Le jeu en vaut-il la donnée ? La ludification gourmande des interfaces
Rédigé par Camille GIRARD-CHANUDET
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06 November 2018Badges, barres de progression, classements… Le jeu s’invite de plus en plus au sein des interfaces numériques, reconfigurant les structures d’attention et questionnant les modalités de partage des données personnelles en ligne.
Gagner des points et voir son statut évoluer en parcourant des kilomètres, en renseignant de nouveaux itinéraires ou en signalant des problèmes de cartographie, c’est ce que propose l’application GPS Waze, qui transforme de simples déplacements en voiture en de véritables chasses au trésor grandeur nature.
Ce service peut à ce titre être considéré comme un exemple représentatif des procédés de ludification (ou gamification) des interfaces, mis en œuvre de façon croissante par les plateformes en ligne. Définie par Sebastian Deterding comme « l’introduction d’éléments de jeu dans des contextes non-ludiques », la ludification s’appuie sur une gamme variée de procédés dans l’objectif de capter l’intérêt et stimuler l’engagement des internautes. Dans le cas de Waze, la mise en place d’un environnement de jeu a contribué à l’élargissement rapide de la communauté de « wazers », qui réunit aujourd’hui plus de 100 millions d’automobilistes.
Le développement des stratégies de ludification soulève divers questionnements : quels enjeux accompagnent la captation de l’attention des internautes ? Quelle influence exercent ces méthodes sur nos pratiques ? Et, parce que ces méthodes reposent souvent sur l’individualisation, quelles conséquences en tirer en termes de collecte et d’usage des données personnelles ?
Guides pour une ludification réussie
De nombreux guides et tutoriels proposent des marches à suivre pour mettre en œuvre la ludification de sa plateforme. Les « 7 principes de base pour une pour ludification intelligente » d’Amy Jo Kim conseillent ainsi de bien connaitre son public afin de pouvoir susciter chez lui des émotions ciblées, par le biais de boucles d’engagement, de parcours avec progression et autres instruments motivationnels.
Si certaines campagnes d’ampleur sont devenues des modèles de ludification (les cafés gratuits de Starbucks, la gestion financière « sans efforts » de Mint ou encore le « cherchez Charlie » version M&M’s), cette stratégie est employée de façon plus ou moins diffuse sur la plupart des sites et applications. Concrètement, il s’agit de développer des interfaces interactives offrant à l’internaute des possibilités d’évolution et des récompenses en fonction de ses actions et de son implication. De la progression du nombre de likes s’affichant en rouge sur Facebook à la quête du statut Superhost orchestrée par Airbnb, en passant par le swipe entre profils sur Tinder, la boite à outils de la ludification offre ainsi des options variées de motivation et de fidélisation des internautes.
Ces méthodes ressemblent de fait largement à celles employées de façon croissante dans l’univers du jeu à des fins de monétisation (frustrer pour vendre des vies sur Candy Crush, comme nous le décrivions dans notre 3ème Cahier IP, ou susciter l’admiration de personnes plus avancées pour faire acquérir des objets dans Call of Duty).
Dans un livre publié après son départ d’OkCupid, Christian Rudder, l’un des fondateurs de la plateforme de rencontres, explique ces choix stratégiques : « Je peux vous le dire de l’intérieur : les entreprises conçoivent leurs produits de façon à susciter l’engagement. Sur OkCupid, vous voyez le nombre de messages reçus, le nombre de visites, vous pouvez mesurer vos possibilités. On sait que ces chiffres stimulent votre intérêt, en particulier lorsqu’ils gonflent. Sans une dose d’excitation, les sites ou les applications ont l’air morts et tout le monde s’en va ».
Entre attention et addiction
L’objectif de captation de l’attention, fortement sollicitée dans un univers numérique très concurrentiel, est clairement affiché. La ludification s’inscrit en cela dans la logique de l’économie de l’attention, caractéristique pour Yves Citton d’un capitalisme contemporain pour lequel « ce sont les consommateurs qui détiennent la ressource devenue la plus rare et la plus précieuse – leur attention » et au sein duquel il faudrait s’attendre « à voir se généraliser les agencements dans lesquels nous recevons des services gratuits (Google, Facebook) en échange d’un accès privilégié à nos capacités et dispositions attentionnelles ».
Pour parvenir à ce but, les stratégies de ludification s’appuient sur des ressorts émotionnels : il s’agit de surprendre, d’encourager, de complimenter, mais aussi de frustrer et de souligner les marges de progression possible, le tout de façon finement dosée. L’internaute est en effet d’autant plus susceptible de devenir captif de l’interface utilisée qu’il ou elle est émotionnellement engagé, stimulé par des éléments de nouveauté et dans l’anticipation d’une progression et de gratifications.
Dans une telle perspective, la frontière entre captation de l’attention et dépendance peut devenir poreuse. Nombreux sont en effet les témoignages d’utilisateurs et d’utilisatrices se plaignant de ne plus parvenir à maitriser leur temps passé en ligne. Cette problématique est à l’origine de l’émergence de recherches autour de la cyberaddiction, qui s’inscrivent en continuité de la qualification par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) du trouble du jeu vidéo comme maladie. S’il est à noter que cette qualification d’addiction fait encore débat, les législateurs sont régulièrement sommés de se pencher sur la question.
En réaction, certaines plateformes cherchent à anticiper un potentiel rejet lié aux enjeux de dépendance, et proposent des outils internes de suivi et de gestion des navigations sur leurs interfaces. Facebook a par exemple lancé cette année un tableau de bord, à partir duquel ses membres peuvent déterminer des limites d’utilisation quotidiennes et décider de la mise en place de différentes alertes. Ironie de la chose : ces fonctionnalités de contrôle se présentent elles-mêmes sous une forme ludifiée, basée sur des graphiques de progression et des notifications stimulantes. Quand le jeu est encadré par le jeu…
Des jeux surveillants ? L’exemple d’OkCupid
Si la ludification préoccupe en termes de maitrise du temps passé sur internet, elle conduit également à s’interroger sur le contenu des pratiques encouragées au cours de ces moments de captivité. L’implication générée chez les internautes n’est en effet jamais neutre ; elle tend à les orienter dans des directions spécifiques, et repose souvent sur l’utilisation de données personnelles, sans que les mécanismes à l’œuvre soient toujours transparents.
A titre d’exemple, l’une des fonctionnalités les plus ludifiées de la plateforme de rencontres OkCupid vise à ce que ses membres répondent à des séries de questions, sensées améliorer le calcul de leur compatibilité supposée avec des matchs potentiels. Des questions variées, souvent intimes, s’enchainent les unes après les autres, et des paliers permettent de débloquer diverses options (affichage d’un pourcentage de match, analyse des traits de personnalité, graphiques…). S’il s’agit théoriquement de rendre les rencontres plus satisfaisantes, la plupart des utilisateurs et utilisatrices de la plateforme indiquent que répondre aux questions est une activité à part entière, assimilée à un passe-temps divertissant. En conséquence, la plupart des membres se représente de façon très approximative et sous-estimée le nombre de réponses réellement transmises à la plateforme. Une étude a ainsi permis de mettre en évidence un décalage d’ampleur entre réalité et perception du volume de réponses indiquées : pour 400 questions auxquelles les membres ont en moyenne réellement répondu, ceux-ci n’en conscientisent que 200.1
De façon plus générale, parce qu’elles sont basées sur une individualisation des stimulations, les pratiques de ludification sont largement liées à la collecte de données personnelles, a minima comportementales ; certains spécialistes, comme la sociologue Jennifer R. Whiston n’hésitent pas, de ce fait, à les qualifier d’instruments d’une surveillance douce s’exerçant sur nos activités en ligne.
La ludification des interfaces, comme celle d’OkCupid, pose donc de nombreux problèmes en termes de partage d’informations personnelles. Dans quelle mesure peut-on parler de consentement à la collecte de données, souvent sensibles, lorsque celui-ci passe en grande partie inaperçu ? Quel statut accorder au principe de finalité du traitement, quand le caractère ludique de l’activité devient la motivation première des membres, supplantant l’objectif initial d’amélioration des services ? Dans quelle mesure ce type de stratégies peut-il répondre à l’impératif de loyauté réclamé par le Règlement Général sur la Protection des Données ? Pour parvenir à concilier protection de la vie privée des internautes et stratégies des plateformes, le jeu est loin d’être fini…
1 Enquête menée par la rédactrice dans le cadre d’une recherche à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, sur la base d’un questionnaire auto-administré en ligne concernant un échantillon de 300 utilisateurs et utilisatrices résidant à Paris, recrutés au sein de la plateforme.