Entre promesses d’autonomie et d’économies, la Silver Economy en question

Rédigé par Hajar El Aoufir

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06 janvier 2020


Alors que les innovations technologiques d’accompagnement des personnes âgées dépendantes promettent toujours plus d’autonomisation, certains dispositifs présentent des risques d’isolement et d’intrusion dans l’intimité des hommes et femmes du quatrième âge. 

Alors que le vieillissement de la population est un des grands défis du XXIe siècle, pour l’Europe et une partie de l’Asie, beaucoup voient là l’occasion de mener une révolution numérique pour le « bien vieillir ». L’ambition est de mieux soigner et anticiper des maladies touchant spécifiquement cette population, tel que l’Alzheimer, créer de nouveaux services, tel que le soin et la surveillance à distance des personnes âgées dépendantes vivant à domicile, grâce à des dispositifs capteurs de données à destination des médecins ou des proches, ou encore l’assistance des personnes âgées par des robots. Dès lors que ces projets se nourrissent de données de santé, il est légitime de s’interroger sur le caractère potentiellement intrusif de ces nouveaux usages technologiques pour les personnes âgées dépendantes.


En toile de fond, il s’agit de questionner l’impact de cette notion de bien vivre sur le bien être réel des personnes âgées. Ces promesses interviennent dans un contexte où le bien-être fait l’objet de débats sur la condition des personnes âgées dépendantes dans notre société, de plus en plus nombreuses alors que l’espérance de vie s’allonge. En mars 2019, le procès d’un aide-soignant en Ehpad pour la maltraitance d’une résidente de 98 ans retentit dans les médias et ouvre la brèche d’une discussion sur les conditions de vie dans ces établissements. Quelques mois plus tard, Hella Kherief, aide-soignante dans un Ehpad privé publie un témoignage poignant sur « le traitement indigne des personnes âgées » et se fait licencier quelques jours plus tard. Début octobre 2019, des appels à la grève entendent dénoncer un manque de moyens rendant les conditions de travail particulièrement difficile pour les employés, avec un impact direct sur la vie des résidents. En définitive, ce contexte doit être gardé à l’esprit quand on évoque la médecine de demain, dont les ambitions sont tout autant d’améliorer la prise en charge qualitative des personnes âgées que de permettre la réduction du coût humain de prise en charge des personnes âgées.

 


Eternel compromis entre respect de la vie privée et nécessité de sécurité

 


Le second article de cette série revenait sur les enjeux éthiques liées à la collecte massive des données de santé, nécessaire pour l’essor de la médecine dite 4P –prédictive, préventive, personnalisée et participative. Le champ sémantique autour des services de santé numérique à destination des personnes âgées dépendantes insiste justement sur un aspect plus participatif, au service d’une plus grande autonomisation. Les promesses de la médecine du grand âge correspondent à une plus grande prise en considération des conditions de chacun : les différents stades de détériorations cognitives et cérébrales, le développement de maladies propres au vieillissement, la multiplicité des environnements familiaux… Autant de facteurs qui contribuent à complexifier la catégorie « personne âgée dépendante ».


Très concrètement, quels sont ces outils permettant de capturer des données relatives à la santé et à l’environnement ? Des dispositifs de géolocalisation pour suivre les personnes atteintes de troubles de la mémoire, des bracelets et capteurs divers (par exemple ce sol intelligent) peuvent alerter les proches et faire face à des crises en temps réel (chute brutale, accidents vasculaire ou cérébral). Les assistants vocaux, ou plutôt « compagnons numériques » sont aussi mis en avant par les acteurs de la Silver Economy comme aide aux tâches quotidiennes –allumer et éteindre la lumière, prise de rendez-vous, appels, ce qui allégerait le travail des proches et/ou aidants à domicile. Ces assistants vocaux, qui offrent également la possibilité de rappels pour la prise de médicaments, seront éventuellement accompagnés de piluliers connectés permettant aux médecins ou proches de vérifier la prise de médicaments. Enfin, la Silver Economy cherche aussi à contrer le retrait social que peuvent expérimenter certaines personnes âgées avec des robots de compagnie, comme Paro, ce robot phoque commercialisé par une entreprise japonaise. Cet adorable robot à l’apparence d’une peluche présente le bénéfice d’être toujours disponible aux sollicitations (il réagit à la voix), sans l’inconvénient des risques d’allergies et de griffures.  

 

 

 

National Museum of Science and Technology
Un établissement médico-social à Genève explique pourquoi avoir acquis ce robot thérapeutique
Image - National Museum of Science and Technology_ cc_by_sa


Aux Etats-Unis, l’Académie nationale des Sciences, de l’Ingénierie et de la Médecine organisait en 2018 un atelier réunissant de nombreux professionnels, centres de recherche et usagers autour des applications d’Intelligence Artificielle (IA) à destination des personnes âgées et personnes handicapées. L’occasion pour un individu en situation de mobilité réduite de livrer son ressenti à propos d’une application de géolocalisation et de traitement de données actimétriques (enregistrement des mouvements et analyses de l’activité d’une personne) à destination de ces proches : « Je pense que les avantages l'emportent sur les préoccupations en matière de confidentialité, car cela donne plus d'indépendance, plus de choix et, d'une certaine manière, plus de confidentialité parce que vous allez où vous voulez aller, peut-être sans que tout le monde ait à savoir ». Sa femme pourrait ainsi aller au sport sans s’inquiéter de sa situation, sauf si elle reçoit une alerte. L’interviewé semble ainsi faire confiance à son épouse pour ne pas le surveiller en dehors du cas où cela est nécessaire (une alerte), d’où l’impression d’une vie privée regagnée. Que se passe-t-il dans le cas où la personne de l’autre côté de l’interface n’est pas une personne proche de confiance ?


Par exemple, si les proches d'une personne âgée ayant subi d’importantes pertes cognitives décident d'installer des systèmes de surveillance passive à domicile, considèrent-ils ce qu’elle aurait souhaité en matière de vie privée ? Comment s’opère l’équilibre entre les différents besoins de sécurité et les valeurs de dignité et confidentialité ? Quelle balance par exemple entre le besoin de sécurité de la personne et le respect de confidentialité et dignité de la personne ? Si les nouveaux usages technologiques apportent de nouvelles perspectives et capacités aux fournisseurs de soins (parents ou professionnels), notamment la possibilité de surveiller leurs parents à distance, ces enjeux sous-jacents restent relativement les mêmes depuis des décennies. La recherche d’un équilibre de compromis et les conflits qui peuvent en survenir, entre les membres de la famille ou entre association de patients et personnel médical, ne sont pas nouveaux. Si au sein d’une famille, le respect du droit à la vie privée peut plus vraisemblablement faire l’objet d’un processus de négociation, quand un établissement ou un médecin ont recours à de tels dispositifs, les possibilités de discussions peuvent être bien différentes.

 

Surveillance des personnes âgées : la CNIL met en garde

 

Les effets des solutions cités ci-dessous sont très hétérogènes, selon le contexte d’application : les personnes concernées sont-elles impliquées par leurs proches ou soignants dans la décision ? Tout autant d’éléments rappelant la nécessité de mise en place de gardes fous, pour éviter une remise en cause des droits à la vie privée des personnes âgées. Cela est d’autant plus indispensable lorsque le recueil du consentement (si c’est la base légale retenue) peut être altéré par une forte détérioration des capacités cognitives.


Des bracelets électroniques à destination des personnes souffrant de trouble cognitif et cérébral comme l’Alzheimer peuvent être utilisés comme des dispositifs anti-fugue et sont déjà commercialisés sur le marché français. En 2010, la CNIL a contrôlé un certain nombre d’EHPAD recourant à ces bracelets et émis un rappel à l’ordre en faveur de la mise en place de mesures prévenant un risque d’usage abusif. En novembre 2017, la CNIL publiait un Pack de Conformité Silver Economie et Données Personnelles qui revient sur ces dispositifs et rappelle le principe de proportionnalité face au risque de fuite, notamment si l’établissement évoque une base légale alternative au consentement explicite de la personne concernée. A cet égard, l’intérêt légitime de l’établissement à assurer la sécurité du résident « ne permet pas de justifier systématiquement la mise en place de dispositifs permettant de localiser les résidents en raison d’un manque de personnel ». En somme, le recours à de tels dispositifs doit non seulement faire l’objet d’une analyse au cas par cas, mais doit aussi être accompagnée d’une vigilance particulière par rapport à : « toute  action  d’un  résident  en  incapacité  de  manifester  son  consentement  pouvant  être  interprétée comme une tentative ou une volonté de désactivation ou de retrait d’un dispositif (par exemple, des tentatives  répétées ou  systématiques  visant  à  ôter  un  bracelet  « anti-fugue ») doit conduire l’établissement d’hébergement ou de soin et, le cas échéant, les représentants légaux, à favoriser une solution plus appropriée ». Au-delà de la réflexion juridique, ce sont également des enjeux techniques et design qui en découlent : comment permettre aux personnes de « consentir à la carte » pour tout une partie des finalités du dispositif de géolocalisation ? Comment s’assurer que les données issues d’un détecteur de malaise ne soient accessibles qu’en cas d’urgence ?

 


Un géant du numérique comme Apple ambitionne de créer des ponts entre son produit Apple Watch et le monde de la santé pour créer davantage d’usages et services. Aux Etats-Unis, l’entreprise négocie avec de nombreux assureurs pour faire subventionner son produit et atteint son premier deal en octobre 2019 avec Devoted Health, startup spécialisée en assurances privées pour seniors. Dans le pack de conformité, trois scénarios sont identifiés par la CNIL : les données sont traitées dans l’espace privé et restent sous la maîtrise unique de la personne concernée ou des représentants légaux et proches (IN –> IN), les données sont traitées dans l’espace privé et transmises à l’extérieur (IN –> OUT), et enfin les données sont traitées dans l’espace privé et transmises à l’extérieur pour permettre en retour une action automatique sur les équipements privés (IN –> OUT –> IN). Ce sont bien les deux derniers scénarios qui posent le plus de questions d’ordre éthique et juridique, et doivent être analysés au cas par cas.

 


Contourner les enjeux de l’isolement par la délégation du soin à la technologie

 


Au Japon, pays où la part de population de plus de 65 ans est la plus importante (28% contre une moyenne mondiale de 9% et 20% au sein de l’UE), la ville de Yokohama expérimente des solutions pour, d’une part, développer un accompagnement technologique du 4ème âge, et de l’autre maintenir un certain niveau de dynamisme économique. La ville estime qu’en 2025, sur 3,7 millions d’habitants, près d’un million seront des personnes âgées de plus de 65 ans. En parallèle, les phénomènes de baisse du taux de natalité et la faible entrée migratoire de travailleurs étrangers entraînent in fine une diminution de la population active disponible : le gouvernement nippon anticipe un déficit de 370 000 professionnels du soin à horizon 2025. Dans le cadre de cette expérimentation à Yokohama, l’entreprise spécialisée en technologies numériques Fujitsu propose à travers son produit « UBIQUITOUSWARE » aux séniors de s’équiper d’un module combinant un ensemble de capteurs associés à un algorithme propriétaire qui peut, via différentes applications, surveiller les indicateurs de santé des patients, en apprendre plus sur leurs habitudes et comportements pour leur fournir des soins plus adaptés et enfin inciter les aidants humains à se déplacer, voire à intégrer des aidants robots fondés sur l’IA dans le parcours de soins.

 

 

illustration UBIQUITOUSWARE silver economy
 

Présentation du produit UBIQUITOUSWARE sur le site de Fujitsu

Les capteurs dans la maison peuvent directement alerter les proches ou les urgences en cas d’accidents à la maison, ce qui peut rassurer les personnes âgées dont la santé se détériore et leur permettre de rester plus longtemps à domicile. Si l’IA peut aider les aînés à mieux prendre soin d’eux-mêmes et à vivre chez eux plus longtemps, la pression sur les ressources des établissements de santé serait moindre. L’utilisation de ces technologies pourrait-elle se substituer à la visite d’un aidant médical ou de la consultation physique chez un médecin ? Certaines dérives sont à anticiper, à savoir une perte de mobilité ou d’interaction sociale, un sentiment de réification et in fine, une perte d’autonomie.


Loin d’être confinés aux murs des maisons de retraites, ces questionnements sociaux et éthiques peuvent s’étendre à toute volonté de répondre aux problématiques du soin des personnes âgées par des solutions technologiques : la télémédecine, la délégation de la pratique du soin aux robots, etc. Quelles motivations économiques sont en jeu lorsque la question du soin des personnes âgées se mêle à celle de la stimulation de l’innovation technologique et de l’économie ? Quelle part de solutionnisme technologique dans ces promesses du « bien vieillir » ? Derrière ces promesses magiques où autonomie, dignité se mêlent extrêmement bien à économie de moyens (la prise en charge des personnes âgées dépendantes coûtera moins cher), il semble nécessaire de se demander si les bonnes questions sont posées. Inspiré par les écrits du philosophe de la technique Heidegger, les auteurs de l’ouvrage La tyrannie du « Bien vieillir » écrivent à ce sujet : « Certes, la technique présente des dangers parce qu’elle peut servir des fins destructrices, mais le danger véritable est que la technique devienne l’unique mode de pensée, c’est-à-dire la seule façon que nous ayons de penser quelque chose ».

 

 

Des robots pour une préservation de la dignité en fin de vie ?

 

A terme, l’enjeu semble être de rendre cette médecine de surveillance connectée aussi complémentaire des soignants humains que des soignants robots, qui pourront dans l’Internet des Objets former un écosystème de prise en charge numérique des personnes âgées. A cet égard, ces dispositifs peuvent-ils augmenter l’isolation d’une population pouvant déjà souffrir de retrait social ? Beaucoup des tâches qui pourraient être opérées par des robots constituent l’occasion de lien social. Une autre préoccupation éthique importante doit être soulevée dans le contexte de la robotique assistée, concernant le problème de l’objectivation des personnes âgées et la manière dont les robots s’acquittent des tâches de soins aux personnes âgées. Qui contrôle les robots? Sont-ils réellement conçus pour aider les personnes âgées ou pour réduire les coûts et la charge de travail de leurs aidants ? Les robots conçus comme soignants et effectuant les mêmes tâches d'alimentation, de levage, etc. peuvent donner l'impression que leurs charges sont des objets. En revanche, mettre les robots sous le contrôle des personnes âgées dépendantes elles-mêmes pourrait accroître leur indépendance. Par exemple, un fauteuil roulant robot qui pourrait être convoqué par une personne âgée et chargé de l'emmener aux toilettes pourrait considérablement améliorer son sentiment de contrôle sur son environnement. Il pourrait même s'avérer que, si le choix leur était offert, certaines personnes pourraient préférer une assistance robotique, par opposition à une assistance humaine, pour certaines tâches intimes telles que la toilette ou le bain.

 



Article rédigé par Hajar El Aoufir , Chargée d’études prospectives