[IP5] La ville liquide : à qui profitent les flux ?
Ces textes sont tirés de la deuxième partie du cahier IP 5, "La plateforme d'une ville - Les données personnelles au coeur de la Fabrique de la smart city".
Les promesses de flux optimisés, sans congestion et en temps réel
Une ville congestionnée, malade de ses flux de personnes, de biens, …
Dans son rapport De la ville au territoire intelligent, le cabinet EY interroge citoyens et collectivités sur leur vision de cet objet flou qu’est la ville intelligente. Sur les mobilités, les responsables locaux répondent sans ambiguïté : « l’objectif premier : décongestionner. » Cette idée renvoie à une réalité vécue quotidiennement par tout habitant d’une zone fortement urbanisée : la densité de population et d’activité, leur morcellement en zones et leur étalement conduisent à l’engorgement des flux jusqu’à en provoquer le ralentissement global.
L’accès à des données de déplacement est d’abord une opportunité pour fluidifier le réseau et diminuer à la fois le temps de transport et l’empreinte écologique des usagers. Les mobilités, et leur gestion, sont au cœur de la smart city dans son incarnation la plus frappante du solutionnisme technologique. En rendant la ville liquide, fluide, optimisée, simple, la technologie peut aider à résoudre ce problème de congestion. Ce discours sur les maux de la congestion semble être devenu consensuel.
Vers la « ville sans couture » : l’intermodalité fluidifiée par le numérique
Le numérique semble aussi en mesure de transformer radicalement les mobilités dans sa capacité à offrir une vision complète, multimodale, en temps réel et ultra-granulaire des déplacements des biens et des personnes dans la ville, et donc de favoriser des flux « sans couture » multimodaux.
On disposait déjà d’une série de capteurs de circulation automobile, mais comment ajouter au tableau de bord les transports collectifs et les modes de déplacement doux (à vélo, à pied) ? Tout cela ne pouvait auparavant se faire que par des enquêtes de terrain (par exemple les Enquêtes « ménages et déplacements »), lourdes et coûteuses.
Que permettent les données des capteurs installés sur le terrain ? L’exemple de l’expérimentation de TfL (l’agence de transport collectif de la ville de Londres), qui a déployé en 2016 des capteurs enregistrant des identifiants des smartphones dont le wifi est allumé, montre que l’on peut, grâce à de nouvelles sources de données, mieux comprendre les usages de l’infrastructure et améliorer le service. L’exploitation des données individuelles des voyageurs rend possible tout un éventail d’usages, depuis des statistiques d’affluence en temps réel à un meilleur ciblage publicitaire (garantissant à l’opérateur de transport des revenus plus élevés). Cependant, il est plus ou moins aisé de le faire tout en apportant des garanties suffisantes quant à la protection de la vie privée des utilisateurs.
Mais pourquoi ajouter des capteurs, quand les individus portent eux-mêmes une plateforme complète de collecte de données ? Un smartphone réunit des capteurs précis et variés (gps, antenne, accéléromètre, gyroscope, baromètre…), une puissance de calcul suffisante pour un premier traitement de ces données brutes et la connexion pour les transmettre. Cette logique de « captation de données par les foules » a très tôt eu tout son sens dans la mesure des mobilités. La revue Wired avait repris un néologisme pour qualifier cette tentation : le « pocketsourcing », l’utilisation des smartphones présents dans les poches des gens comme des capteurs passifs pour crowdsourcer des informations sur leur environnement et leur déplacement. Si les citoyens s’équipent à leur frais de capteurs modernes et payent eux-mêmes la connexion, il ne parait pas absurde du point de vue de l’efficacité publique d’en tirer parti. Pourtant, cette étape nous fait avancer encore plus profondément dans la question des « attentes raisonnables de vie privée » des individus, pour reprendre une formule usitée par les juristes anglo-saxons. Ne suis-je pas le seul à pouvoir décider que le smartphone que j’ai acquis soit utilisé, gratuitement et parfois à mon insu pour optimiser des flux ? Puis-je ainsi refuser de « donner mes données au collectif » ? Où placer la limite de la notion d’intérêt général dans ce domaine ?
L’accumulation de données à très haute résolution et à très haute fréquence (quasiment « en temps réel ») forme en tout cas le socle du rêve prométhéen d’une smart city aux déplacements optimisés en temps réel.
L’effet transformateur de cette tendance ne se limite pas à ce tableau de bord rêvé, mais dans les modifications du jeu des acteurs qui tirent parti de ces données granulaires, produites aujourd’hui par des acteurs privés, fournisseurs d’appli de GPS, de VTC ou de multimodalité. Comme le souligne Antoine Courmont, cette « émergence de nouveaux acteurs de services numériques, concentrés sur le voyageur individuel, et qui reposent sur une nouvelle source de données, les traces numériques, se fait de manière indépendante des acteurs publics. Ces services influent sur les politiques urbaines, sans aucune relation préalable avec les pouvoirs publics en charge du secteur.
Une recherche d’optimisation qui s’étend à tous les flux : l’eau, les déchets et l’énergie
Les mobilités sont un cas exemplaire, mais les autres réseaux de flux subissent les mêmes contraintes… et promesses : réseaux de communication, d’énergie, d’eau, de gestion des déchets. Là encore, il s’agit de limiter et maîtriser les flux.
Un exemple classique d’idée issue de la doxa de la smart city gravite autour des projets de gestion de déchets par des poubelles intelligentes, par l’installation de capteurs sur les bennes. Un capteur de poids permet d’alerter les services de ramassage lorsqu’il devient nécessaire de récolter les ordures ; le système permet alors de réguler au mieux la tournée des camions dans la ville. La donnée collectée ne concerne que la localisation de la benne et la charge de déchets qu’elle supporte. Dans ce cas, les risques liés au non-respect de la vie privée sont faibles. Pourtant, dans la recherche d’optimisation, les collectivités vont parfois beaucoup plus loin. Par exemple, si ces projets d’optimisation sont associés à une taxation liée à la réalité du poids de déchets produits par les ménages, on passe rapidement à des projets incluant des cartes individuelles d’ouverture de la benne. Pour reprendre l’analyse de Liesbet van Zoonen, le projet de poubelle intelligente passe alors rapidement d’un projet collectant des données non-personnelles à des fins de services à un système de collecte de données personnelles à des fins de surveillance. Si l’objectif de réduction des déchets est louable, des capteurs pourraient avoir d’autres finalités qui le sont moins : dès 2013, des londoniens ont protesté contre l’installation dans les rues de la capitale britannique de poubelles intelligentes équipées de wifi tracking à des fins publicitaires, contre la volonté affichée des promoteurs de « cookifier la rue », en référence aux traceurs de nos navigateurs.
De même dans le domaine de l’énergie, les enjeux de maitrise de la consommation d’énergie, de lutte contre le changement climatique ou de protection de l’environnement sont devenus un angle majeur des politiques publiques locales : plan énergie climat, Loi de transition énergétique, etc.
On ne parle alors que de smart grids et bien sûr de leur extension terminale que sont les compteurs communicants et intelligents. Pourtant, là aussi, la seule adjonction de connectivité et d’« intelligence » ne permet pas de réduire les consommations : elle permet seulement de créer des voies d’optimisation, par plus d’efficacité mais aussi par les modifications des comportements, obtenus par la responsabilisation… ou par la surveillance, et à des risques du point de vue de la protection de la vie privée des habitants. Ainsi, de nombreux promoteurs de projets énergétiques intelligents misent sur la comparaison entre ménages, entre voisins. Certes, il s’agit essentiellement de s’appuyer sur des motivations normales de l’individu, mais une telle tendance peut immanquablement interpeller par le risque de « surveillance latérale41» qu’elle porte en elle.
Vers une ville autonome : la cyborg-city
Lawrence Solum imagine dans un article académique l’expérience de pensée du « carrefour chinois », une intersection particulièrement complexe dans un Shanghai du futur, où se croisent dix grandes avenues, trois autoroutes, six tramways et vingt-trois passages piétons. Quelles que soient les méthodes utilisées par les autorités, les humains ne cessent de se comporter égoïstement, bloquant irrémédiablement ce carrefour. L’écosystème se trouve otage d’un écheveau de dilemmes du Prisonnier individuels. La solution ? Livrer la gestion du trafic à l’intelligence artificielle, qui pourra agir par un réseau de marquage au sol et de panneaux programmables, de barrières automatisées, d’informations diffusées, de véhicules et grues robotisés. Cette « Shanghai Artificial Intelligence Traffic Authority » aura toute latitude pour modifier le code de la route et le mettre en application. Elle détectera les violations du code par l’intermédiaire d’un système de capteurs, et pourra non seulement punir classiquement les contrevenants (amende, voire emprisonnement) mais également, avec sa grue, procéder au retrait immédiat des véhicules contrevenants.
Pasquale et Sadowski prolongent l’expérience: « Ces grues automatiques pourraient-elles empêcher des manifestations sur la voie publique ? » Si l’on dispose de moyens de régulation des flux aussi puissants (on peut imaginer des méthodes plus invisibles que ces grues), qu’est ce qui empêche de les utiliser pour bien autre chose que la fluidification du trafic ? Si l’on sait que des individus issus d’une certaine zone géographique peuvent prendre part à de présumés troubles à l’ordre public dans un endroit sensible (centre-ville, zone commerciale ou touristique…), pourquoi ne pas limiter la capacité à se déplacer entre ces deux points, en fermant certaines gares ou en ralentissant certaines voies ? Les auteurs imaginent – et dénoncent - l’intervention dans le futur de robots et de drones pour venir à bout de tous les problèmes de la ville.
La ville devient donc d’autant plus optimisée que la liberté d’action et de mouvement des humains y est très fortement encadrée. On voit ainsi fleurir des scénarios futuristes évoquant une ville où le trafic est entièrement entre les mains de véhicules autonomes, qui se croisent à haute vitesse par la magie de l’intelligence artificielle. Cette vision du futur a par exemple été avancée par des chercheurs du MIT associés à ceux de l’Institut fédéral suisse des technologies et à des chercheurs italiens qui ont présenté un modèle d’intersection sans feux de signalisation, dans lequel les véhicules, autonomes, se croisent avec fluidité sans réduire leur vitesse, permettant selon eux de doubler le flux de véhicules passants. Le site City Observatory identifie une vision du futur similaire dans une vidéo sur la mobilité urbaine du constructeur automobile Ford, dans laquelle les véhicules évitent automatiquement les humains qui se déplacent au milieu d’eux. Il se demande cependant si le scénario ultime de cette vision de la mobilité humaine n’est pas à chercher dans le film Wall-E : des humains en surpoids, collés à leur écran, déplacés sur des chariots flottants automatiques.
Si l’on pousse cette logique à son paroxysme, la ville « parfaite » est à l’image de ces bâtiments à faible consommation d’énergie qui proscrivent ou compliquent tout ce qui accompagne la présence d’êtres humains : leur besoin de convivialité, de chaleur, de lumière, … tous ces besoins étant, par essence, peu efficients dans le domaine de la maitrise de l’énergie. Les robots ne seraient-ils pas finalement les habitants idéaux de la smart city ?
Quand la carte « augmentée en données » régit le territoire
Mobilité physique et mobilité sociale
Le droit d’aller et venir est une des libertés les plus fondamentales. Pourtant, notre société est marquée par d’immenses disparités d’accès aux mobilités physiques, largement aussi fortes qu’aux mobilités sociales. Pour Stefana Broadbent, « les inégalités sociales se manifestent par l’accès à la mobilité. » Comme le rappelle Dominique Cardon, « la mobilité est très inégalement distribuée, c’est une vraie ressource sociale. » On assiste à une forte sédentarisation de certaines populations précaires et à l’inverse toujours plus de mobilité des catégories plus aisées. Les pouvoirs publics pourraient continuer à financer des transports (trains, bus, etc.) mêmes vides pour désenclaver certaines populations et essayer de briser cette tendance, plutôt que de vouloir à tout prix optimiser les flux existants. A Rio, par exemple, Waze cherche à dissuader les automobilistes de traverser des « zones à risque » en leur signalant par une pop-up qu’ils devraient éviter un quartier, un service discutable lorsque l’on sait que l’absence de flux dans certaines zones urbaines a pour effet de favoriser encore l’augmentation du risque. Cette stratégie s’entend du point de vue de Waze, qui ne voit que l’intérêt de ses clients, mais qui pose souci du point de vue de l’intérêt général. Injecter du flux dans ces zones pourrait donc au contraire les déghettoïser.
L’optimisation des flux amplifie ou réduit-elle les inégalités ? Est-ce que le numérique accentue la ségrégation, les inégalités ou au contraire favorise-t-il l’horizontalité ? La réponse à cette question est beaucoup moins univoque que les discours angéliques souvent entendus…
Quand la congestion devient souhaitable
De prime abord, cette affirmation peut paraitre étrange, mais des objectifs de politiques publiques peuvent entrer en contradiction avec la liquidité parfaite de la ville. Créer des contraintes à la circulation automobile (des « zones bleues » au péage urbain en passant par la piétonisation de voies de circulation) peut être un choix. Accroitre la vitesse de déplacement n’est pas un optimum de société.
À Fremont, localité de la Silicon Valley, les applications envoyaient les véhicules au travers d’un quartier résidentiel pour éviter les autoroutes surchargées, provoquant ainsi des nuisances pour les habitants. Pour contrer l’algorithme, les pouvoirs publics ont eu recours à des stratagèmes : la fermeture de voies aux heures de pointe et l’installation d’un panneau de signalisation - « Don’t trust your apps! » - pour prévenir les automobilistes que leur GPS allait les envoyer dans une impasse. Au-delà de cette anecdote, les urbanistes cherchent aujourd’hui à redessiner le réseau routier afin de supprimer les raccourcis (conseillés par les applications), ou de créer des sens uniques afin d’empêcher les applications de trouver des itinéraires alternatifs. Après avoir passé des années à chercher à construire des infrastructures qui permettent aux automobilistes de se déplacer rapidement d’un point A à un point B, les aménageurs urbains commencent à tout repenser. Certes, ces logiques ont toujours existé : les ronds-points ou dos d’âne en sont la preuve partout dans les villes françaises. La différence, c’est qu’aujourd’hui le planificateur urbain doit lutter contre un adversaire autrement plus audacieux : les « algorithmes » de ces entreprises du numérique qui font de la satisfaction de leur utilisateur un optimum absolu.
L’optimisation des flux par la somme des satisfactions individuelles peut-elle aboutir à une optimisation répondant aux besoins de l’intérêt général ? Rien ne permet de penser que cet alignement d’intérêt soit automatique. D’autant moins que le modèle économique de ces acteurs pourrait avoir tendance à les dissuader d’adopter une approche vertueuse du point de vue des enjeux de nuisance, pollution, de sécurité ou de maintenance des voies secondaires..
De services en silo aux données en silo : ne risque-t-on pas de donner le contrôle des mobilités à des acteurs tiers ?
Historiquement, comme le rappelle Antoine Courmont, les mobilités urbaines sont un secteur très segmenté et fragmenté entre modes de transport (routier, transports en commun, de surface, souterrain, vélo, véhicule en libre-service) et entre de nombreux exploitants et responsables des réseaux, collectivités ou autorités organisatrices des transports. Ce fonctionnement en silo se retrouve dans l’espace des données, dans leur collecte et leur représentation : « des langages différents qui rendaient difficiles une représentation commune des réseaux.»
À Lyon, avec Optimod, la métropole rend accessible l’ensemble des données ouvertes de déplacement, depuis le vélo jusqu’aux trajets en voiture, en passant par les transports en commun, afin d’offrir une vraie solution de multimodalité territoriale, sans avoir à passer par différentes applications. Kisio, filiale de Keolis, propose un système ouvert et open source de gestion et de connexion de données de mobilités, qu’elle propose à chaque acteur territorial qui souhaite s’en emparer. L’objectif affiché est de rendre l’infrastructure disponible, et les données accessibles par API*, pour l’interconnexion de ces données produites en silo. Ces initiatives se distinguent par exemple du schéma proposé par Google Flow, qui tout en prévoyant l’interconnexion, vise à s’ouvrir le marché de nouveaux champs de données. Le Guardian révèle que l’un des projets associés est d’utiliser des véhicules équipés de caméras de la flotte de Google Street View pour cartographier les places de parking puis de croiser ces données avec les données des utilisateurs de Google Maps et celles des parcmètres devenus « intelligents » (et s’appuyant sur un système de paiement fourni par Alphabet). Les points de dépendance d’un simple projet de ce genre sont donc énormes. Mais comme le dit au Guardian un universitaire californien « seuls Google ou Apple sont en mesure de suivre l’occupation du stationnement de cette façon, sans de coûteux capteurs sur les poteaux ou intégrés dans le bitume. »
Waze propose depuis 2015 le service Waze Connected Citizens aux collectivités, « un programme d’échange libre de données » par lequel la startup fournit un outil de monitoring urbain en échange de données de la ville telles que les données liées aux travaux en cours ou à venir, aux accidents, etc… sans autre contrepartie pour des collectivités qui se voient équipées d’un outil qu’elles n’auraient pas toujours pu s’offrir. En France, des collectivités, départements et villes moyennes ont déjà noué des accords. Dans un modèle assez proche, Uber a lancé sa plateforme Uber Movement : des data-visualisations basées sur les données agrégées des trajets de ses VTC*, sur lesquelles chacun peut calculer ses temps de trajet. Une offre de données qui reste limitée et qui ne satisfait pas la municipalité de New-York, qui souhaiterait des données plus fines, connaître les endroits où les chauffeurs prennent et déposent leurs clients, repérer les zones blanches, où ni Uber ni Lyft ne vont, pour mieux adapter les services de transport de la ville. Interrogé par Wired, Zak Accuardi (TransitCenter) explique : « Connaitre les lieux de prise en charge et de dépose des clients permet d’identifier où se trouve la demande de services de transport alternatifs ». Si dans un quartier, Lyft effectue de nombreux ramassages matinaux, peut-être pourrait-on implanter un service de bus plus fréquent, voire une nouvelle ligne. Peut-être que les gens recherchent d’autres façons de se déplacer - peut-être faut-il envisager une station de vélo-partage ou une piste cyclable protégée ? Ou peut-être que les riverains renoncent à posséder une voiture, ce qui signifierait que l’espace en bordure de trottoir pourrait être utilisé pour autre chose que des places de stationnement.
Tout se passe aujourd’hui comme si la présence de données personnelles dans les données collectées par les entreprises en question jouait « contre » les réutilisations d’intérêt général : Uber, pour s’opposer à la demande New-yorkaise, a largement mis en exergue ses inquiétudes concernant la vie privée de ses utilisateurs s’appuyant sur les (réels) soucis d’anonymisation rencontrés par la ville de New-York sur les données des taxis. Les observateurs ne manquent pas de souligner que cette inquiétude, légitime vient recouper un raisonnement plus commercial s’attachant au levier de pouvoir que ces données peuvent objectivement représenter dans les relations entre les acteurs privés et les collectivités publiques.
Vers une gouvernance de l’utilisation des données qui ne soumet pas les individus au diktat du critère d’optimisation des flux de la ville
Les données de géolocalisation, nouvelles données « sensibles » ?
Les données de localisation et de flux sont aux données personnelles ce que les cellules souches sont à la biologie cellulaire : « totipotentes », elles permettent par leur richesse contextuelle d’inférer d’innombrables autres données sur les comportements, les habitudes, les modes de vie d’une personne. Savoir où vous habitez peut permettre de déduire vos revenus, savoir où vous vous déplacez, de déceler votre mode de vie (loisirs, situation familiale …), vos pratiques religieuse ou orientation sexuelle, voire votre état de santé. Elles sont dans le même temps la clé, nous l’avons vu, de la plupart des services innovants de la ville dite intelligente. Autour de leur traitement va donc se cristalliser une partie importante des enjeux de vie privée dans la ville numérique. Même si elles ne le sont pas au sens du Règlement européen à la protection des données (RGPD) ou de la Loi informatique et libertés, les données de géolocalisation sont un nouveau genre de données sensibles.
Comment exploiter des données aussi granulaires sans porter massivement atteinte au droit à la vie privée des personnes et à leur liberté de mouvement ? Par une gouvernance de la réutilisation de ces données distinguant les situations des finalités, et pas uniquement en faisant référence à la notion d’open data. En effet, le mouvement open data, victime de son succès, souffre d’un glissement sémantique vers des « stratégies d’accroissement de la réutilisation de données. » Comme le dit John Wilbanks, un des créateurs de la partie scientifique de « creative commons », « il ne faut pas confondre open data et “more open” data. » La notion d’open data renvoie en effet à une définition communément admise dans le domaine qui intègre la plus grande liberté possible de réutilisation par tous les acteurs (individus, entreprises, …).
Du point de vue de la question de l’interaction entre l’open data et la protection des données les enjeux sont clairs : l’open data ne peut, sauf cas extrêmement restreints (par exemple si la publication et la réutilisation libre de données personnelles est expressément prévue par la loi) concerner des données à caractère personnel. Avant toute mise à disposition en open data, les données doivent être le plus souvent anonymisées, un processus plus complexe que le simple effacement des données directement identifiantes.
Les données les plus riches en potentiel de réutilisation dans une logique servicielle seront souvent des données issues de traitements de données à caractère personnel, difficiles à anonymiser sans réduire fortement leur potentiel d’utilisation. Les données de mobilité sont l’exemple le plus frappant de cette situation, comme l’a montré Yves-Alexandre de Montjoye. Il devient crucial d’imaginer des modes de gouvernance de réutilisation compatibles à la fois avec le respect des droits de la personne et avec l’objectif de création de valeur et de services.
Enfin, il faut absolument que les responsables du traitement de ces données prennent la mesure de leur sensibilité non pas seulement juridique, mais également technique, et endossent leurs responsabilités dans la définition des limites à poser face à l’appétit sans fin de certains acteurs et marchés, en particulier du marché publicitaire pour une information de plus en plus qualifiée, de plus en plus ré-identifiante. Pour reprendre l’exemple du wifi tracking mis en place à Londres par l’agence des transports à titre expérimental, l’agence elle-même évoque une potentielle opportunité d’appréciation du revenu obtenu par les panneaux publicitaires. Il ne s’agira pas donc d’un système limité à des finalités initiales connues, mais peut-être d’un processus sans fin si l’on n‘en délimite pas les contours. Car ce revenu croitra, lentement mais surement, à mesure de l’accumulation d’informations disponibles sur la vie des individus. Savoir combien de personnes passent devant un panneau publicitaire dans une journée permet certes de le proposer à un prix plus adapté aux annonceurs. Savoir combien de temps ces personnes restent arrêtées devant, pourrait être plus intéressant. Mais ensuite, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas chercher à savoir si la personne en question regarde le panneau ou bien regarde ailleurs ? Savoir si cette personne est un homme ou une femme ? Sa tranche d’âge ? D’où elle vient ? Où elle va ? Peut-être cela permettrait-t-il d’en déduire leurs lieux d’habitation et de travail en fonction des heures de passage ? Donc un niveau de vie supposé ? Finalement, ne serait-il pas idéal de savoir, comme on essaye de le faire lors de sa navigation web, ce que le consommateur aime, ce qu’il achète, ce qu’il a regardé dans une vitrine avant d’entrer dans le métro… C’est pourquoi le législateur est parfois obligé d’intervenir : en France, la loi dite « Grenelle 2 » de 2010 a ainsi soumis à autorisation de la CNIL les dispositifs de mesure automatique d’audience ou d’analyse des typologies et comportements des passants dans le cadre des publicités dans les agglomérations.
Le logement, pseudopode indispensable de la ville intelligente ?
Les sujets de flux autres que ceux de mobilité soulèvent des risques similaires. Pourtant, il y a une particularité à ces questions d’énergie, de déchets, d’eau : elles poussent à s’intéresser, pour reprendre une image traditionnellement utilisée pour les réseaux de communication, au dernier mètre de la smart city : le bâtiment, en particulier le logement. Si les enjeux d’optimisation des mobilités se trouvent, par essence, dans l’espace public, le centre névralgique de collecte de données permettant de maitriser la demande en énergie ou la production de déchets se situe à l’intérieur des bâtiments commerciaux, des bureaux et, bien sûr, entre les quatre murs des logements des citadins. Cet intérieur se trouve en quelque sorte investi : une ville ne saurait devenir pleinement intelligente sans plonger ses capteurs, ses réseaux jusqu’à l’intérieur des logements, vus comme autant de pseudopodes de la ville néo-cybernétique. Évidemment, l’atteinte à l’intimité de la vie privée n’en est que plus flagrante : si l’optimisation des flux de mobilité pose la question de la liberté d’aller et venir anonymement, la smart city pose aussi la question de notre capacité à préserver notre domicile du regard inquisiteur du reste de la société.
En ce sens, il peut être utile et éclairant de se tourner vers le choix qui a été fait par la CNIL et les professionnels de la Fédération des Industries Électriques, Électroniques et de Communication (FIEEC) lors de la rédaction du pack de conformité concernant les compteurs communicants en 2014. Afin de distinguer des situations différentes du point de vue de la collecte et du traitement de données à caractère personnel, le pack distinguait trois schémas d’innovation :
- le scénario IN-IN, dans lequel les données collectées dans le logement restent sous la maîtrise unique de l’usager et ne sont pas destinées à être collectées ou réutilisées par un tiers ;
- le scénario IN-OUT, dans ce scénario, les données collectées sortent du logement pour être transmises à un ou des prestataires, que cette sortie soit matériellement effectuée par la personne ou par un prestataire lui-même et sont traitées par le prestataire pour proposer un service à la personne ;
- le scénario IN-OUT-IN dans lequel la gestion des données collectées dans le logement et transmises à l’extérieur pour permettre un pilotage à distance de certains équipements du logement.
En distinguant ces trois situations, le pack mettait en avant la spécificité des données issues du domicile et si la logique et ces recommandations peuvent nécessiter une mise à jour, la logique intrinséque à ces scénarios d’usages est probablement utilisable pour d’autres services que les compteurs communicants concernés par le pack de 2014.
La donnée, moteur du service public du XXIème siècle ?
Si les acteurs privés sont globalement réticents à l’idée de dévoiler leurs données d’exploitation, l’autorité de la concurrence, elle, reconnaît explicitement aux données la capacité à conférer aux acteurs économiques un pouvoir de marché, susceptibles de constituer une barrière à l’entrée pour des nouveaux entrants qui ne seraient pas en capacité de collecter toutes les données nécessaires pour lancer un service concurrent. Un bien ou service non substituable et indispensable à l’activité d’autres entreprises sur un marché connexe peut être considéré comme une facilité essentielle. L’entreprise qui détient un tel bien et qui refuse de le mettre à la disposition des autres abuserait probablement de sa position dominante. Le Conseil d’État a déjà reconnu la possibilité qu’une base de données, le fichier SIRÈNE, constitue une ressource essentielle.
Cette situation trouve son corollaire dans les rapports entre une autorité concédante et une entreprise chargée d’un service public dans le cadre d’un marché : aujourd’hui, il n’est pas rare que les entreprises concessionnaires du service public se retrouvent en situation de disposer de données fines dont ne dispose pas l’acteur public, qui se trouve donc dans une situation doublement délicate pour réguler son délégataire.
D’abord l’asymétrie d’information le place dans une position de faiblesse dans le cadre du rapport de force entre mandant et mandataire, mécanisme fort bien étudié en économie : un mandant perdra progressivement la capacité à évaluer la réalité du travail du mandataire parce qu’il ne dispose pas des informations nécessaires à l’évaluation de la performance, des coûts, etc.
La collectivité publique se trouve dans une situation de dépendance au regard de sa mission plus générale de gestion et de planification. En effet, si des acteurs privés sont les seuls à disposer de certaines informations utiles pour une mission publique, la collectivité se retrouve dans une situation où elle doit négocier, en position défavorable, l’accès à ces informations pourtant nécessaire à l’accomplissement de ses missions d’intérêt général.
L’accès aux données d’exploitation devient alors clé, donnant à la personne publique une connaissance plus fine du marché et de ses besoins. Cet enjeu devient crucial dans le cadre des contrats de concessions de service public : la personne publique voudra de plus en plus souvent dans ses appels d’offres clarifier et préciser le contenu des missions et évaluer les candidatures sur la base de critères effectifs directement issus des données recueillies par l’opérateur qui assurait le service jusque-là, puis négocier et renégocier les contrats en fonction de ces données.
L’ouverture des données permet aussi au partenaire public de mieux appréhender les dynamiques territoriales : l’identification, la fluidification et l’optimisation des flux de personnes dans la ville, le contrôle de l’état des infrastructures en temps réel, la répartition des agents de services publics sont autant d’usages qui se développent, et qui seront systématisés par l’ouverture des données collectées par les opérateurs de la ville.
Les collectivités ont bien saisi tous ces enjeux de nouvelle gouvernance des villes, à l’instar de la ville de Paris, qui depuis 2014, inclut dans ses contrats publics une clause obligeant le partenaire à communiquer les données produites dans le cadre de leur exploitation. Le cas Vélib’ illustre ce mouvement de fond, avec une renégociation qui a mené à l’ouverture des données de localisation des bornes et des emplacements libres, pour favoriser le développement d’un écosystème, d’usages et de services connexes. Les récents développements législatifs ont montré l’intérêt croissant que porte l’État à l’ouverture des données d’intérêt général des acteurs de l’économie.
Dans quelles conditions ce raisonnement serait-il extensible à des données contrôlées par des acteurs comme Uber ou Waze qui ne sont pas liés au service public par un contrat ou des subventions ? Les données récoltées par ces acteurs depuis plusieurs années sont telles qu’il est impossible par des moyens raisonnables de constituer des bases similaires pour le développement de nouveaux services. Ces pionnières sont devenues pivots incontournables et pourraient être assimilées à certains égards à des facilités essentielles.
L’ouverture des données constitue donc un enjeu de taille, pour la régulation des acteurs économiques, la gouvernance des territoires et le pilotage des partenariats public-privé.
Enjeux
- Les modèles économiques de captation massive de données personnelles en échange d’un service gratuit transforment l’espace urbain.
- L’acteur public se voit dépossédé de sa capacité à organiser le marché des services urbains et à contrôler les espaces.
- La création et l’accès aux services passe de plus en plus par des écosystèmes fermés (applications).
Recommandations
- Garantir la compatibilité avec les finalités pour lesquelles les données ont initialement été collectées et mettre en œuvre des garanties appropriées (pseudonymisation, information, …).
- Encourager les bonnes pratiques industrielles en faisant du respect de la vie privée un sujet d’avantage compétitif pour les acteurs industriels opérant dans la ville intelligente.
- Créer des structures d’aide aux collectivités publiques dans la gouvernance des données : Data protection officers, certification de l’anonymisation, régies de données, « privacy advisory committee ».