Elodie Lemaire : « La vidéosurveillance n’est pas une preuve idéale »

Rédigé par Félicien Vallet

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24 mai 2019


Suite à la parution de son ouvrage « L’œil sécuritaire – Mythes et réalités de la vidéosurveillance », Elodie Lemaire, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie Jules Verne nous présente quelques résultats de la recherche qu’elle a menée sur ce sujet.

LINC : Tout d’abord, pouvez-vous nous indiquer quand, où et comment se sont inscrits les travaux de recherche que vous présentez dans l’ouvrage ?

En 2014, au début de l’enquête, le débat public sur la vidéosurveillance oppose les partisans d’une technologie salvatrice pour assurer la sécurité des citoyens aux détracteurs d’un nouveau mode de contrôle de la population qui porterait atteinte aux libertés. Or, ces positions tranchées (sécurité versus libertés) ne sont pas étayées par de solides vérifications empiriques. Par ailleurs, les enjeux de la vidéosurveillance ne me sont pas totalement inconnus à l’époque. Je les ai croisés au cours de mes recherches précédentes sur la police nationale et sur les dispositifs de mesure de la délinquance. J’ai donc mis à l’épreuve du terrain deux idées reçues, qui organisent les deux parties de l’ouvrage : la vidéosurveillance associée à un « couteau suisse de la sécurité » et à la « nouvelle reine des preuves ».

J’ai enquêté pendant seize mois (2014-2015) à Braville, pseudonyme d’une ville moyenne de province, auprès des différents domaines professionnels concernés par l’usage de cette technologie : prestataires de sécurité, pourvoyeurs de vidéos (centre de sécurité urbaine, société de transport en commun), commissariat de police et gendarmerie, tribunal de grande instance. Au total, j’ai mené 117 entretiens, fait passer 127 questionnaires, et réalisé des observations, le plus souvent participantes. Au fil de cette immersion, j’ai recueilli de nombreux documents. J’ai notamment restitué l’histoire de 127 dossiers judiciaires comportant des enregistrements de vidéosurveillance. D’une part, j’ai suivi pas à pas la trajectoire d’un échantillon de 122 bandes de vidéosurveillance ; d’autre part, j’ai étudié la genèse de 5 dossiers jugés et archivés, en rencontrant les « petites mains » ayant œuvré à leur élaboration.

Derrière les caméras, des opérateurs observent, dirigent et analysent les images de vidéosurveillance. Qui sont-ils et quel est leur rapport à ces objets ?

L’observation participante au travail des vidéo-opérateurs en poste dans un centre de sécurité urbaine et d’un chargé de sécurité en poste dans une société de transport en commun m’a permis une analyse comparée des conditions de travail et des profils des acteurs qui manipulent l’outil au quotidien. Tout d’abord, on ne peut pas dire qu’ils forment une profession. Les statuts qu’ils occupent, les tâches qu’ils remplissent et les jugements qu’ils portent sur leur travail les différencient assez sensiblement. En outre, si les pratiques des agents en poste derrière les caméras diffèrent, ils ont en commun de ne pas connaître l’impact réel de la vidéosurveillance, tant sur la plan de la prévention (dissuader le passage à l’acte) que sur celui de la répression (élucider les affaires judiciaires).

Vous avez rencontré divers acteurs du monde de la sécurité. Comment s’articulent les positions respectives entre promesses technologiques et réalités opérationnelles ?

L’enquête auprès des marchands de biens et de services de sécurité a permis de révéler des aspects méconnus de ce secteur. Tous les prestataires de sécurité ne tiennent pas les mêmes discours sur la vidéosurveillance ; il s’agit d’un marché fortement segmenté. Dans la mesure où les fabricants conçoivent et vendent des caméras, ils contribuent parce qu’ils en tirent profit, à véhiculer l’idée selon laquelle la vidéosurveillance est toute-puissante. En revanche, les installateurs qui assurent la pose des caméras, la mise en service et la maintenance, ont, eux, intérêt à faire prendre conscience des limites du dispositif pour éviter de s’attirer les foudres de leurs clients. En effet, il existe un large éventail de dispositifs. Certaines caméras sont dédiés à la lecture de plaques minéralogiques, d’autres sont fixes ou motorisées, d’autres encore sont factices, et les manières de les exploiter posent de nombreux problèmes (surveillance en temps réel, analyse en temps différé, durée de conservation des enregistrements limitée).

En outre, les entretiens menés avec les ingénieurs ont sérieusement relativisé les prouesses de cette technologie. Bien qu’ils s’accordent sur le « bond technologique », en particulier avec le passage de l’analogique au numérique, les ingénieurs rappellent que la majeure partie des dispositifs souffrent encore de limites. La qualité de l’image pose problème, les possibilités d’agrandissement sont parfois limitées sans oublier les pannes régulières du système. En outre, bien que des contrôles d’accès soient mis en place, ces dispositifs sont vulnérables et peuvent faire l’objet de détournement.

Vous rapportez qu’un aspect essentiel des images de vidéosurveillance est la difficulté d’en constituer une preuve ou un élément de preuve. Pourquoi cela ?

La vidéosurveillance n’est ni un mode de preuve en soi, ni une preuve idéale. Tout d’abord, elle est construite ou non comme une preuve par les divers acteurs, des « petites mains » aux magistrats, qui interviennent pour la conforter tout au long de son parcours dans la chaîne judicaire. Or, tous ces professionnels ne voient pas la même chose et ne partagent pas une définition homogène de la preuve. Le parcours de chaque vidéo est donc semé d’embûches et l’incertitude qui pèse sur son devenir-preuve est forte. D’ailleurs, suite au processus de tri, qui part du local des pourvoyeurs de vidéos, jusqu’au palais de justice, en passant par l’institution policière, beaucoup d’enregistrements sont écartés (la moitié de mon échantillon).

Ensuite, les images de vidéosurveillance ne parlent pas d’elles-mêmes ou toutes seules. Ce que la vidéo donne à voir est une construction, comme le prouve l’analyse des procès-verbaux d’exploitation des vidéos rédigés par les policiers. Cette technologie est donc très peu autonome, elle dépend de celui qui la produit et l’utilise et suppose toujours d’activer des savoir-voir, reconnaître, convaincre. Ces modalités d’appropriation et d’utilisation hétérogènes sont possibles car les procédures et les protocoles d’usage de la vidéosurveillance ne sont pas stabilisés en justice pénale. Dans ce contexte, réquisitionner une vidéo, la fournir aux services judiciaires, la mobiliser dans le travail d’enquête, la visionner, la projeter à l’audience ou encore la contester, ne sont pas des pratiques systématiques.

Enfin, dans le cas où les enregistrements de vidéosurveillance parviennent à remonter en haut de la chaîne pénale, l’enquête montre qu’il ne suffit pas de voir pour juger. Les bandes, rarement visionnées, vu la préférence des magistrats aux conclusions des procès-verbaux d’exploitation, ne sont qu’une ressource parmi d’autres preuves, dont ils entendent bien se réserver le monopole de l’interprétation légitime. S’ils déplorent souvent que les policiers et les vidéo-opérateurs « n’aient pas su voir », en rédigeant un procès-verbal d’exploitation de la vidéo et en manquant de réactivité pour manipuler la caméra, leurs propres appréciations de la vidéo se fondent sur d’autres compétences, en l’occurrence des qualités intellectuelles d’argumentation et une distance à l’outil et ce qu’il donne à voir. Aussi, la vidéosurveillance est-elle mobilisée comme un enjeu de luttes professionnelles.

On constate que de nouvelles modalités d’exploitation des images de vidéosurveillance sont proposées par les acteurs de la sécurité. On parle notamment de vidéo « intelligente ». La CNIL a appelé en septembre dernier les pouvoirs publics à la tenue d’un débat démocratique relatif à la mise à jour du cadre juridique nécessaire à l’encadrement de ces pratiques. Que vous inspire cette prise position ?

Le rôle de la CNIL est crucial à la fois pour garantir un usage raisonné de la vidéosurveillance dite intelligente, en anticipant les dérives possibles, mais aussi pour impulser le débat démocratique sur l’usage sécuritaire de cette technologie qui tend à être évacué par les termes dans lesquels le sujet est posé. En effet, la vidéosurveillance dite intelligente est présentée comme un moyen d’« améliorer » la qualité de vie des citadins. Dès lors, comment s’y opposer ? De même que l’usage commercial de la reconnaissance faciale (mode de paiement) brouille les enjeux de son usage sécuritaire. Ces nouveaux discours d’escorte, qui règlent au passage le problème du manque de preuve de l’efficacité de la version antérieure de la vidéosurveillance, biaisent à nouveau la controverse.

Il me semble donc décisif de reposer la question du consentement – éclairé – de la population à ce nouvel ordre urbain, qui repose sur une vision normative de l’usage de l’espace public et sur de nouvelles modalités de surveillance (le dépistage du risque). Si la mise en œuvre de la vidéosurveillance dite intelligente est finalement décidée, il me paraît nécessaire qu’elle soit soumise à une réglementation claire et spécifique pour éviter les déviances d’un système qui est supposé les enrayer.

 

Pour aller plus loin : L'œil sécuritaire – Mythes et réalités de la vidéosurveillance, édition la découverte, mars 2019.

 

Elodie Lemaire

Publié le 21 mai 2019

Elodie Lemaire est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheure au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique – épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS). Elle mène depuis une dizaine d’années des recherches dans le domaine de la sécurité et de la justice.


Article rédigé par Félicien Vallet , Responsable IA de la CNIL