix était bien. Elle était tranquillement installée dans le fond de son canapé, ses lunettes sur le nez. Elle était ce genre de personne, capable de passer des heures sans voir la lumière du jour, absorbé par la réalité pourtant virtuelle de son jeu en open-world, accessible grâce à sa paire de lunettes d’AR. Cela peut paraître étonnant pour certains, mais Alix ne connaissait pas l’ennui. Ce bijou de technologie, encore onéreux dix années auparavant, était enfin devenu accessible au plus grand nombre. Alix en avait fait l’acquisition sur Metazon en décembre 2030, peu après avoir bénéficié d’une “aide à la connexion” de l’État.

Cela faisait maintenant quatre mois qu’elle l’utilisait au quotidien et qu’elle n’avait presque plus eu besoin de sortir son smartphone. Ses lunettes lui ouvraient la porte à un monde où frontières entre réel et virtuel n’existaient plus, où la grandeur de la ville résidait principalement dans son investissement technologique, où signalétique urbaine et guides papiers commençaient leur entrée dans les musées, où l’information contextuelle était disponible instantanément… Une question lui trottait en tête : comment avait-elle pu vivre sans pendant 38 années ?

Sans le réaliser, Alix flânait dans des boutiques de fast-fashion où elle n’avait pourtant jamais mis un pied cinq mois auparavant.
Sans le réaliser, Alix mangeait dans des fast-foods alléchants qui reniaient pourtant ses convictions sur le bien-être animal.
Sans le réaliser, Alix subissait ses lunettes. Elle avait cessé de se battre contre cette publicité intrusive. Le virtuel dictait le réel.

Un jour, Alix réalisa.
Après le nouvel échec d’un entretien où le recruteur lui avait posé des questions sur son addiction aux jeux vidéo dont elle n’avait pourtant jamais parlé, Alix se dirigeait vers une épicerie de quartier à proximité. Alors qu’elle suivait les indications de direction de ses lunettes, Alix remarqua une nouvelle publicité pour le dernier film sur la plateforme Metazon Prime. Un film d’action porté par le dernier acteur en vogue et qui s’annonçait plein de suspens. Alix était tellement captivée par ce que lui montrait son gadget qu’elle en oubliait les personnes sur le trottoir, et seule sa collision avec un passant en sens inverse la ramena à la réalité. Ses lunettes venaient de s’envoler, et deux tours sur elles-mêmes plus tard, s’écrasaient brutalement sur le sol. Il ne s’agissait plus de lunettes mais de trois morceaux brisés, reliés par quelques fils endommagés. Une chose était certaine, Alix n’avait plus rien à se mettre sur le nez.
Ce jour-là, Alix fondit en larmes.

Comment allait-elle faire ses courses désormais ? Comment allait-elle retrouver son chemin ? Elle qui travaillait en tant qu’d’analyste en intérim, comment allait-elle pouvoir continuer puisque sa paire optimisait considérablement son temps de travail ? Alors qu’elle poursuivait son chemin sans lunettes, Alix trouvait la balade plus agréable que d’habitude. Plus calme, plus relaxante, moins fatigante pour ses yeux. Alix redécouvrit les couleurs des arbres, les façades plus ou moins entretenues des immeubles, les devantures défraîchies de certaines enseignes.
Ce jour, Alix comprit à quel point cette paire la fatiguait, mais surtout à quel point l’aspérité du réel l’emportait sur la perfection monotone du virtuel.

Alix aurait pu continuer à vivre comme tel, mais l’apport de ce bijou technologique dans son travail, si précieux pour l’aider à analyser des lignes de tableurs ou relire ses fautes d’orthographe - et ainsi pouvoir payer son loyer, l’obligeait à se mettre en quête d’un réparateur, ou d’une nouvelle paire.

Après quelques recherches, Alix découvrit les lentilles Pears, invisibles, et surtout avec une fonction “anti-Pollution”. Il n’était pas question d’écologie ou de bruit, mais bien de pollution visuelle. Malheureusement, le prix lui fit continuer ses recherches. Il tomba ensuite sur l’annonce qui allait changer son quotidien. La plateforme CorsaireGulf, un site de logiciels pirates pour toute sorte d’appareils, venait de sortir son dernier proxy pour lunettes AR, limitant les publicités intrusives et tout contenu non-désiré, pour soi mais également pour les autres. Alix ne verrait que ce qu’elle souhaite voir, et les autres ne verraient d’elle que ce qu’elle accepte de montrer. Après quelques vérifications sur le logiciel pour ne pas attraper de virus, Alix lança le téléchargement et envoya ses lunettes en réparation.

***

Sa paire réparée sur le nez et son add-on installé, Alix redécouvrait son quartier. Les publicités des grandes enseignes laissaient place à des musées, des expositions temporaires de quartiers, des anecdotes historiques sur les bâtiments… Elle profitait pleinement du grand air, tout en pouvant continuer à profiter de sa passion pour les jeux vidéo. Un sage équilibre entre réel et virtuel.

Néanmoins, Alix était encore en recherche de CDI, pour avoir enfin une situation professionnelle stable. Après avoir obtenu un entretien et réussi haut la main le test technique notamment grâce à son nouveau bijou, Alix avait désormais rendez-vous avec Anna.

Anna était une cheffe d’entreprise déterminée, diplômée d’une grande école de commerce, et dont la réussite se mesurait au nombre de termes techniques dans la description de son poste. Le genre de personnes qui méprisent généralement les gameuses comme Alix.

C’était un mardi. Alix avait rendez-vous au 31e étage d’une grande tour de La Défense. En sortant de l’ascenseur, elle fut accueillie par l’assistant d’Anna. « Je vous laisse patienter ici, Madame est avertie de votre présence ». Elle connaissait la chanson, elle qui n’avait connu que l’échec lors de ses entretiens de CDI. Anna sortit de son bureau pour l’accueillir et l’entretien démarra. Le cœur d’Alix battait à pleine allure, elle pouvait ressentir les vibrations dans tout son corps. « Reste concentrée » se disait-elle intérieurement.

Après plusieurs minutes d’entretien, le visage d’Anna s’éclaira. Malgré sa paire de lentilles Pears sur les yeux, celles dont rêvait Alix, elle ne pouvait déceler tous les secrets de sa candidate. Pas la moindre question personnelle, le moindre commentaire sur son temps d’écran ou son rythme cardiaque. Les lunettes d’Alix ne laissaient rien paraître, et Anna ne pouvait qu’apprécier les réponses pertinentes de son interlocutrice, déjà brillante lors du test technique.
A peine 45 minutes après le début de l’entretien, Anna conclut : « Quand êtes-vous disponible pour commencer ? ».