Civic Tech, un objet politique et technologique à identifier

Rédigé par Déborah ZRIBI

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19 juin 2019


Civic Tech, Pol Tech, Gov Tech… la diversité des initiatives proposant de coupler démocratie et technologie rendent parfois confuse la compréhension de ces projets. Si les Civic Tech promettent une participation citoyenne plus directe et augmentée, elles s’avèrent être un objet politique et technologique aux contours encore très flous.

Face à des taux d’abstention et à une défiance vis-à-vis des institutions publiques en hausse constante, nombreuses sont les initiatives de Civic Tech proposant de coupler démocratie et technologie au service d’une participation citoyenne plus directe et augmentée. Développées dès les années 2010, aujourd’hui au nombre d’une cinquantaine en France et de 3000 dans le monde selon une approche extensive du Civic Hall de New York, le néologisme « Civic Tech », abréviation de civic technology ou technologie civique, fait l’objet de multiples définitions aux interprétations culturelles très différentes les unes des autres.


Celles-ci promettent de favoriser l’autonomisation (empowerment) des citoyens (Decidim), de prendre leur pouls et d’interpeller les élus (Fluicity), de participer aux débats (Voxe.org), voire de prendre part au processus législatif (consultation de Cap Collectif dans le cadre de la loi pour une République numérique, VTaiwan), ou encore de faire exprimer leurs opinions par des consultations (Make.org, Cap Collectif) ou pétitions (Change.org).

 

Une définition plurielle aux frontières poreuses


L’enjeu culturel de la définition transparait lorsque la Knight Foundation regroupe sous la bannière Civic Tech « tout projet à finalité ouvertement citoyenne qui utilise les nouvelles technologies », une définition si extensive qui pourrait être confondue avec le terme à la mode de « Tech for good ». Elle renforce la confusion autour de la compréhension de ce terme, en plaçant au même niveau les outils des réseaux sociaux, les chaines YouTube à vocation d’intérêt citoyen, et d’autres initiatives citoyennes et privées de participation, pétitions, financement participatif (crowdfunding), open data, outil de dialogue avec les élus… Une approche plus restrictive tend à limiter la Civic Tech aux outils technologiques de participation et de consultation citoyenne.


Au-delà de la barrière culturelle, on s’aperçoit de la frontière poreuse entre Pol Tech et Civic Tech. On pourrait être tenté de les distinguer ainsi : les Pol Tech seraient des outils utilisés par les organisations politiques en vue d’une élection ; les Gov Tech, seraient quant à eux des outils mis en place par les institutions pour améliorer l’efficacité de leur action ; enfin les Civic Tech, seraient des initiatives des acteurs associatifs ou d’entrepreneurs privés indépendants des pouvoirs, pour une participation citoyenne augmentée.


Il convient de délimiter le périmètre en fonction de la finalité poursuivie par la plateforme. Si l’on en vient à une réutilisation des données issues de la Civic Tech pour une campagne politique, on parlera plutôt de Pol Tech telle que la startup LiegeyMullerpons utilisée pour la campagne présidentielle d’En Marche, ou par la CFDT. La porosité entre l’action politique et l’utilisation d’outils et des données à des fins électives reste un sujet sur lequel la CNIL reste vigilante. Dans le cadre de son Observatoire des élections mis en place depuis 2012, la CNIL a ainsi engagé une série de recommandations et bonnes pratiques relatives aux droits des électeurs et aux règles essentielles à respecter en matière de campagnes électorales. Le Comité Européen de la Protection des Données a également adopté une déclaration sur l’utilisation des données à caractère personnel dans le cadre de campagnes politiques le 13 mars dernier.

 

Un écosystème fragile aux modèles économiques pluriels potentiellement prédateurs en données


La diversité d’initiatives des Civic Tech est couplée à des modèles économiques pluriels, pas toujours bien définis et sans aucun doute amenés à évoluer. Cet écosystème est marqué notamment par la coexistence de plusieurs types de modèles économiques. Le premier, assez classique, est tourné vers de la prestation de services auprès d’organismes publics et de la société civile. Le deuxième repose sur des partenariats avec de grandes entreprises. Enfin, des modèles de startup passent par des levées de fonds, parfois importantes, et la promesse d’un modèle économique rentable à terme.


La levée de fonds de plus de 72 millions de dollars réalisé par la plateforme américaine Change.org, leader mondial des pétitions en ligne, en est un exemple marquant, avec pour cette dernière, un modèle qui repose sur l’exploitation des données. En parallèle, on retrouve des modèles associatifs « alternatifs » issus de la communauté open source (Decidim), dont le financement repose largement sur des appels aux dons ou subventions. Des solutions institutionnelles viennent compléter le tableau, par exemple la mise en place d’une plateforme de pétition citoyenne par le Parlement européen, plus sécurisée, mais à la technologie et au design limités.

 

Un degré de granularité de données à définir au cas par cas


Du point de vue de la protection des données, au-delà de constituer un moyen de classification des Civic Tech, la détermination de la finalité est nécessaire pour aider les plateformes à placer le curseur en termes de degré de sécurité des données (notamment la confidentialité, mais aussi de niveau d’authentification des participants), sous réserve de respecter les autres principes de protection des données comme le principe de minimisation et de faciliter l’exercice des droits des utilisateurs.


Dans une approche de « boite à idées », d’interpellation des pouvoirs publics non-intégrée à un processus politique, l’intérêt d’une représentativité n’est pas essentiel. Un degré de confidentialité minimum suffit. C’est le cas de Decidim (« Nous décidons » en catalan), cette plateforme de participation citoyenne open source mise en place par la municipalité de Barcelone depuis 2017. Le système fait ainsi prévaloir une approche respectueuse de la protection des données. L’enjeu premier est de renforcer la confiance dans le système, gage selon eux de l’engagement des citoyens, plutôt que d’obtenir des données statistiques pertinentes. Ce sont ainsi plus de 10 000 propositions de projets permis dans la ville et une réutilisation dans plus de dix pays.


Dès lors que des outils de la Civic Tech seraient utilisés dans une perspective délibérative et comme levier de décision politique, la légitimité démocratique de ces outils nécessiterait une certaine confiance dans la plateforme, se traduisant notamment par une représentativité du panel. Certaines données a priori facultatives pourraient dès lors présenter un intérêt. Une consultation s’adressant à une personne majeure nécessiterait par exemple de collecter une information sur la tranche d’âge du participant. Dans le cas d’une problématique propre à un territoire donné, il existerait un véritable intérêt à connaitre la localisation géographique. C’est le cas par exemple de la plateforme de pétition utilisé par le Gouvernement anglais pour interroger les citoyens sur le Brexit ou encore d’une mise en relation entre citoyens et décideurs locaux.


Plus largement, dans la perspective de la mobilisation des Civic Tech pour la décision politique, il serait pertinent d’explorer les besoins en information sur les participants et les mécanismes à mettre en place pour trouver le juste équilibre entre la balance des droits des individus et la pertinence de l’ensemble du dispositif. Des enjeux et des pistes de réflexions qui feront l'objet de travaux et de publications pour la CNIL au cours de l'année 2019.

 

 


Article rédigé par Déborah ZRIBI , Stagiaire au sein du pôle études, innovation & prospective