Comment Ring est passée d’une start-up de domotique au premier réseau de surveillance des Etats-Unis ?

Rédigé par Antoine Courmont

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20 décembre 2019


En quelques années, la start-up Ring, propriété d’Amazon, est devenue le premier réseau de vidéosurveillance privée des Etats-Unis. Sa stratégie marketing basée sur un discours sécuritaire et une logique de partenariats avec les forces de police locale inquiète les défenseurs des libertés individuelles.

 

La journaliste Caroline Haskins vient de publier sur Motherboard une passionnante enquête en trois volets sur la start-up Ring, rachetée en 2018 par Amazon . L’entreprise propose des sonnettes avec caméra connectées, qui permettent d’accéder aux images à distance. Lorsque quelqu’un sonne ou qu’un mouvement est détecté, la caméra s’enclenche et le propriétaire est alerté sur son smartphone. Il peut alors regarder la vidéo en direct (et discuter avec la personne) ou la consulter a posteriori puisque celle-ci est enregistrée.

 

« Fear sells » : une sonnette connectée devenue instrument de surveillance

Le succès de la start-up est loin d’être assuré lorsqu’elle lance en 2012 son premier modèle de sonnette connectée, sous le nom de Doorbot. L’accueil des consommateurs, qui jugent le produit domotique de mauvaise qualité, est peu enthousiaste. En novembre 2013, à court d’argent, son fondateur, Jamie Siminoff, pitche son produit dans l’émission Shark Tank, un programme populaire aux Etats-Unis où des entrepreneurs présentent leur produit à des investisseurs. Un an plus tard, DoorBot devient Ring et le produit est dorénavant présenté comme un dispositif de protection de votre domicile. Ce tournant marketing entend jouer sur la peur (comme titré par un billet de blog de l’entreprise : « La Peur vend ») et la promesse de sécurité. Pour cela, en 2015, l’entreprise noue un accord avec les habitants d’un quartier de Los Angeles, elle installe à ses frais 41 sonnettes connectées et clame que les vols ont chuté de 55%. En l’absence de données et de méthodologie, impossible de vérifier les propos de l’entreprise. Depuis, la start-up se vante de réduire la criminalité et ses ventes explosent. Elle cible en particulier les quartiers résidentiels en passant par les associations de voisins et en leur offrant caméras ou réductions. Elle propose également, Neighbors, une application de surveillance citoyenne, où les utilisateurs peuvent partager leurs enregistrements et signaler à leurs voisins tout individu suspect.

En février 2018, Amazon achète pour 839 millions de dollars la start-up qui revendique alors plus d’un million de clients aux Etats-Unis. Cette acquisition permet à Amazon de se renforcer sur le marché des produits domotiques. Elle est également une réponse aux vols de colis, nombreux aux Etats-Unis. Les livreurs peuvent dorénavant déposer les colis sur le perron des habitations, toute tentative de vol sera filmée par le Ring.

 

Le premier réseau américain de « surveillance individualisée de masse »

Ring fait face à plusieurs concurrents sur le marché des sonnettes connectés : Google Nest, Arlo ou Wyze. L’entreprise est toutefois la seule à avoir développé une collaboration avec les services de police. Initié en 2016, l’entreprise a conclu plus de 600 partenariats avec des forces de police locale (dont 200 lors des trois derniers mois). Ces dernières ont accès à la plateforme Law Enforcement Neighborhood Portal, qui leur permet d’interagir avec les propriétaires de caméras et de leur demander d’accéder à leurs enregistrements vidéo sans aucun mandat (voir la vidéo de présentation). En contrepartie, elles doivent participer à la promotion des produits de l’entreprise.

Pour encourager ces partenariats, l’entreprise multiplie les événements festifs destinés aux autorités policières, leur propose des formations pour obtenir plus aisément les enregistrements vidéos et des réductions sur ses caméras. Certaines municipalités proposent même de subventionner l’acquisition de caméras Ring par leurs habitants, avec pour certaines un tarif dégressif en fonction de l’espace couvert par la caméra : plus elle permet de surveiller l’ensemble des alentours, plus elle est subventionnée. Ainsi, en l’espace de quelques années, Ring et ses caméras ont été intégrés au système de maintien de l’ordre.

Le déploiement rapide et massif de ce système privé de vidéosurveillance, ainsi que les partenariats avec les services de police, inquiètent les défenseurs des libertés individuelles. En octobre, 36 organisations de de défense des droits civils ont signé une lettre ouverte appelant à la fin des partenariats entre l’entreprise et les forces de police. Selon ses détracteurs, plutôt que de réduire la criminalité, le réseau social Neighbors encourage un climat de peur et de suspicion généralisée et conduit à stigmatiser toute personne étrangère au quartier, ce qui, à terme, contribue à renforcer la ségrégation spatiale. Comme le souligne Motherboard : « ça encourage les gens à réfléchir qui est en membre [du quartier] et qui est étranger. Dès lors, Neighbors n’est pas seulement un dispositif numérique de surveillance du quartier. C’est une gated community numérique ». Surtout, à l’instar des autres applications de réseau social centré sur un quartier (NextDoor, Citizen), très populaires aux Etats-Unis, des dérives sont rapidement apparues : les signalements sont empreints de racisme et tendent à discriminer les individus de couleur. Comme le conclut Caroline Haskins dans son enquête, l’achat d’une caméra Ring n’est pas une décision individuelle mais un engagement collectif : « Vous ne prenez pas seulement la décision de surveiller votre propre propriété et vos visiteurs lorsque vous en achetez une. Vous prenez une décision au nom de tous ceux qui vous entourent. Si quelqu'un passe devant votre maison, habite à côté ou livre des colis à votre domicile, ils seront enregistrés et surveillés. Ils n'ont pas le choix. L'achat d'une seule caméra Ring est une décision fondamentalement collective. »

Commercialisés en France, les visiophones connectés de Ring peuvent être légalement installés s’ils ne portent atteinte à la vie privée des voisins, des visiteurs et des passants. Seules les autorités publiques peuvent filmer la voie publique en respectant certaines formalités préalables et principes garantissant les libertés individuelles. Les particuliers peuvent filmer uniquement l’intérieur de leur propriété (et non la voie publique) et doivent respecter le droit à l’image des personnes filmées. Par ailleurs, si l’entreprise Ring ne propose pas de partenariats avec les forces de police et que l’application Neighbors n’est pas disponible en France, les dispositifs de « vigilance citoyenne » présentent des risques élevés de surveillance des personnes et d’atteinte à la vie privée qui doivent être proportionnés à la finalité poursuivie.


Illustration - Steve Garfield - CC-BY-NC-SA


Article rédigé par Antoine Courmont , Chargé d’études prospectives