Julien Prévieux : « Regarder le numérique sous le prisme de la tapisserie ou du dessin, c’est un moyen de le ramener à une place plus modeste »
Rédigé par Camille GIRARD-CHANUDET
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28 avril 2022Le 20 octobre 2021, 4 ans après la commande passée auprès du Mobilier National, la CNIL recevait dans ses locaux une tapisserie conçue par l’artiste Julien Prévieux et réalisée par la Manufacture Nationale de Beauvais. Retour sur ce processus de création hors normes et sur les engagements de l’artiste.
LINC : Vous avez réalisé pour la CNIL une grande tapisserie, dévoilée le 20 octobre 2021. Pourriez-vous revenir sur la commande et la mise en place de la collaboration avec la CNIL ?
Cette collaboration s'est mise en place il y a 4 ans environ, à l’occasion de l'anniversaire des 40 ans de la CNIL. Le Mobilier National m’a contacté pour me dire que j’avais été retenu pour réaliser une tapisserie en collaboration avec la CNIL. C'était une vraie surprise, car je n’avais encore jamais travaillé avec ce médium. Je m’intéresse néanmoins depuis plusieurs années aux manières d’habiter le monde numérique, et aux façons dont les technologies contribuent à fabriquer des normes auxquelles on se soumet avec plus ou moins de volonté et de connaissance. Pour ce projet, je souhaitais au départ considérer la tapisserie comme une sorte d’archive, de disque dur primitif, auquel seraient intégrées des données émanant de la CNIL et de ses agents. De fait, la tapisserie entretient des liens particuliers avec les technologies numériques : au moment où, avec la tapisserie Jacquard, la technique de fabrication s’industrialise, on commence à utiliser des cartes perforées dans les processus de fabrication. Le même outil, donc, qui a été employé par la suite dans l'histoire de l'informatique, notamment par Hollerith, société qui deviendra plus tard IBM, pour le recensement américain. J’aimais l’idée de retourner à l’étape précédente, et d'utiliser la tapisserie, réalisée selon des méthodes traditionnelles, comme support d’enregistrement. Concrètement, j’ai rassemblé un matériau diversifié issu de la CNIL (nombre de plaintes, et de textes de délibérations dont j'ai extrait des nuages de mots…), et j’ai ensuite enregistré des regards d’agents de la CNIL posés sur ces éléments avec du matériel d’occulométrie. Il s’agit en quelque sorte d’un jeu de mise en abîme : les agents de la CNIL regardent les données de la CNIL, et l’enregistrement de leur regard devient motif au sein de la tapisserie. Ces différentes briques ont formé le vocabulaire graphique à partir duquel j’ai construit le motif final.
Comment se passe le processus de création, la conception du schéma de la tapisserie, une fois ces données collectées sur place rassemblées ?
La phase de création et d’assemblage est beaucoup plus subjective, pour faire en sorte que les données deviennent des couleurs et des formes foisonnantes dans lesquelles les logiques graphiques de visualisation s’emmêlent. J’ai fait plusieurs essais, notamment un premier carton très complexe pour lequel j’avais converti les regards à l’aide d’un système de visualisation permettant de les représenter comme des flux. J’étais intéressé par l’augmentation de la complexité, par la possibilité de donner à voir les dynamiques contradictoires et l’avalanche de données. Ce premier carton était complètement délirant, puisqu’il s’agissait de représenter une jungle de fils à partir de fils… La tapisserie devenait totalement infaisable, sa réalisation aurait duré 7 ou 8 ans. Là, on était prêts pour les 50 ans de la CNIL ! On était au-delà du raisonnable. J’ai donc revu le carton pour le simplifier par endroits. La tapisserie qui a finalement été réalisée par la Manufacture a été tissée pendant un peu plus de deux ans.
Justement, le tissage de la tapisserie représente une étape importante de sa création, comment se sont déroulés les échanges avec la Manufacture de Beauvais ? Qu’est-ce que cela représente de voir son œuvre prendre corps par l’intermédiaire du travail des lissiers et lissières ?
Il y a quelque chose de particulier dans l’entrée dans le processus de tissage, c’est la nécessaire conversion de ce qui, à l’origine, était une image numérique. La création visuelle du carton final s’est faite pour moi de manière intuitive, sans prendre en compte la matérialité du fil. À l’écran, les choses paraissent simples. Mais cela se complexifie lorsque l’on passe aux fils. Certaines couleurs, par exemple, ne sont pas faisables en fils, parce qu’elles se conservent mal, ou parce l’écran, lumineux par essence, fausse la perception. Certains crénelages doivent être ajustés : nos écrans permettent maintenant d’afficher des traits en diagonale sans qu’apparaissent ces phénomènes d’escalier, que l’on retrouve dans la tapisserie. Enfin, sur le métier, les fils réagissent différemment en fonction des types de noeuds, le motif peut gondoler à certains endroits… Il faut ajuster le tissage pour densifier la matière : on est confrontés à un relief qui vient ajouter une couche supplémentaire à ce qui était, à l’origine, une image parfaitement plane sur un écran. Il y a donc au départ une phase de calage des couleurs, des traits, des textures. C'est au fil des échanges avec les lissières et lissiers que cette traduction se met en place.
À la fin de ce processus de tissage, il faut décrocher la tapisserie du métier à tisser, comment s’est déroulé ce moment particulier ?
C’est un moment très touchant, parce que c’est la première fois que l’on voit dans son intégralité une tapisserie dont on n’avait précédemment perçu que des bribes : sur les métiers de basse lisse on voit très peu de choses de ce qui est fabriqué. Il y a un véritable effet de révélation du motif au moment de la tombée de métier. La coupe des derniers fils est très symbolique, quelque chose vient saisir la fin de la tapisserie. C’est aussi l’occasion d’observer l’endroit fascinant qu’est l'arrière de la tapisserie : on y voit tous les nœuds, on y sent réellement la matière. C’est un moment génial où le carton, impression numérique finalement assez banale, devient un objet extraordinaire au sens propre.
Le décrochage de la tapisserie à la Manufacture de Beauvais
Cette tapisserie, qui a maintenant trouvé sa place dans les locaux de la CNIL, fait écho à d’autres de vos œuvres, vous avez déjà travaillé précédemment sur les données, le numérique…
Effectivement, je pense notamment à une œuvre que j'avais réalisée avec des policiers de la BAC à l’occasion d’une exposition au centre Pompidou, dans la continuité du projet éditorial Statactivisme. Tout partait d’un atelier de dessin où je demandais aux policiers de tracer à la main des diagrammes habituellement réalisés par algorithme qui permettent de visualiser les délits et les crimes [voir par exemple le logiciel PredPol employé aux Etats-Unis]. Dans un autre projet, j’avais demandé à des tricoteuses de traduire en pull-overs des simulations numériques de phénomènes sociaux, par exemple des révoltes ou des phénomènes de ségrégation. Dans les deux cas, l’idée était d’avoir recours à une technique artisanale pour traduire manuellement, et donc ralentir, des opérations de calcul et de visualisation de données que les ordinateurs réalisent très facilement mais que les humains sont beaucoup plus lents à faire.
D’octobre à février © photos : Laurent Lecat, galerie Edouard Manet + David Giancatarina, [mac] Marseille
Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris © photos : Toni Hafkenscheid / Blackwood Gallery, Toronto + Julien Prévieux
Vous parlez de processus de ralentissement dans ces deux œuvres, la tapisserie porte aussi en elle cette force de ralentissement de la circulation des données. Est-ce que vous pouvez préciser ce propos que vous portez par rapport au numérique et à ces flux de données extrêmement rapides ?
Il me semble intéressant d’appréhender le numérique en le situant dans un flux, une histoire longue. Il n’est pas étranger à d’autres technologies plus anciennes, et on gagne à mon sens à ne pas le mettre en exergue comme une étape ultime. Le regarder pris sous l'angle de la tapisserie ou du dessin, c'est peut-être aussi diminuer notre horizon d'attentes par rapport au numérique, tenter de le ramener à une place plus modeste. Il y a un principe de cet ordre-là. Le ralentissement, c'est aussi un bon moyen de le comprendre. Dans le cas de l’atelier de dessin avec les policiers par exemple, cela permet de saisir ce qui se passe quand des ordinateurs tracent en un clin d'œil des diagrammes de Voronoï ou des « cartes météo du crime », ces « heatmaps » qui permettent de voir les zones où se densifient les délits. Derrière ces visualisations il y a des programmes que l’on peut essayer de décortiquer, et c’est ce que le ralentissement permet : on n’en est pas capables si on reste à la vitesse inhumaine des objets connectés qui nous entourent. Avec la tapisserie ou le dessin, on peut reprendre le contrôle et essayer de comprendre ce qui se joue, comment les calculs sont faits, quels sont les biais multiples qui sont à l’œuvre, quels enjeux sous-tendent les usages qui en sont faits. Appréhender les outils numériques avec des techniques plus anciennes, c’est questionner l’impression d’évidence qui les entoure pour mieux les comprendre, les envisager différemment, et aussi en parler, tout simplement, dans une sorte de révélation de ce qui se passe.
Effectivement, on a l'impression en regardant votre travail qu'il y a une dimension de visibilisation d’éléments souvent cachés, dans votre usage de techniques d’occulométrie ou dans vos travaux sur les gestes « patentés » . Est-ce qu’on peut considérer que l'art permet de rendre visible des réalités souvent occultées en régime numérique, et de se doter d’une forme de prise sur elles ?
Oui, j’en suis persuadé. Que ce soient les gestes, le travail avec les policiers… J’ai aussi fait une réplique d’une expérience menée dans les années 60, d'un ordinateur en bois qui apprend à jouer au Morpion. C'est une sorte de meuble avec 304 petits tiroirs qui remplis de billes qui, par un principe d'apprentissage par renforcement, apprend les meilleurs coups possibles et devient imbattable au bout d’une cinquantaine de parties. Le public qui vient voir l’exposition forme la machine, et se trouve en même temps plongé dans un rapport réflexif sur la façon dont cet apprentissage fonctionne. L'idée de visibilisation est liée à une sorte de tentative d'incarnation, ou en tous cas d'incorporation. Mais tout cela n’est pas nouveau, c’est peut être une fonction très ancienne de l'art que d’essayer de rendre visible…
Menace © photos : Laurent Lecat, galerie Edouard Manet + Julien Prévieux
Concrètement, comment votre propos politique est-il reçu ? Quels dialogues se mettent en place ?
Dans le cas du travail avec les policiers, le dialogue s’est construit autour du livre, Statactivisme, qui a reçu un certain écho. C’était un bon point de rencontre de différentes pratiques artistiques, militantes et de recherche. Dans ce cadre, c'était assez clair parce que nous avions provoqué la rencontre. Dans d’autres cas, comme les lettres de non-motivation, l’impact est plus difficile à démêler. Je sais qu’elles ont pu être utilisées, citées : elles développent une sorte de vie propre. Dans le cas d'œuvres présentées dans des musées, cela se situe à un autre niveau. Je dirais que l'activisme passe à l’arrière-plan : parfois, quand elles sont montrées telles quelles, les œuvres deviennent de pures formes. C’est peut-être le cas avec la tapisserie : on peut passer devant, et la voir comme une pure image. Les œuvres comportent plusieurs niveaux de lecture, et c’est aussi ce qui m'intéresse dans ce procédé : exposées, elles deviennent comme des valises à double ou triple fond, capables de provoquer l’attention sur des plans différents.
Dans l’entremêlement de votre travail artistique avec monde social, vous collaborez souvent avec des institutions publiques (la BAC, la CNIL…) oeuvrant dans les domaines qui vous intéressent. Qu’est-ce que cela apporte à votre démarche artistique, comment vous situez par rapport à ces acteurs institutionnels ?
J’essaye d'impliquer dans les processus de travail artistique les premiers concernés, à la fois pour les intégrer dans le processus de fabrication de l’œuvre, mais aussi pour déclencher des échanges, des entretiens, un ensemble d'à-côtés de l'œuvre qui renseignent l'œuvre. Il s’agit aussi de s'intéresser à des phénomènes de pouvoir. Avec les policiers, les ateliers permettaient une inversion ironique des rôles : j’encadrais le travail des forces de l’ordre, ils devenaient artistes le temps de l'atelier. Dans le cas de la CNIL, cela m'intéressait de participer à cette rencontre étonnante entre une institution très en phase avec notre époque, sensée régler l’usage qu’on peut faire des données, et la tapisserie qui, bien au contraire, est une technique ancienne, garante d’un certain patrimoine. Et historiquement, la tapisserie est quand même médium qui permettait de faire le portrait des puissants…
Ce sont des thématiques sur lesquelles vous allez continuer à travailler ? Un mot pour finir sur vos perspectives futures de création et les thématiques qui vous intéressent actuellement ?
En ce moment, j’ai un projet lié à une commande du CNES, qui s'appelle les « écritures agravitaires » et dont la création pourrait idéalement se dérouler dans la station orbitale. Ce projet tourne autour de la question : « à qui appartient l’espace ? ». En 2015, par exemple, Obama a signé un traité autorisant l’exploitation du sol des astéroïdes, ce qui semble complètement aberrant puisque que les technologies ne le permettent pas vraiment. J’ai envie de travailler avec la matière juridique qui permet la structuration de ce capitalisme spatial et sauvage - avec les milliardaires du numérique qui, comme Elon Musk et ses flottes de satellites, s’accaparent les orbites à un niveau jamais atteint, et ce sans aucune autorisation. Avec en ligne de mire l’idée qu’en regardant la manière dont on s'approprie l'espace, on peut trouver en retour des manières de penser la ce que l’on fait sur Terre…