Anne Cordier : « La socialisation a un effet majeur sur les pratiques des jeunes en matière de protection des données »

Rédigé par Antoine Courmont

 - 

13 janvier 2021


« Ils font n’importe quoi ! », « Ils sont inconscients des dangers ! », « Ils n’ont plus de vie privée ! ».  Pour la chercheuse en science de l'information et de la communication Anne Cordier, le rapport des jeunes au numérique est bien plus complexe que ces discours moralisateurs couramment exprimés. Ses recherches permettent de saisir les socialisations successives qui influent sur les perceptions de la vie privée, de l’image en ligne et des traces. Elles questionnent aussi les modalités de sensibilisation à la protection des données à destination de ce public.

Vous travaillez depuis plusieurs années sur les pratiques informationnelles des adolescents au travers d’une approche ethnographique et longitudinale. Pourquoi avoir fait le choix de cette approche pour étudier cette thématique ? Sur quels terrains la mettez-vous en œuvre ? Comment avez-vous sélectionné ces adolescents ?

Le recours à des méthodes ethnographiques a pour objectif d’observer finement les pratiques sociales des adolescents et de comprendre le sens qu’ils donnent à leurs pratiques, sans imposer un regard normatif.  C’est aussi ce qui explique l’approche longitudinale que j'adopte pour plusieurs recherches. De nombreuses études se focalisent sur les usages numériques à un instant t, alors que nos pratiques évoluent fortement au fil du temps. Pour mettre en évidence ces évolutions et les raisons de ces changements, il est important de prendre le temps de suivre des jeunes sur plusieurs années pour observer l’évolution de leurs pratiques en lien avec les différents groupes sociaux dans lesquels ils sont insérés.

Pour mettre en œuvre ces méthodes, j’ai débuté mes recherches par l’intermédiaire de l’école, en observant des classes du secondaire, pour identifier les logiques collectives, les interactions entre enseignants et élèves. Cela m’a permis progressivement d’entrer dans le quotidien de ces acteurs, dans les familles, dans les lieux qu’ils déclaraient comme important dans leur rapport à l’information et au numérique : les bibliothèques, les CCAS, etc.

Enfin, depuis 2012, je mène une enquête longitudinale auprès d’une cohorte de 12 jeunes du bassin minier du Pas de Calais. Je les ai sélectionnés parmi trois classes de lycée que j’ai suivi pendant deux ans. Ils sont tous issus de familles populaires, habitent dans le même environnement géographique et ont suivi la même formation en information-documentation au lycée. Ces critères communs permettent de m’assurer qu’ils ont reçu des connaissances similaires par le lycée sur le sujet et qu’ils sont soumis à la même offre culturelle sur le territoire. Leurs différences de pratiques numériques s’expliquent donc par d’autres variables que celles-ci.  

 

Vous indiquez que les adolescents sont des « tacticiens » dans l’univers numérique dans lequel ils sont insérés. Qu’est-ce que cela signifie ? Quel est leur rapport aux données personnelles et à leur protection ?

Cela ne concerne pas uniquement les jeunes, nous sommes tous des tacticiens ! Je reprends cette notion à Michel de Certeau, qui l’appliquait aux industries culturelles. Il y a selon lui des stratèges qui définissent les règles du jeu, qui ont du pouvoir sur la désignation du système et des espaces de jeu. Et les individus sont des tacticiens dans ces univers. Ils peuvent détourner des usages, jouer avec ces règles, faire preuve de créativité au sein de ces univers contraints.

Cela s’illustre parfaitement dans le rapport des jeunes aux données personnelles. Ils sont parfaitement conscients qu’en naviguant sur Internet, ils laissent des traces, que les recommandations sont faites par des algorithmes sur la base de leurs comportements antérieurs, que leurs données sont collectées à des fins marchandes, etc. Même si cela les gêne, la balance coût/bénéfice les conduit à avoir des usages numériques intenses. Aujourd’hui, il est indispensable pour eux d’être en ligne, de découvrir des choses via YouTube, d’avoir des comptes sur les réseaux sociaux. Il leur faut exister en ligne. Ce sont des instances de socialisation centrales. Mais, ils se soucient de leur image et de leurs traces numériques. Ils développent pour cela des tactiques plus ou moins élaborées : ils ont des avatars sur leurs photos de profil, ils jouent entre le public, le privé et l’intime entre les différents espaces des plateformes de réseaux sociaux, etc.

 

Votre approche longitudinale met en évidence l’évolution des pratiques en matière de protection des données personnelles. Dans quelle mesure les cercles de socialisation déterminent ces pratiques ?

Le rapport aux données personnelles est évolutif. C’est un apport très important du suivi dans le temps des adolescents, on observe que leurs pratiques évoluent en fonction des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. D’abord, ils sont imprégnés du discours de prévention de leurs parents et de leurs professeurs qui les alertent sur les risques. Même si ça les agace, ce discours les influence. Ils en font aussi l’expérience quand ils regardent ce qu’ils ont publié quelques années auparavant sur un blog ou un réseau social. Mais ce sont surtout les expériences socialisatrices qui ont un effet important. D’abord, la famille : ils tirent parti des expériences des grands frères et des grandes sœurs qui les conseillent. Puis, les sphères militantes et professionnelles. Je pense à Julie, qui est une militante antifasciste. Elle a été sensibilisée à la protection des données par son activité militante et elle transfère ces connaissances dans ses pratiques personnelles. De même, quand ils appartiennent ou ambitionnent d’appartenir à la sphère professionnelle. J’observe beaucoup cela pour les métiers du travail social. Les jeunes se créent sur les réseaux sociaux un compte professionnel bien distinct de leur compte personnel, ils changent leur fond d’écran afin que leur photo perso ne soit plus visible, etc.

Les mauvaises expériences peuvent également jouer un rôle. Par exemple, on me parlait très peu du cyberharcèlement il y a quelques années, alors qu’aujourd’hui ce thème revient plus souvent. Les lycéens en parlent beaucoup même s’ils ne disent pas qu’ils ont été concernés. Il faut du temps pour l’avouer, ils se sentent coupables et ils ont honte parce que c’est reconnaître qu’ils ont été faibles. La victime a tendance à se dire « J’ai provoqué ça, je n’ai pas su faire face ». Ils sont enfin profondément blessés. La plupart quitte d’ailleurs les réseaux sociaux après ces mauvaises expériences.

 

Vous avez également analysé la réception des discours de prévention par les adolescents. Permettent-ils de les sensibiliser à ces enjeux ? Quelles sont vos préconisations en matière d’éducation au numérique ?

Ça dépend ! Il faut des discours éducatifs sur l’information et le numérique. Mais ces discours ont deux limites principales. D’une part, ils anticipent des éventuelles problématiques que les enfants ou les adolescents pourraient rencontrer dans quelques années, mais comme ils n’y sont pas confrontés au moment où on leur en parle, ils ne peuvent pas s’y projeter. Dire par exemple à un enfant de 8 ans qu’il faut faire attention aux informations qu’il laisse en ligne parce que son futur employeur pourra tomber dessus, ça ne fait aucun sens pour lui, il est bien trop éloigné du monde du travail !

D’autre part, les discours sont à la fois souvent culpabilisants et déresponsabilisants. Ils font planer une espèce de menace invisible, qui est souvent représentée sous la forme d’un fantôme, d’un monstre ou d’un bonhomme masqué. Ces entités sont virtuelles, naïves et enfantines. Elles n’aident pas à désigner précisément quels sont les problèmes et leur(s) responsable(s). Elles cherchent à faire peur et sont porteuses d’un regard moralisateur qui n’est pas très effectif sur le comportement des ados. Pour les ados, elles reflètent plutôt le fait que ce sont les adultes qui ont peur et qu’ils méconnaissent leurs pratiques numériques.

Il faut à l’inverse arrêter de les prendre pour des idiots. Il faut nommer et expliquer les choses. Les enfants sont capables de les comprendre et de réfléchir. Ils confient d’ailleurs qu’ils sont en défaut de connaissance et sont en demande d’explication. Comment fonctionne l’algorithme de recommandation de YouTube ? Pourquoi je retrouve sur mon ordinateur une publicité liée à une recherche effectuée sur mon smartphone ? Plutôt que de les enfermer dans un discours de peur, il faut ainsi leur apporter des explications techniques, ouvrir la boîte noire du fonctionnement de l’univers numérique, pour qu’ils puissent s’autonomiser et reprendre le pouvoir sur le système numérique.


 Pour aller plus loin :

 

 


Anne Cordier

Anne Cordier est maîtresse de conférences Habilitée à Diriger des Recherches en Sciences de l'Information et de la Communication à l'Université de Rouen Normandie – ESPÉ. Chercheuse à l’UMR CNRS 6590 ESO, elle est l’autrice de Grandir Connectés : Les adolescents et la recherche d'information (C&F Éditions, 2015). Ses recherches portent sur les pratiques informationnelles des jeunes et des enseignants et l'éducation à l'information, aux médias et au numérique.


Image d'illustration : CC-BY othree


Article rédigé par Antoine Courmont , Chargé d’études prospectives