Clément Mabi : « les civic tech entretiennent une relation ambiguë aux données personnelles »

13 septembre 2019

Dans un entretien avec le LINC, Clément Mabi, Maître de conférence en études de communication, nous livre sa définition des technologies civiques, communément appelées civic tech, et la place et le rôle des données personnelles dans cet écosystème. (Propos recueillis par Déborah Zribi)

 

Comment définiriez-vous les technologies civiques, ou civic tech ? Quel critère de classement proposez-vous ?

 

Le concept de « civic tech » est difficile à définir dans le contexte français. Populaire aux États-Unis à partir de 2013 et selon un rapport de la Knight Fondation, la civic tech désigne une grande diversité d’initiatives issues de la « société civile » mobilisant les technologies numériques pour contribuer à des missions d’intérêt général. On a ainsi l’habitude de traduire l’expression civic tech par « technologies citoyennes » ou « technologies à visées citoyennes ». Mais cette traduction littérale a l’inconvénient de mettre l’accent sur l’outil technique et la rupture qu’il est censé apporter, tout en faisant passer au second plan le projet politique qu’il contribue à « mettre en technologie ». En effet, il semble essentiel de penser la civic tech en termes d’activités démocratiques (participation, mobilisation, information, interpellation…), de ne pas se centrer uniquement sur les fonctionnalités techniques (ce que l’outil peut faire) pour mieux mettre l’accent sur ce que les citoyens et les pouvoirs publics pourraient faire des outils numériques. Concrètement, deux définitions de la civic tech cohabitent : une définition qui prend principalement en compte les dispositifs orientés vers la « contre-démocratie », au sens des citoyens vigilants identifiés par Pierre Rosanvallon et l’interpellation, qui rassemble les initiatives qui agissent dans le sens de ce que l’on peut qualifier de « lobby citoyen » ; une seconde définition qui prend en compte les usages du numérique pour proposer de nouveaux services aux institutions, dans une logique de « démocratie participative 2.0 ».

 

La définition qui insiste sur le déploiement d’une forme de lobby citoyen rassemble les initiatives qui tentent de construire un nouveau positionnement citoyen pour améliorer l’efficacité et transformer – révolutionner ? – le fonctionnement de nos institutions et de la démocratie. Ces nouveaux acteurs (qu’ils soient associatifs ou startups) se structurent autour de solutions technologiques pour peser sur le fonctionnement de la démocratie en restant un acteur extérieur aux institutions. Inscrites dans la culture numérique, elles tentent de miser sur les nouvelles formes d’expression citoyennes pour agir. Leurs méthodes sont l’influence (techniques de lobby), la pression par la mobilisation de l’opinion (sur le modèle des pétitions en ligne) et la contribution des citoyens aux politiques publiques via des plateformes participatives dont les résultats sont soumis aux acteurs publics. C’est par exemple le cas du dispositif de pétition en ligne de la start-up Change.org, de la plateforme nosdéputés.fr de l’association Regards citoyens, ou encore de l’ensemble des initiatives portées par le collectif Code for France (qui rassemble de nombreux outils open source pouvant contribuer à la transformation des institutions à l’image des outils de visualisation et de suivi de la dépense publique).
 

La seconde définition insiste sur la dimension collaborative de la civic tech. Elle regroupe les initiatives qui se mettent au service des institutions pour organiser l’échange avec les citoyens grâce aux fonctionnalités numériques. On trouve notamment dans cette catégorie les outils mobilisés pour les multiples consultations en ligne, les outils de signalement urbains, les plateformes de vote… L’objectif de ces acteurs est de rendre la collaboration avec les institutions plus efficaces en contribuant directement à la problématisation de l’action publique grâce aux avis et propositions des citoyens. On peut parler d’une démocratie participative 2.0, qui vient prolonger les enjeux de la démocratie participative traditionnelle. C’est par exemple le cas de l’outil porté par la startup Fluicity qui propose une plateforme de dialogue citoyen déployée à l’échelle d’une ville et regroupant différentes fonctionnalités (diffusion d’informations, consultations citoyennes, signalements de défauts de voirie, espace de débat et de sondage…) mise à disposition des élus pour renouveler les formes du dialogue avec leurs administrés, ou encore de la plateforme de consultation Cap Collectif utilisée par de nombreux acteurs publics pour mener des consultations publiques. Globalement, il en ressort que les technologies numériques peuvent être un outil de pédagogie et d’aide à la décision, de partage d’expertises et de structuration de communautés. En fonction des missions, ces outils peuvent servir à co-construire des récits et des visions du monde (prospective), confronter des points de vue pour créer de l’intelligence collective (concertation), mettre à l’agenda et mobiliser, récolter des points de vue et expertises, diffuser des informations (consultation).

 


Quel est selon vous la place des données personnelles dans la civic tech, notamment dans l’évaluation de la pertinence de ces outils ?

 

Les civic tech entretiennent une relation ambiguë aux données personnelles. On voit émerger deux stratégies distinctes, voire opposées. D’un côté l’exploitation, voire la revente, des données des consultations est au cœur du modèle économique. Il s’agit alors d’être en capacité de mobiliser les données pour fournir au commanditaire des informations stratégiques sur les populations consultées et les avis exprimés, dans une dynamique proche du sondage. De l’autre, l’objectif central est de valoriser la transparence de la participation et de limiter au maximum la collecte d’information et de proscrire leur stockage. 

 

Pourtant, cette tension, si structurante soit-elle sur le marché de la civic tech, ne permet pas de déterminer complètement l’efficacité des démarches dans la mesure où on constate plus généralement que le besoin de données personnelles varie en fonction des objectifs de l’interaction avec les citoyens. Pour des activités d’idéations, où l’on recherche surtout la créativité et l’émulation entre participants, les dispositifs peuvent fonctionner avec une connaissance plus faible des participants, ce qui n’est pas le cas des consultations, comme je viens de l’évoquer, ou des votes en ligne, comme pour un budget participatif, où le statut d’habitant (habitant, usager d’infrastructure…) est essentiel. À l’inverse, les consultations en ligne ont besoin de connaître les participants et d’identifier leur statut. Sinon, le risque est de mettre l’accent sur la récolte de grandes tendances de contenus (capter ce que disent les citoyens) sans avoir de grille d’analyse qui permettrait de saisir le sens que lui accordent les acteurs. Si l’on prend l’exemple récent du Grand Débat National, la consultation équipée par l’outil de Cap Collectif – acteur majeur de la civic tech française – a produit une masse très importante de contributions. Les organisateurs ont fait le choix de ne demander aucune donnée personnelle sur les participants qui auraient permis de mieux situer d’où parlaient les citoyens – à l’exception du code postal - rendant difficile toute analyse de la représentativité des participants. Ce détachement entre qui s’exprime et ce qui est dit est hautement problématique sur le plan politique. Il ouvre la possibilité d’une forte instrumentalisation de la consultation par les groupes d’intérêts préalablement constitués, les lobbies de tout ordre, qui viendront mettre en visibilité leurs arguments dans l’espace public ouvert par la plateforme sans pouvoir être démasqué. Ces biais importants rendent très difficile l’interprétation politique des analyses politiques d’une consultation qui n’est ni un vote ni un sondage, qui donne à voir l’avis de certains français sans représentativité, limitant – de fait– la portée politique des contributions. Quelle valeur démocratique accorder à ces contributions ?

 

 

Dans une démarche de prospective, quel serait le modèle ou les modèles de civic tech à privilégier ? Quel serait le rôle des pouvoirs publics ?   


Il me semble que pour s’épanouir la démocratie numérique a principalement besoin de diversité. Un seul modèle de civic tech, une seule catégorie d’acteur ne peut répondre à la diversité des situations dans lesquelles l’implication des citoyens est revendiquée. L’objectif doit être de permettre à une diversité d’approches et de projets de co-exister, de se confronter pour renforcer la conception dialogique de notre démocratie et encourager la confrontation des avis, l’argumentation des points de vue et la transparence des informations et des processus. Une nouvelle fois, l’exemple du Grand Débat National a montré que des analyses alternatives, comme le projet de « la grande annotation » contribuait à rendre possible des formes de citoyenneté réflexive et plus critique qui améliorent la qualité du débat démocratique.  


Pour y parvenir, le rôle de l’État est essentiel, en tant que garant de cette diversité et animateur d’un écosystème pluriel qui respecte un certain nombre de principes et de valeurs démocratiques. Il s’agit d’amorcer le passage d’un État régulateur à un État producteur de règlements et de normes qui « fait faire », mais « d’une certaine manière », qui détermine les « Conditions Générales d’utilisation » (les CGU) des instruments d’action publique et prépare les cahiers des charges afin de piloter les collaborations avec les acteurs privés et la société civile. La puissance publique est en charge de s’assurer que des finalités partagées soient définies pour ces collaborations et que soit produit un certain nombre de normes qui cadrent l’action possible en définissant les obligations de chacun, les contributions attendues et les moyens alloués, tout ceci afin de créer une conception partagée de ce que peut être un intérêt général co-construit. Concrètement, il s’agit de proposer une meilleure gouvernance des consultations en ligne et de l’accès des civic tech aux marchés publics en leur demandant de respecter une série d’obligations, de critères essentiels, dans lesquels on pourrait inclure une forte préoccupation pour les données personnelle et imposer une granularité progressive de la collecte et de la publicisation adaptée aux différents contextes d’usages, plus qu’aux intérêts économiques des intermédiaires. 


Cette posture renouvelée permettrait d’encourager le déploiement des biens communs numériques et de penser une démocratie numérique ouverte, où les citoyens sont en capacité d’agir dans un cadre de confiance assuré par les pouvoirs publics qui mettent leur expertise et leur puissance au service de l’intérêt général. 

 

Les technologies civiques, ou  civic tech, feront l'objet d'une publication et d'un événement en décembre 2019, dans le cadre de la mission de la CNIL de mener une réflexion sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par l’évolution des technologies numériques

 

Clément Mabi

Diplômé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), Clément est maître de conférence à l’UTC où il dirige l’équipe EPIN (Etudes des pratiques interactives du numérique). Il est également chargé de cours dans le master "ingénierie de la concertation" de l’Université Paris 1 Sorbonne.

Ses recherches portent sur la participation politique en ligne, les usages citoyens du numérique et les nouvelles formes d’action publique qui en découlent.


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