Donner à voir l’invisible : artistes, création et données personnelles

Rédigé par Camille GIRARD-CHANUDET

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10 mai 2022


A la fois outil de travail et objet d’étude, le numérique constitue un matériau riche et mouvant pour la création artistique. Cette série vise à explorer les façons dont l’art, en rendant visibles des infrastructures numériques immatérielles ou occultées, peut contribuer à la réflexion autour des enjeux de protection de la vie privée.

Le 25 octobre 2018, le tableau « Portrait d’Edmond de Bellamy » est adjugé aux enchères à près d’un demi million de dollars dans la célèbre salle des ventes Christie’s à New York. Sa particularité ? Portée par le collectif parisien Obvious, l’œuvre représentant un buste en costume légèrement vaporeux a en réalité été conçue par un algorithme d’apprentissage automatique nourri d’une base de plus de 15000 portraits. La vente de ce tableau « conçu par une IA » - et dont le collectif porteur, constitué d’ingénieurs et de diplômés d’école de commerce, ne comprenait pas d’artistes - a suscité de nombreux débats : peut-on dire qu’il s’agit d’une œuvre d’art ? Et qui plus est novatrice ? La machine peut-elle faire preuve d’une intention créatrice ?

 

L’art numérique : terrain de jeu et d’exploration aux frontières de la création et de la technologie

Cet événement est représentatif des liens, multiples et controversés, qui unissent l’art au numérique. L’une des formes les plus visibles de cette alliance, le courant de l’ « art numérique », met au service des processus de création les évolutions techniques - internet, les réseaux sociaux, les techniques de data visualisation, les algorithmes d’IA… -, et élargit les horizons créatifs en faisant des univers virtuels et des outils numériques des terrains de jeu et d’expérimentation infinis. C’est notamment le cas du projet Next Rembrandt porté par Microsoft (une IA qui, dans la même lignée que le projet du collectif Obvious, produit des tableaux « inédits » du maitre à partir du traitement par IA l’ensemble de son œuvre), de la pièce Israël & Israël d’Israël Galvan - conçue en collaboration avec Nao Tokui - dans laquelle le danseur et chorégraphe performe en duo avec son double robotique, ou encore l’immersion interactive dans le monde de l’intelligence artificielle « IA qui es-tu ? » - à vivre directement sur internet - proposée par le centre d’art numérique le Cube.

 

 

L’art comme outil de critique politique et de résistance à la surveillance

A la lisière de ces pratiques artistiques technophiles - soutenues par un écosystème institutionnel dynamique, dont la biennale NEMO est l’une des manifestations - d’autres courants créatifs se sont emparés du numérique non pas comme outil de travail mais plutôt comme objet à représenter, à comprendre, à questionner et à critiquer. Le développement et la diffusion des outils numériques et des infrastructures connectées charrient en effet de nombreuses problématiques économiques, politiques et sociales auxquelles le monde de l’art consacre une attention croissante. Parmi ces enjeux, les questions de surveillance et de protection de la vie privée en contexte numérique occupent une place essentielle. Nombreuses sont les initiatives artistiques qui, sous forme de manifeste pour l’obfuscation, proposent des solutions de camouflage pour passer sous les radars du contrôle numérique. Le privacy gift shop d’Adam Harvey permettait ainsi de faire l’acquisition d’une casquette de camouflage « drone-proof » pour la somme de 40 dollars ; dans une autre perspective, une grande partie du travail de la plasticienne Hito Steyerl, à qui le centre Pompidou a dédié une exposition en 2021, propose une réflexion sur le point d’équilibre à atteindre entre disparition - stratégie nécessaire d’échappement à la surveillance numérique - et visibilité - indispensable à l’existence sociale et support de revendication politique. L’art se fait ici instrument opérationnel de lutte et de reprise de contrôle dans le contexte de relations asymétriques de pouvoir caractéristiques des espaces numériques plateformisés.

 

How Not to be Seen

« How Not to be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File » par Hito Steyerl

 

L’art, outil de visibilisation d’infrastructures numériques invisibles

Les initiatives artistiques abordant le numérique dans une perspective réflexive et critique s’attellent à des objets particuliers. Plateformes du web, architectures algorithmiques, données personnelles… Ces entités, intrinsèquement liées à la gestion de la vie privée en régime numérique, ont en commun au moins une caractéristique : leur apparente immatérialité. Les données numériques, les infrastructures techniques au sein duquel elles sont créées et évoluent, ainsi que les acteurs qui participent à leur traitement demeurent largement invisibles pour les individus évoluant sur les interfaces numériques - ou dans des espaces soumis à une surveillance, vidéo par exemple. Difficiles à représenter, ces objets offrent peu de prise à l’appropriation et donc à la critique. C’est dans ce vide représentationnel que s’insère encore un autre courant artistique - auquel cette série est consacrée - contribuant à « donner à voir l’invisible ». Par l’art plastique, le spectacle vivant, la performance, les œuvres dont nous parlerons cherchent à matérialiser et à rendre accessibles aux sens des réalités numériques souvent floues et vaporeuses - enfermées dans ce qui a été appelé des « boîtes noires ». Elles cherchent à faire exister les données dans des territoires physiques imaginaires au sein desquels on peut les voir évoluer, tentent de donner chair aux plateformes du web en faisant entendre leur cadre juridique et en donnant à voir leurs structures ou encore bousculent les représentations d’autonomie en faisant apparaitre le travail humain nécessaire à leur fonctionnement - dont nous avions déjà parlé dans une série précédente.

Les initiatives artistiques traitant des données personnelles, de leurs processus de création et de circulation ainsi que des acteurs qui participent à leur existence sont nombreuses, internationales et en évolution constante. Loin de prétendre en proposer un tableau exhaustif, le LINC a rencontré quelques un.es de ces artistes « donnant à voir » les réalités invisibles du numérique ; nous cherchons, avec cette série de billets, à ouvrir une fenêtre sur ce que l’art peut apporter à l’appréhension des données personnelles et à la protection de la vie privée.

Avec la cartographie collaborative et évolutive de l’art des données personnelles (billet n°2), nous vous proposons de participer à cette exploration d’un domaine artistique ramifié et en évolution constante.


Illustration : Alice Donovan Rouse on Unsplash


Article rédigé par Camille GIRARD-CHANUDET , Chargée d'études prospectives