Données : poison et remède pour les travailleurs des plateformes ?

Rédigé par Hajar El Aoufir

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16 janvier 2020


La poursuite des intérêts des plateformes, plus que de simples intermédiaires entre une offre et une demande de travail, peut se faire au détriment des conditions de travailleurs indépendants. A cet égard, les données personnelles collectées constituent à la fois une source d’aliénation et un levier de négociation managériale.

Début novembre 2019, l’état du New Jersey réclame à l’application Uber la somme de 649 millions de dollars, l’équivalent des impôts sur le travail non payés, une première pour l’entreprise dont le modèle économique repose sur le travail indépendant des chauffeurs et chauffeuses. Cette décision intervient dans un contexte mouvementé, en Californie, une loi approuvée en septembre 2019 pourrait exiger la qualification d’employés pour les travailleurs de la plateforme. A New York, le régulateur instaure un salaire horaire minimum pour les conducteurs, qui gardent néanmoins le statut indépendant.


En Europe, deux décisions de justice, en France et en Suisse ont requalifié en contrat de travail des liens entre la plateforme et d’anciens chauffeurs. En Suisse, c’est la désactivation de son compte qui a incité l’ancien chauffeur à porter plainte pour ce qui s’apparentait à un licenciement abusif. Des plaintes avaient été reçues à son propos, sans qu’il en soit informé. La cour d'appel de Paris a considéré que l’entreprise aurait dû mettre le plaignant au courant des plaintes, lui donner la possibilité de se défendre avant cette décision qui a pour effet immédiat de couper une source de revenu. Uber a saisi la Cour de cassation suite à la décision en France.


En toile de fond, c’est la logique du management des travailleurs indépendants par ces plateformes qui est visée, basée sur les données d’usage de l’application. Par des dispositifs incitatifs, intégrés de manière plus ou moins transparente dans l’architecture et l’interface des plateformes, celles-ci influencent voire contraignent le comportement de leurs travailleurs. Ce management, plus ou moins explicite, utilise les données pour agencer et faire évoluer l’expérience utilisateurs (travailleurs comme clients) dans un sens qui correspond aux objectifs de développement du service.


Dès lors qu’il s’agit de données personnelles, la question de l’articulation entre le droit à la protection des données et le droit du travail doit être considérée alors que les travailleurs indépendants sont considérés comme clients des plateformes. Pourtant une certaine relation de dépendance à ces plateformes vient brouiller cette situation, avec des « indépendants » qui ne le sont en fait pas vraiment.

 


Les plateformes de mise en relation ne sont pas neutres

 


Portée par un discours d’émancipation et d’autonomisation, la nouvelle économie des plateformes promet l’accès au statut d’auto-entrepreneur pour tous. Ces opportunités économiques sont bien réelles, et certaines études démontrent qu’elles bénéficient à des membres de communautés marginalisées, souvent éloignées de l’emploi et, pour rester dans l'exemple de Uber, ne disposant pas de fonds nécessaires à l’achat d’une licence de taxi.


Mais cette nouvelle forme de travail émerge avec son lot d’aliénations, et celles-ci reposent sur des formes d’exploitation encore méconnues. Dans cette étude pour l’Organisation International du Travail, le co-responsable de la chaire Platform Strategy Summit du MIT Sangeet Paul Choudary analyse l’impact du design et des algorithmes sur les conditions de travail au sein de cette économie : la poursuite des intérêts des plateformes, plus que de simples intermédiaires entre une offre et une demande de travail, peut se faire au détriment de ces conditions.


Cette observation s’applique tout particulièrement aux plateformes de VTC, de livraison ou encore de marketing en freelance, qui reposent sur une force de travail régulière et répartie selon des pics d’activités. Certaines conditions y sont indispensables pour assurer la liquidité du marché, c’est-à-dire l’équilibre entre l’offre et la demande. Par exemple, des services de livraison comme Deliveroo exigent que les livreurs s’engagent en avance à assurer certains créneaux horaires où la demande est élevée. Des plateformes de VTC comme Uber et Lyft incitent les chauffeurs à travailler dans certaines zones où leurs algorithmes prédisent des pics de demandes grâce à l’historique des données d’activités.

 


Du nudge au management algorithmique : asymétrie de l’information, opacité sur l’usage des données

 


Le LINC explorait dès 2017 la manière dont les mécanismes de nudges incitatifs faisaient émerger une nouvelle relation employeur/employé placée sous le signe de la contrainte, comment « certaines plateformes – en particulier Uber et Lyft –  recourent à des mécanismes issus des sciences comportementales pour inciter leur main d’œuvre à agir dans l’intérêt de la plateforme, au détriment du leur ». Aujourd’hui, ces procédés vont bien au-delà du nudge, les plateformes sont structurellement à l’origine d’un déséquilibre de pouvoir du fait de l’asymétrie de l’information, l’opacité de l’usage des données collectées, l’ambivalence du fonctionnement et des finalités des algorithmes, entre autres…


L’ethnographe Alex Rosenblat publiait Uberland en octobre 2019, une enquête pour saisir de plus près l’impact généré par cet environnement sur le quotidien de conducteurs et conductrices des plateformes Uber et Lyft aux Etats-Unis. Ces compagnies exercent une forme de management des comportements de travail des chauffeurs, tout en estimant que cette relation relève de l’assistance client entre la plateforme et les chauffeurs-clients de ses services. Beaucoup de témoignages déplorent cette ambiguïté. Un manque de transparence qui est par ailleurs aggravé par une quasi-absence d’intermédiaires humains pour mieux comprendre ce management par la donnée, ou pour trouver des solutions en cas de problèmes liés à l’activité ou à d’éventuels conflits avec les clients.


Pour optimiser le parcours client par la réduction du temps d’attente et rester compétitif, Uber crée une asymétrie d'information: le conducteur est tenu d'accepter une demande de trajet sans connaître au préalable la destination ou le montant que pourrait générer le travail, sous peine de voir son compte désactivé. Le taux d'annulation de trajet est ainsi réduit, et la probabilité qu'un passager trouve un trajet augmente, au détriment du conducteur, qui perd sa capacité de choix. Les chauffeurs sont ainsi soumis au management de la plateforme, contraints par le design de l’interface et soumis aux choix de données que les opérateurs de plateforme gardent ou révèlent. L’asymétrie de l’information, loin d’être accessoire, donne forme au modèle commercial d’Uber.


Des exemples similaires se retrouvent chez les acteurs de la gig economy (économie à la demande) :  

 

  • Chez Deliveroo : les  livreurs sont tenus de travailler un certain nombre d’heures, sur certaines plages horaires, et d’accepter les nouvelles commandes dans les 30 secondes. L'adresse de livraison n'est révélée que lorsque les plats sont récupérés au restaurant.
  • Upwork, une plateforme de travail freelance pour entreprise (études marketing, design, développement etc.) surveille ses travailleurs en effectuant des captures d'écran régulières, en enregistrant les frappes au clavier et les clics de souris, voire en utilisant la webcam du travailleur, selon cette étude menée par Ifeoma Ajunwa, chercheuse à la Cornell University.
  • La plateforme de soins à domicile Honor, qui met en relation aides-soignants et clients, enregistre l’heure d’arrivée des travailleurs, surveille leur utilisation des réseaux sociaux, s’ils prennent des appels au travail, s'ils marchent plutôt que de rester assis sur leur téléphone.

 

 

Au centre du management par les données : les systèmes de réputation

 


La plateforme de livraison Deliveroo envoie régulièrement aux livreurs des rapports mensuels personnalisés comprenant une foule d’indicateurs. Parmi lesquels, le «temps nécessaire pour accepter les commandes», le «temps de déplacement jusqu'au restaurant», le «temps de déplacement jusqu'au client», le «temps passé chez le client», les «commandes en retard» et « commandes non effectuées ». La plateforme compare les performances du travailleur à un seuil standard pour chaque métrique.


Sur Airbnb et Upwork, les notations des travailleurs sont mises à disposition des clients comme outil d’aide à la décision. Une notation élevée permet d’être plus visible et de se voir proposer plus de tâches. D’un autre côté, des plates-formes comme Uber, Postmates et Deliveroo utilisent la réputation des travailleurs comme un indicateur pour trier l’offre de travail, désactivant le compte de ceux qui se situent sous un certain seuil.


Ces systèmes de recommandation sont perçus comme neutres, alors qu’en réalité le manque de transparence quant aux algorithmes qui les régissent crée une forme d’avantage informationnel au profit de la plateforme. Par ailleurs, cette quantification de la confiance par la note constitue une forme brutale de management par les consommateurs, dans la mesure où cela peut mener, entre autres, à une désactivation du compte sans notice préalable. L’application de nettoyage à domicile Handy va jusqu’à corréler rémunération et notation, classant les travailleurs en quatre niveaux de tarification horaire.

Les clients utilisateurs de ces plateformes sont par ailleurs incités à contribuer à cette relation asymétrique, sans forcément être conscients du fait que ces systèmes de notation constituent une forme de management, pouvant avoir un impact direct sur l’activité professionnelle du ou de la travailleuse (comme la désactivation du compte). Ces nouveaux outils questionnent, in fine, la relation contractuelle entre client, travailleur et plateforme, les deux premiers étant dépendants des systèmes mis en place par la troisième, sans qu’aucune de ces relations ne soit, par défaut, qualifiée de relation professionnelle emportant des droits et obligations spécifique pour les parties. 

 


L’absence de portabilité de la réputation, une source de dépendance pour le travail indépendant

 


La question que posait le LINC en 2016 « La confiance est-elle une donnée personnelle comme les autres ? » reste profondément d’actualité. Les travailleurs ne peuvent bénéficier de la valeur issue des données qu’ils génèrent, et leur réputation reste attachée à chaque plateforme. Cela génère une dépendance vis-à-vis de plateformes qui ne permettent pas de transfert de réputation. Dans un contexte où la flexibilité pour les travailleurs est un argument majeur de la Gig economy en faveur du statut d’indépendant, cela semble contradictoire. Pour changer de plateforme ou exercer sur plusieurs d’entre elles, temps, efforts et argent sont nécessaires pour regagner son capital-réputation.


L'absence de relations formelles avec les employeurs, qui sont souvent symbolisés par des chatbots à réponse automatique, voire des centres d’appels basés dans d’autre pays, associée à une incapacité à mettre en avant sa réputation par le biais d'un mécanisme formel tel qu'une lettre ou un certificat, pourrait à terme réduire l’employabilité du digital labor dans des emplois plus traditionnels. Pour les travailleurs des plateformes, aux revendications traditionnelles (salaire minimum, protection sociale), s’ajoutent de nouvelles complexités (transparence technologique). Concrètement, cela veut dire des politiques publiques susceptibles d’accroitre le pouvoir d’agir/l’agentivité des travailleurs de plateformes.


Alors que l’assemblée législative californienne a ratifié en septembre 2019 un projet de loi octroyant aux travailleurs des plateformes un statut d’employés à temps plein ou partiel, bénéficiant ainsi de droits et protections sociales, certains politiciens comme Steve Westly, ancien directeur financier démocrate de l’état de Californie plaident pour la création d’un nouveau type de statut qualifié de « contractuel dépendant », qui permettrait de mettre en place un certain nombre de garanties sans toutefois reproduire le modèle du salariat. Menacés au cœur de leur business model, Uber, Lyft et Door Dash, ont réagi à la nouvelle loi en lançant une campagne de 90 millions de dollars visant à faire modifier la loi à horizon 2020.

 


Du droit d’accès à la portabilité des données, instruments de lutte syndicale ?

 


 L’ONG Worker Info Exchange entend aider les travailleurs du numérique à se réapproprier leurs droits sur les données collectées qui les concernent. L’enjeu pour eux est celui de la redistribution du pouvoir au profit des travailleurs de l’économie des plateformes. L’organisation met à disposition un outil expliquant comment appliquer son droit d’accès à ses données depuis son compte Uber. A plus grande échelle, de tels outils peuvent constituer de puissants leviers de négociation pour améliorer les conditions de travail, selon le fondateur de l’ONG et militant de la donnée britannique James Farrar qui appelle à l’union du digital labor. Ce dernier voit également dans la portabilité un moyen et un nouveau levier pour s’organiser à l’échelle individuelle et pour les syndicats.

 

En France, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) tente de faire entendre une voix pour parler des réalités de leur travail et contester certaines déclarations publiques des plateformes. Leur slogan, « la rue est notre usine » atteste de la difficulté de syndicalisation de ces travailleurs géographiquement atomisés, disposant de peu de points de rencontre. C’est ce qui a par ailleurs  retardé l’émergence d’un réel dialogue social, puisque la parole coordonnée et incarnée des entreprises de la Gig Economy est bien plus audible. L’OCDE estime qu’aujourd’hui, au sein de ses pays membres, les emplois « atypiques » (indépendants, temps partiel, intérimaires) « représentent plus d’un emploi sur trois » et sont sur tous les plans sociaux moins bien couverts, à commencer par les perspectives de retraites, un des enjeux à l’origine de la grève interprofessionnelle ayant lieu depuis décembre 2019 en France.


Les données sont ainsi au cœur des négociations collectives et individuelles dans le cadre des nouvelles formes de travail. Le RGPD représente une opportunité pour la reprise du contrôle de leurs données par les travailleurs de l’économie à la demande, notamment par le droit d’accès et le droit à la portabilité.


Le législateur français a saisi ces nouveaux modes de régulation et s’inspire du RGPD, dans la Loi d’orientation des mobilités (LOM) notamment, qui prévoit, dans « nouvel article L7342-7 du Code du travail » que les travailleurs des plateformes « bénéficient du droit d’accès à l’ensemble des données concernant leurs activités propres au sein de la plateforme » et le droit de transmettre ces données. Par ailleurs, un des objectifs de la LOM était de mettre en place une charte qui aurait permis aux opérateurs de plateforme de préciser eux-mêmes les conditions de travail et les modalités de sa responsabilité sociale vis-à-vis des travailleurs. Estimant qu’une telle charte ne permettrait plus à des juges de requalifier en contrat de travail la relation entre travailleurs indépendants et plateformes, le Conseil constitutionnel a censuré en décembre 2019 une partie de l’article 44 de la LOM.

 


Illustration : Getty Images


Article rédigé par Hajar El Aoufir , Chargée d’études prospectives