[IP5] Quand les modèles économiques des plateformes transforment la ville

10 octobre 2017

Ces textes sont tirés de la deuxième partie du cahier IP 5, "La plateforme d'une ville - Les données personnelles au coeur de la Fabrique de la smart city". 

Ta ville, simple comme une app’ mobile

 

Des promesses d’expérience utilisateur de la ville plus satisfaisante et simple

La ville intelligente promet aux individus, habitants ou de passage, une expérience sans couture, sans friction, des villes interopérables, des services performants et mis à jour en permanence. Ces promesses de la smart city 1.0 restent d’actualité en 2017, dans un contexte où le jeu des acteurs a évolué et où la révolution urbaine numérique n’est pas passée par les tours de contrôle que l’on nous promettait, mais par les poches où nous transportons nos smartphones. 

En investissant le marché des villes, les grands acteurs du numérique tentent d’y apporter des solutions en promettant des services efficaces et généralisés, sans surcoût apparent pour la collectivité. Carlos Moreno appelle cela la « revanche techno-centrique des GAFA puis NATU », en d’autres termes ces acteurs n’ont pas pris le pouvoir sur la ville, mais ils auraient pris le pouvoir sur la vie dans la ville, en sachant incarner la donnée, transformée en des services devenus quasiment indispensables. Comme le souligne l’expert dans la revue Futuribles : « la force de la data, massivement produite dans l’univers urbain, et sa vraie valeur au XXIème siècle ne réside pas paradoxalement dans sa production mais dans la capacité qu’elle offre à dépasser les objets et les systèmes pour pouvoir s’intéresser avant tout à leurs interactions, leurs interdépendances ». 

Plutôt que de changer d’application chaque fois qu’ils arrivent dans une nouvelle ville, en téléchargeant l’offre locale, les individus privilégient l’usage d’applications qui leur offrent la même expérience, quel que soit l’espace géographique où ils se trouvent. Comme les franchises mondialisées que l’on retrouve aux coins de rues du monde entier, pour un café ou un sandwich, l’usage d’une interface familière est plébiscité, limitant le temps d’apprentissage et garantissant une qualité constante. L’interface Uber rassurera le voyageur dans une ville aux services de taxi inconnus, comme le touriste aura recours à son habituel Google Maps pour se repérer dans ses promenades, alors que l’automobiliste privilégiera Waze à des offres locales de calcul d’itinéraires. Le maillage par les usages est parvenu à se jouer des collectivités locales. 

 

De la ville servicielle au « free to play » urbain

Alors que les acteurs publics ont la capacité à négocier avec des acteurs privés par le biais de la délégation de service public, par des partenariats publics-privés ou par la régulation de certains marchés, les industriels de la donnée parviennent à s’infiltrer par des services plus ou moins gratuits, qu’ils avancent comme des offres clés en main gagnant-
gagnant aux collectivités. 

Alphabet - Sidewalk Labs avait d’abord testé des bornes de wifi urbain dans la ville de New-York baptisées LinkNYC, installées à la suite d’un appel en 2013 de Michael Bloomberg, alors maire de New-York, à réinventer les cabines téléphoniques. Alphabet  souhaite maintenant offrir gracieusement des tableaux de bords urbains – le rêve de la smart city 1.0 – à plusieurs villes américaines, qu’il transformera en véritables laboratoires de R&D à ciel ouvert. A la suite d’un appel à projet lancé en 2016 par la Federal Transit Administration pour « ré-imaginer la mobilité et préparer l’arrivée des véhicules autonomes », la spin-off de Google a choisi d’accompagner seize villes, qui avaient concouru sans être lauréates, ou qui n’étaient pas éligibles. Sidewalk Labs installera la plateforme Flow et fournira une assistance technique pour améliorer les conditions de trafic urbain, sans contrepartie apparente pour l’acteur public ou pour l’individu car ces projets sont autofinancés ou liés à des investissements en R&D.

 

Pallier un déficit de service public  par des services aux publics ? 


Créer de la capillarité et offrir le service du dernier kilomètre, en remplacement de services publics, c’est également ce que propose Uber depuis 2016 au travers de partenariats noués avec des petites localités en Floride, Altamonte Springs et Pinellas Park. Il s’agit d’un service de « transport public » à la demande, en remplacement d’un service public de bus qui selon la municipalité, n’était pas rentable. La collectivité subventionne à hauteur de 25 % le service du dernier kilomètre, c’est-à-dire des trajets Uber allant et partant de la gare. Cependant, le contrat signé entre Altamonte Springs et Uber stipule que les données collectées dans le cadre du service, bien que subventionné sur les deniers publics, ne sont pas mises à disposition de la collectivité, ni donc en open data. 

Apporter du service au public, c’est ce qu’affichait également Facebook avec son programme de fourniture d’Internet low cost, Free Basics, destiné aux pays en développement. Un accès web gratuit sur lequel les internautes peuvent accéder à un moteur de recherche, lire les infos, regarder la météo, et utiliser les sites et produits de Facebook. Le service a été interdit en février 2016 par l’autorité de régulation des télécoms en Inde pour non-respect de la neutralité du net. 

La firme de Palo Alto a également créé le fameux Facebook Safety Check, d’abord développé pour les catastrophes naturelles et qui permet aux utilisateurs du réseau social de signaler à leurs amis qu’ils sont en sécurité lors d’événements graves. Activé pour la première fois en France à l’occasion des attentats du 13 novembre 2015, le Safety Check a suscité très vite des polémiques et des critiques, notamment parce qu’il n’avait pas été activé la veille au Liban, dans les mêmes circonstances, ou plus tard dans d’autres pays. Comme l’écrivait Morgane Tual dans Le Monde, « cette fonctionnalité était devenue une évidence pour de nombreux utilisateurs de Facebook, comme un service public qui leur serait dû, au point peut-être d’oublier qu’une entreprise privée en était à l’origine ». 


Ce dernier exemple vient souligner le rapport ambigu que nous entretenons à ces plateformes dont l’usage s’est généralisé dans les populations. Il pose également la question de l’efficacité des dispositifs d’alerte créés ex-nihilo, à l’image de SAIP, l’application de déclenchement d’alerte attentat lancée par le gouvernement français à la suite des attentats de novembre 2015. Ce système, qui nécessite que chacun télécharge et installe une application dédiée semble être en tension par rapport à une approche par les usages, en ne s’insérant pas dans les pratiques des individus. Dans ce cas précis, l’activation du protocole de diffusion cellulaire, la diffusion de SMS sur tous les réseaux, aurait été une solution probablement très  efficace : tous les téléphones reçoivent des SMS. Cette solution a d’ailleurs été choisie par de nombreux pays européens. Si le choix de l’application et des réseaux web était le bon, resterait la question de l’efficacité : comment dépasser, avec des outils difficiles à maintenir et ayant vocation à être rarement utilisés, de puissants outils déjà présents dans les poches et le quotidien des individus. C’est sur cette corde sensible que les industriels de la donnée peuvent jouer lorsqu’ils négocient avec des acteurs publics.

 

La gratuité, mais à quel prix ?

 

La face cachée des marchés de services urbains

Dans l’espace urbain comme sur le web, le même adage prévaut : « si vous ne payez pas pour un service, c’est que vous êtes le produit – et parfois même le travailleur. » Par exemple, Evgeny Morozov conteste l’importation de modèles économiques du numérique dans l’espace physique de la ville, notamment à propos de LinkNYC. Complètement autofinancées par la publicité, ces bornes marquent selon lui la volonté de Google « d’établir sa présence dans la ville, pâté de maison par pâté de maison, afin d’étendre son modèle [économique] en ligne au paysage physique dans lequel nous évoluons quotidiennement », avec le risque selon lui de voir « étendre son presque monopole sur la détention de nos comportements en ligne en y incluant nos comportements dans l’espace physique ». Pour Lee Tien, juriste à la Electronic Frontier Foundation, « si on ne nous demande pas de payer, et qu’ils dépensent autant pour les installer, c’est qu’ils comptent vraiment monétiser les données [qu’ils collecteront] ». 

La question se pose également pour des offres tel que Flow, ce tableau de bord urbain fourni gracieusement aux collectivités, puisque les acteurs privés devront toujours trouver le moyen de rentabiliser leurs investissements dans un espace public qui deviendrait complètement privatisé : « Imaginez que la surface de la terre soit soudain devenue la propriété [...] de cinq gros bonnets du BTP, et que nous autres humains soyons obligés de payer un droit d’utilisation chaque fois que nous posons un pied au sol. »
 
Une image qui rappelle le roman de science-fiction Ubik de Philip K. Dick dans lequel le contrat de location des appartements précise que les locataires doivent payer pour tout : ouvrir une porte, prendre une douche, etc… Mais quand le héros préfère démonter la poignée de la porte plutôt que de donner une pièce, la poignée menace de faire un rapport et le poursuivre en justice. 

 

Le design des interfaces, au cœur des manipulations douces de nos comportements 

S’ils souhaitent monétiser les services, les industriels de la donnée seront probablement amenés à recourir aux méthodes déjà éprouvées dans nos navigateurs et nos applications, en travaillant à créer des designs d’interfaces qui nous rendent dépendant de leurs offres. Tristan Harris,  ex- « philosophe produit » de Google, qui publiait en juin 2016 un manifeste sur la manière dont le design exploite nos vulnérabilités, utilise la métaphore de la ville pour décrire les services web et les parcours utilisateurs sur les plateformes, « les architectes en chef de ces sortes de villes invisibles qui connectent des milliards de gens entre eux, pas par des routes mais par le design d’un téléphone. » 

Pour lui, « l’économie de l’attention est comme une ville où il y aurait beaucoup de pollution et d’accidents. Nous ne réparerons pas cette ville en disant aux résidents d’en partir (ou d’éteindre leurs appareils). Nous ne réparerons pas non plus cette ville en étendant sa structure. Nous la réparerons en ajoutant des pistes cyclables, des feux de signalisations et des passages piétons pour restructurer les interactions afin de faire en sorte qu’il y ait moins de pollution et d’accidents. »

Cette analogie liée à l’irruption de modèles économiques du web dans la ville peut nous laisser craindre que les logiques de design à l’œuvre dans les plateformes web (faire en sorte de rendre le consentement invisible, nous faire passer toujours plus de temps connecté, etc.) pourraient être reprises dès lors qu’il s’agirait de monétiser les services de la smart city.  

Déjà, dans un article publié en mars 2017, Ryan Calo cite l’exemple des véhicules fantômes de Uber, des icônes de VTC qui ne correspondraient à aucune réalité : les icônes disparaissent au moment où l’utilisateur commande le véhicule. On parle alors de design abusif car les véhicules imaginaires auraient pour fonction d’inciter à utiliser ce service plutôt qu’un autre (Lyft ou des taxis traditionnels par exemple) en donnant l’impression d’une offre abondante, garantie d’attente courte et de prix modéré. Uber a d’abord nié l’existence des véhicules fantômes avant de les expliquer par des phénomènes de latence. 

Dans une ville où nos déplacements et nos connexions seront guidés par des plateformes dont l’objectif est de nous retenir dans leurs bulles, la question de la loyauté des recommandations est inévitable notamment s’il n’y a pas de contrôle de l’acteur public : il nous sera difficile de savoir si notre application nous propose un trajet optimal ou si d’autres paramètres sont entrés dans l’équation. Qu’en sera-t-il pour des utilisateurs pour lesquels le retour sur investissement serait moins élevé, recevront-ils les mêmes conseils, ou des services dégradés ? Un des enjeux en cours et à venir devant la généralisation de services à l’échelle mondiale.
 

 

Quel contrôle reste-t-il à l’acteur public sur l’aménagement de l’espace?

Hormis la question de la captation des données personnelles, se pose celle de la perte de contrôle de l’acteur public sur l’aménagement de l’espace public, sur la gestion des flux, et au-delà sur la notion même de service public et d’intérêt général. La somme des intérêts individuels des clients d’un Waze peut parfois entrer en contradiction avec les politiques publiques portées par une collectivité. 

En apportant une béquille à la logique du tout-voiture, la plateforme peut aller à l’encontre de certaines municipalités qui cherchent à réduire la pollution atmosphérique dans leur agglomération. Comme le note Antoine Courmont, Responsable scientifique de la chaire Villes et numérique de Science Po Paris, « une application qui facilite l’usage de l’automobile en ville peut aller à l’encontre de l’objectif de grandes métropoles qui souhaitent au contraire rendre contraignante la circulation automobile, au bénéfice de transports en commun ou doux. »

Aujourd’hui, la négociation entre collectivités et grands acteurs se joue sur ce point. Selon Antoine Courmont, « les acteurs publics valorisent mal leur infrastructure vis à vis de ces grands acteurs, que pourtant elles détiennent. Les collectivités pourraient mieux valoriser ces ressources dans les négociations avec les acteurs privés. »

Au-delà, de nouvelles questions émergent quant à l’égalité devant les services publics, à leur régulation, et à la manière dont les collectivités pourront traiter avec les fournisseurs de services.

Sur ce dernier point, les collectivités doivent certainement s’unir et joindre leurs compétences sur ces questions de données, en s’ouvrant à leurs parties prenantes. C’est en tout cas l’opinion de Carlos Moreno, qui milite pour la création d’un Conseil national de la data urbaine, avec les associations, les usagers et tous les acteurs.

 

La privatisation est-elle antinomique de la vie privée ?

 

Ces nouveaux rapports de force se cristallisent dans les techniques de captation des données, dans leur accaparement par certains acteurs et dans leur ouverture, créant potentiellement des inégalités entre les citoyens et des déséquilibres entre 
les collectivités, qui justifient des formes innovantes de régulation.


 

Quel contrat social dans une ville davantage « privatisée » ?

Aujourd’hui, « des pans entiers de l’économie se retrouvent dans la position des “métayers”, contraints de cultiver une terre dont ils ne sont pas propriétaires, » un constat posé par Henri Verdier qui résume également le piège dans lequel se retrouvent les collectivités, dont la capacité à produire des services est de plus en plus contrainte par les plateformes, par lesquelles transitent tous les services, dès lors que ceux-ci prennent la forme d’une application, « une sorte de nœud coulant qui enserre notre économie » et nos collectivités.  

« Nous vivons dans un monde physique où, si on se promène dans la rue, on va être confronté à des gens différents, à des idées qu’on préférerait repousser. Mais dans le cyberespace, il est de plus en plus facile de segmenter les gens, de les cantonner à leur propre univers. Or, se confronter à d’autres idées que les siennes, c’est l’essence de la démocratie. » Lawrence Lessig s’inquiétait dans une interview à France Culture de la manière dont Internet a renforcé la crise démocratique. Rapporté à la ville et dans une vision prospective, nous imaginons un scénario (voir tiré à part) où, en 2026, nous pourrions vivre dans nos propres bulles de filtre, n’ayant plus qu’une vision partielle de la ville correspondant à nos préférences. Dans notre scénario, nous prévoyons un moyen pour les utilisateurs de sortir de cette bulle : « l’utilisateur peut se projeter dans la peau d’un habitant d’un autre âge, sexe ou catégorie socioprofessionnelle et vivre une expérience parfaitement inédite. » Ce phénomène de bulles, qui pour l’espace urbain, correspondrait à de la ségrégation spatiale, existait déjà bien avant que le numérique envahisse la ville. On peut cependant s’inquiéter que celui-ci s’amplifie dès lors que des logiques économiques et de marchés publicitaires sont associées à des services au public. Pour Lawrence Lessig, nous devons comprendre « comment créer les standards et les valeurs qui devraient gouverner un monde possédé par des entreprises privées. »

Plutôt que d’imaginer un tel monde, nous pouvons aussi réfléchir à la régulation et à l’équilibre public-privé, notamment le positionnement de l’acteur public dans son lien aux acteurs privés, comment sortir du seul cadre des concessions, délégation de service public ou partenariats publics-privés sans perdre de sa capacité à produire du service public.

 

Quel contrôle sur nos données personnelles ?

Alors que les services urbains portés par des délégations de service public ou des partenariats public-privé sont soumis à la signature d’un contrat avec la collectivité publique concernée, les industriels embarquent généralement leurs modèles économiques, basés pour certains sur la monétisation de données individuelles et sur la publicité. 

En outre, les données des personnes concernées ont parfois été collectées hors le service urbain, et elles vont être croisées avec les différents usages de la ville qu’ont leurs utilisateurs. C’est l’un des enjeux auxquels le Règlement européen pour la protection des données (RGPD*) apporte des réponses, d’abord dans la modification des règles d’application territoriale. Avec cette nouvelle régulation, dès lors qu’un service cible un citoyen européen et même si le responsable de traitement ne se situe pas sur le territoire européen, le traitement des données des européens reste soumis au droit européen, recréant ainsi la territorialité du droit en fonction de la personne concernée. Ce texte commun à tous les pays européens remet les entreprises françaises, et européennes, à égalité de concurrence avec les entreprises étrangères, même non établies en Europe, dès lors qu’elles ciblent un européen. C’est donc un puissant outil d’harmonisation et de souveraineté.

En cas de contentieux, si le service s’adresse à tous les Européens, et non au seul plan national, la réponse sera collective pour l’ensemble des autorités de protection européennes, avec des montants de sanctions qui pourront s’élever à 4% du chiffre d’affaires mondial, un montant qui vise à donner la capacité aux régulateurs européens à s’adresser aux industriels de la donnée, qu’il s’agisse du champ urbain ou non. 

Le passage à une nouvelle ère de la régulation devra permettre de répondre efficacement aux enjeux du nouvel âge de la smart city, afin d’accompagner et d’encourager les nouveaux acteurs à agir dans le respect de la vie privée et des libertés de leurs utilisateurs.

 

 

Enjeux

  • Les modèles économiques de captation massive de données personnelles en échange d’un service gratuit transforment l’espace urbain.
  • L’acteur public se voit dépossédé de sa capacité à organiser le marché des services urbains et à contrôler les espaces. 
  • La création et l’accès aux services passe de plus en plus par des écosystèmes fermés (applications).

Recommandations

  • Garantir la compatibilité avec les finalités pour lesquelles les données ont initialement été collectées et mettre en œuvre des garanties appropriées (pseudonymisation, information, …).
  • Encourager les bonnes pratiques industrielles en faisant du respect de la vie privée un sujet d’avantage compétitif pour les acteurs industriels opérant dans la ville intelligente.
  • Créer des structures d’aide aux collectivités publiques dans la gouvernance des données : Data protection officers, certification de l’anonymisation, régies de données, « privacy advisory committee ».