Designer l'absence

Rédigé par Victoria DUCHATELLE

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11 mai 2017


Dans la continuité de nos travaux d'exploration de l'écosystème de la privacy par le prisme du design, et dans la perspective de la conférence "Ethics by Design" à laquelle participera le LINC, Victoria Duchatelle documente les enjeux qui se posent au designer avec la disparition progressive des interfaces.

[à 1'32] Samantha et Théodore ont créé une intimité ultime. Elle gère son calendrier, ses mails, et entretient même avec lui une relation amoureuse. Mais cette relation à sens unique est vouée à l’échec, car Samantha a beau être aux côtés de Théodore à chaque instant, bien au chaud dans sa poche, elle est parfaitement insaisissable.

Si le scénario de Spike Jonze n’est pas encore prêt à se réaliser, notre relation aux outils informatique est d’une ambivalence comparable. Si proches, les programmes informatiques nous assistent dans une multitude de tâches quotidiennes et il est désormais difficile de s’en passer. Si loin, nous ignorons bien souvent comment nos complices numériques répondent à nos besoins, interprètent nos faits et gestes ou utilisent nos données.
Désormais, plus besoin de saisir son smartphone pour exécuter une commande. Un « dis, siri » suffit. Et voilà que ce sont les programmes qui se saisissent de nous.
Au sein de ce système, un acteur endosse un rôle ambigu entre l’utilisateur et des technologies dont il est plus que jamais dépendant : le designer…parce qu’il est la dernière étape entre une technologie et son utilisateur.

Invisible n’est pas transparent

Nous dépendons de nos interfaces pour communiquer, nous informer, faire des affaires, nous distraire, nous sociabiliser et pour bien d’autres tâches encore.
Elles apparaissent toujours plus intuitives, et le back-end semble avoir disparu au point qu’on ne remarque plus leur présence.
« Comme l’air et l’eau, le numérique ne se remarquera que par son absence, jamais par sa présence » avait prédit Nicholas Negroponte en 1998, professeur au Massachusetts Institute of Technology.
L’origine de ce phénomène ? Un objectif d’apparence louable : celui de rendre les technologies aussi grand public que possible.
Fabricants, ingénieurs, développeurs, et designers ont bâti un univers ultra-complexe en back-end (partie immergée de l’iceberg) et ultra-simplifié en front-end (éléments accessibles à l’utilisateur). L’illisibilité de l’âge numérique tend à aliéner l’individu qui ne peut en comprendre les mécanismes. Du fait des entreprises, des ingénieurs et des designers, on assiste ainsi depuis quelques années à une infantilisation des utilisateurs et à la consolidation d’un système qui encourage leur non-éducation.
Pourtant, la connaissance et la compréhension de la nature structurelle des outils numériques et de leur influence potentielle sur nos vies apparaît indispensable pour une éthique de l’usage.
En procédant à une ultra-simplification des technologies, nous prenons le risque de simplifier les comportements. Réduisant l’individu au statut de consommateur plus que d’utilisateur.

"Do you believe in the user?” Extrait de Tron, Steven Lisberger, 1982

Dis Siri, qui de nous deux est l’utilisateur ?

« Les ordinateurs sont simplement une partie nécessaire et agréable de la vie, de même que la nourriture et les livres. Ils ne sont pas tout, mais seulement un aspect de tout. Ne pas savoir cela c’est de l’analphabétisme informatique, une ignorance stupide et dangereuse. »

— Ted Nelson, pionnier de l’histoire des technologies de l’information

Pourtant, l’histoire technologique et l’histoire de l’ordinateur et du Web en particulier sont consubstantielles d’une histoire sociale et culturelle, définie plus par ses utilisateurs que par ses inventeurs. Ce sont les premiers utilisateurs de Twitter qui ont importé le hashtag et les @ de l’internet Relay Chat et les ont rendus populaires, innovant ainsi par leurs usages.

« Nous donnons forme à nos outils, et par la suite nos outils nous donnent forme. »

— John M. Culkin, universitaire et consultant spécialisé dans les médias.

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Pour utiliser sans être utilisé à ses dépens, l’utilisateur doit comprendre son rôle dans le processus et exiger des systèmes compréhensibles, œuvrer pour améliorer son éducation informatique et ses usages du numérique.

Designer un monde sans friction, un objectif dangereux ?

La distanciation de l’utilisateur et des systèmes qu’il utilise repose sur des logiques économiques pouvant parfois paraître perverses. Plus une technologie sera facile d’accès, plus vous consommerez. Et plus vous consommerez, plus vous génèrerez des données qui pourront par la suite être monétisées. On ne parle plus d’interfaces, mais d’expériences et d’émotions. L’objectif consiste à divertir les utilisateurs tout en exploitant le contenu qu’ils produisent et les revenus qu’ils génèrent.

Les technologies de consommation recherchent ainsi la simplicité de chaque détail. Cette philosophie s’exprime à la fois dans la pureté d’une interface et dans la façon dont le logiciel s’adapte à la personne qu’il croit que vous êtes.

Visuel type du material design, Google Inc, 2014
Visuel type du material design, Google Inc, 2014

 

Un bon design d’interaction repose sur les principes de navigabilité, de feed-back (rétroaction), de fluidité et d’harmonisation. L’un des meilleurs exemples d’harmonisation autour de ce principe est certainement le Material Design introduit par Google en 2014. Il s’agit d’un ensemble de règles de design qui s’appliquent à l’interface graphique des logiciels et des applications ayant pour but de « mettre en place un système sous-jacent unique, permettant une expérience unifiée pour toutes les plateformes et les tailles d’appareils ». Avec ses formes épurées, ses couleurs vives et son skeuomorphisme rassurant inspiré du papier, il est l’un des exemples les plus performants du design « friendly ».

Bien sûr, il ne s’agit pas d’adopter une vision simpliste des choses qui consisterait à lutter contre l’accessibilité des technologies. Mais, à l’inverse, se pourrait-il que nous soyons allés trop loin dans la recherche de simplicité ?

Limiter les frictions d’aujourd’hui, c’est faire grandir celles de demain

Rien de surprenant à ce que nous ayons opté pour la simplicité, un design amical, sans friction et naturellement attrayant : la réponse immédiate et agréable à un besoin est un plaisir non dissimulé. Le problème est que l’application systématique de tels concepts produit des designs satisfaisants sur le très court terme, mais très souvent nocifs sur le long terme, qui risquent de simplifier les comportements humains.

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En cachant des calculs complexes derrière des boutons apaisants, nous perdons peu à peu la capacité de contrôler comment les choses fonctionnent, de les démanteler et de remettre en question les hypothèses qui ont guidé leur création. Un monde d’interactions instantanées ultra-simplifiées est également un monde dépourvu de la possibilité de contester ce qui se cache derrière elles.

Une question se pose alors : les gens aimeraient-ils seulement être en mesure de soulever le voile de leurs interfaces irréprochables et agréables ?
Probablement que oui, s’ils peuvent percevoir l’intérêt d’une telle démarche et si le processus pour y parvenir est encourageant. C’est là que peut intervenir le designer, en guidant l’utilisateur dans la complexité des usages possibles. En en faisant le maître de ses données numériques, de ses comportements en ligne, de son intimité sur les réseaux sociaux, de l’influence que les intelligences artificielles peuvent avoir sur sa vie.

Vers une éthique du numérique: designer les futurs préférables

D’après un article de C.Bezold & T.Hancock, «Possible futures, preferable futures», 1999
Daprès un article de C.Bezold & T.Hancock, «Possible futures, preferable futures», 1999

La responsabilité du designer—s’il l’accepte — ne consiste donc pas seulement à concevoir comment les technologies augmentent l’éventail de nos capacités et nous habilitent à faire telle ou telle chose. L’augmentation de nos interactions avec des intermédiaires artificiels offre l’opportunité d’approfondir notre connaissance de nous-mêmes et de développer une nouvelle approche de la réalité, et même une nouvelle écologie  du réel. À l’heure où l’innovation suit le mouvement d’une mise à jour permanente dont nous sommes parfois plus les bêta-testeurs fascinés que les initiateurs conscients, le progrès technologique semble anticiper les futurs avant même que nous ayons le temps de les imaginer. Prendre le temps de décider de l’orientation que nous donnons aux technologies et la manière dont les hommes développent leur relation avec elle apparaît pourtant primordial.

La manière dont nous conceptualisons, construisons, modelons et régulons ces espaces numériques est le challenge crucial de notre ère.

Mettons-nous au défi de designer non l’absence, mais l’existence.


Illustrations : Victoria Duchatelle

 

Article rédigé par Victoria DUCHATELLE , Stagiaire au sein du pôle études, innovation & prospective