La carte et la plateforme : lignes de force de la smart city

Rédigé par Geoffrey Delcroix

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13 octobre 2017


Notre 5ème cahier IP "La plateforme d'une ville" s'ouvre sur une cartographie d'enjeux prenant la forme d'un plan de réseaux de transport d'une ville imaginaire. Petite explication de la topographie de nos "lignes de force de la smart city" pour accompagner la version imprimable de cette carte, à télécharger et diffuser largement ! 

Les imaginaires peuplent les villes, et les villes imaginaires peuplent nos esprits. Comme le rappelait Philippe Gargov dans l'article inaugural de Pop-up urbain, le genre de l'anticipation urbaine inonde la culture populaire. 

La collision (voire la collusion) des questions d'imaginaires et d'urbain n’a cessé de nous interpeller tout au long de notre exploration prospective du sujet de la ville et des données, qui devait aboutir au cahier "La plateforme d'une ville" et son tiré à part de design fiction "voyage au centre de la ville de demain". Lorsqu'il s'est agi de représenter visuellement notre lecture des enjeux de la ville et des données, il nous a paru nécessaire d'embrasser cette question au travers d’une démarche de design menée pour LINC par Estelle Hary, designer. 

Ce travail s'incarne dans une double page qui ouvre le cahier, un voyage illustré de ces questionnements, controverses et enjeux, que nous publions ici en version autonome et imprimable. A noter que cette cartographie n’est pas la seule partie du cahier IP nourrie de références littéraires ou fictionnelles : du titre du cahier aux scénarios du tiré-à-part de design, en passant par des encadrés évoquant aussi bien le jeu Watchdogs qu’Alphaville de Godard, de nombreuses images ont guidé nos réflexions.

Document reference

Télécharger et imprimer la carte de notre ville imaginaire :

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Représenter le fantasme urbain ?

Imaginer la ville idéale (et sa forme) est un genre intellectuel et littéraire prolixe. La plupart des utopies, classiques ou modernes, sont ainsi incarnées dans des cités idéales. Mais ce jeu peut avoir pour conséquence d'exclure l'individu, de repousser le citoyen lambda, devenu simple spectateur de cette ville, objet archétypale désincarnée (le sens étymologique du mot utopie est « non-lieu »). On ne vit pas dans ces villes rêvées. 

Lieu de tous les possibles, la ville (la vraie) nourrit par ailleurs nombre de fantasmes et de projections. Ses experts, plus particulièrement à l’ère du numérique, usent et abusent d’adjectifs pour en décrire leur vision utopique, à la manière de Marco Polo qui, dans Villes Invisibles (d'Italo Calvino), décrit les villes de son propre empire à l’empereur Kubilaï Kahn. Perle Abbrugiati voit dans Calvino « des villes telles qu’on ne pourra jamais en voir, de pures constructions littéraires. Villes suspendues ou villes musées, villes souterraines ou aériennes, villes vides ou saturées […] de purs concepts [qui] renvoient à l’idée d’utopie – au sens étymologique ; non en tant que cités parfaites mais en tant que villes abstraites, élaborées par l’esprit et ne se trouvant nulle part. » Cette déconstruction par des concepts se retrouve dans la manière dont les penseurs et théoriciens décrivent un objet utopique : ville durable, résiliente, créative, fluide, et bien sûr intelligente. Tous ces termes, aujourd’hui maniés par les architectes et urbanistes, visent autant à faire fantasmer les gestionnaires qu’à en éloigner les individus : « la complication des mots de la ville est une manière de repousser le citoyen lambda » (Julien Damon, Thierry Paquot, Les 100 mots de la ville). 

Rien d'étonnant donc que la doxa de la smart city joue énormément avec nos imaginaires, à tel point qu'elle apparait comme le 6ème âge des utopies urbaines (voir ci-dessous l'encadré sur les âges des utopies urbaines, à retrouver page 10 du cahier). 

Histoire des utopies urbaines (cliquer à droite)

De ces réflexions nous est venue l'idée de représenter le territoire de cette ville intelligente rêvée en s'appuyant sur la carte de son réseau de transport imaginaire.

Un réseau d’enjeux, des lignes transportant l’individu de promesses en contreparties

La métaphore visuelle que nous avons voulu convoquer est celle des lignes d’un réseau de transport « des enjeux de la ville », chaque ligne correspondant à une logique par laquelle la smart city « traite » l’individu.  Dans ces voyages, l’individu est souvent un simple spectateur, qui regarde défilé par les fenêtres un paysage idyllique de smart city apaisée, simple et fonctionnelle. En miroir de smart city comme un décor, ces visions proposées par la smart city ont souvent tendance à regarder l’individu au travers d’un seul prisme de son être.

Chaque ligne a son terminus de promesses, à l’est (prédire, optimiser, simplifier, horizontaliser) et de contreparties, à l’ouest (traquer, commercialiser, téléguider, atomiser). Chaque terminus de ligne est par ailleurs illustré par une grande ville de fictions, en lien avec l’enjeu mis en avant. 

Entre ces terminus, se déploient et se croisent les trajets d’une promesse à ses contreparties, passant par de nombreux arrêts comme autant de bénéfices attendus et de risques induits. Chaque arrêt est un mot, parfois inventé, de la ville. 

« Les villes se croient l’œuvre de l’esprit ou du hasard, mais ni l’un ni l’autre ne suffisent pour faire tenir debout leurs murs. »

Italo Calvino, extrait de Villes invisibles

Ligne bleue : l’individu habitant soumis au regard inquisiteur des capteurs de la ville. 

Seahaven (Truman Show)

Dans cette petite cité paradisiaque et sans histoire, le héros du film "The Truman Show" pense vivre libre aux cotés de gens sympathiques et de jardins bien entretenus, alors qu'il ne s'agit que d'un gigantesque plateau de télé-réalité dont il est le héros malgré lui, suivi 24h/24 par les caméras.

Système Sibyl (Psycho-Pass)

Dans le manga animé japonais "Psycho-Pass", il est possible de mesurer instantanément l'état mental d'une personne et la probabilité qu'elle commette des crimes grâce à un dispositif installé sur le corps de chaque citoyen (source : wikipédia). Le système Sibyl est le nom de l'entreprise privée qui gère la sécurité nationale et une partie de la vie des habitants depuis la tour Nona, en plein cœur de ce Tokyo de 2112. 

Ligne violette : l’individu simple usager des réseaux, particule élémentaire d’un flux à optimiser

New New York (Futurama)

New New York est l’avatar futuriste d'un New-York disparu dans le dessin animé Futurama. La ville est peuplée d'extraterrestres et de robots,  traversée en permanence de véhicules volants. Dans ce monde, les avancées technologiques sont à la fois extraordinaires... et décevantes. La ville est traversée en permanence par des appareils volants divers et parcourue par un réseau de transport des personnes dans des tubes pneumatiques transparents

Monade 116 (Monades urbaines)

Monade 116 est l'immense tour dans laquelle vivent les protagonistes du roman de science-fiction "Les monades urbaines" de Robert Silverberg (1971). Ayant aboli les tabous, les humains sont en mesure de s'y presser par millions et la population mondiale atteint 75 milliards d'habitants. Cette société est marquée par le contrôle social et une extrême ségrégation verticale entre des "cités" de 40 étages : à la base de la tour, les quartiers pauvres et surpeuplés, en haut, les classes dirigeantes dans de vastes appartements. Nul ne peut contester la perfection de cette organisation : « le bonheur règne sur Terre. Qui en doute est malade. Qui est malade est soigné. Qui est incurable est exécuté. »

Ligne rose : l’individu consommateur fait son marché dans la ville servicielle

Neo Paris (Remember me)

Neo Paris est la ville qui sert de décor au jeu vidéo "Remember Me" du studio français DONTNOD. Dans cette version de Paris en 2084, les personnages évoluent entre conséquences du changement climatique, réalité augmentée et numérisation de la mémoire. L’entreprise Memorize a en effet inventé un implant cérébral qui permet d’uploader et partager ses souvenirs, et éventuellement d’effacer des souvenirs déplaisants. Memorize a acquis de ce fait un contrôle très fort et intime des individus. 

Axiom (Wall-e)

Dans le film d'animation "WALL-E" du studio Pixar, Axiom est le nom du vaisseau sur lequel la compagnie Buy-N-Large abrite ce qu'il reste de l'humanité dans une complète passivité et dépendance envers les machines : les humains ont ainsi perdu l'usage de leurs jambes atrophiées et se déplacent désormais sur des fauteuils volants. 

Ligne orange : l’individu citoyen que les technologies doivent motiver à participer à la vie de la cité. 

Civitas Soli (La cité du soleil)

La "Cité du Soleil" est le titre d'une utopie composée en prison par le moine dominicain italien Tommaso Campanella est publiée en 1623. Comme le rappelle Wikipédia, la ville est dirigée par un « métaphysicien » et vit dans une économie totalement planifiée de type collectiviste. On y pratique l'eugénisme et la cité impose l'égalité et les principes des lois naturelles qui se manifestent par l'observation des astres, qui déterminent nombre des aspects de la vie quotidienne des habitants, dont le partage du temps de travail. La ville "idéale" ainsi représentée est au fond une prison des corps et des âmes. 

Metropolis

La cité de "Metropolis", dans le film éponyme de 1927 de Fritz Lang est une "mégapole dans une société dystopique divisée en une ville haute, où vivent les familles intellectuelles dirigeantes, dans l'oisiveté, le luxe et le divertissement, et une ville basse, où les travailleurs font fonctionner la ville et sont opprimés par la classe dirigeante" (source : Wikipédia). Les inégalités y sont très fortes, incarnées dans la forme ségrégationniste de la cité. 

Article rédigé par Geoffrey Delcroix , Chargé des études prospectives