Anne Bellon : « La question du rapport de force entre acteurs publics et privés est primordiale dans la régulation d’Internet »
Rédigé par Antoine Courmont
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22 janvier 2021Comment régule-t-on Internet ? Alors qu’Internet a longtemps semblé un espace ingouvernable, la politiste Anne Bellon affirme au contraire que différentes manières d’en envisager la régulation se sont succédées depuis les années 90. Elle identifie trois grandes modalités, au sein desquelles la place et le rôle des acteurs publics et privés varient.
A la faveur de scandales récents – de Cambridge Analytica à l’Appel de Christchurch –, plusieurs initiatives, européennes et nationales, visent à mieux encadrer l’activité des plateformes, donnant aux pouvoirs publics une place dans le gouvernement d’internet qui leur avait longtemps été contestée. Les lois contre la manipulation de l’information et la haine en ligne marquent ainsi un certain changement avec la tradition d’autorégulation des intermédiaires techniques qui avait prévalu jusqu’alors tandis que le RGPD a considérablement renforcé la régulation des données personnelles dont les principes ont été établis dans les années 70. Dans cet entretien pour le LINC, Anne Bellon, politiste, maîtresse de conférences à l'Université de Technologie de Compiègne, présente, dans une perspective historique, les principales évolutions de la régulation qui accompagnent le développement des usages et des marchés numériques.
À partir d’une approche socio-historique, vos travaux mettent en évidence différentes configurations successives de régulation d’Internet. Pouvez-vous revenir sur celles que nous avons connues en France ?
Mon travail vise en effet à identifier ce que j’appelle des « configurations de régulation ». J’emprunte le terme au sociologue Norbert Elias qui a défini le concept de configuration en s’appuyant sur la métaphore du jeu d’échec. La configuration est pour lui « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques ». Il s’agit donc d’étudier la manière dont est successivement formulé le problème de la régulation d’Internet et les solutions qu’il rend possible. Celles-ci reflètent les rapports de force entre acteurs (les « joueurs ») qui se mobilisent autour du « jeu » et des enjeux de la régulation.
Mes travaux sur le cas français identifient trois configurations successives de régulation. Une première configuration apparaît dans la deuxième moitié des années 1990 dans un contexte global de libéralisation des télécommunications et de diffusion rapide d’Internet dans les pays développés. L’enthousiasme suscité par les promesses de la nouvelle économie favorise la consécration du principe d’autorégulation des réseaux. Il est confirmé par l’adoption d’une législation souple qui entérine la responsabilité limitée d’un ensemble d’« intermédiaires techniques », comme les hébergeurs ou les fournisseurs d’accès, à l’image du régime des opérateurs télécoms, simples « transporteurs » des communications et des contenus.
Au début des années 2000, on assiste à plusieurs tentatives en France d’institutionnaliser une co-régulation d’Internet. Il s’agit de permettre à la puissance publique de retrouver une place plus importante dans la régulation en encadrant et promouvant le développement de dispositifs de contrôle et de résolution des conflits sur Internet. Cette deuxième tentative se révèle pourtant largement infructueuse puisque les institutions naissantes, notamment le Forum des droits sur internet, vont péricliter par manque de soutien, aussi bien public que privé.
Enfin, à la fin des années 2000, les débats sur la régulation d’Internet se cristallisent autour de la question épineuse de la protection du droit d’auteur. Cette période est marquée par une mobilisation forte des professionnels de la culture pour durcir la législation existante. Elle aboutit à l’adoption de nouveaux dispositifs de sanction et une restriction des usages [NDLR : notamment la création de la Hadopi], largement contestée par les internautes militants, tandis que la responsabilité limitée des plateformes et des intermédiaires techniques au sens large n’est pas vraiment remise en question.
Or, on observe justement depuis quelques années un nouveau changement de configuration autour de la révision de ce statut de simple « intermédiaires techniques ». Les scandales mettant en cause l’autorégulation des plateformes favorisent une intervention accrue des acteurs publics pour redéfinir le cadre juridique de la régulation. Les nouvelles responsabilités et obligations définies par les réformes législatives en cours poussent les plateformes à jouer un rôle de plus en plus important dans la sécurisation des données et la police des contenus.
Quelles sont les variables qui expliquent comment Internet est régulé à un moment donné ? Quels sont les facteurs explicatifs du passage d’une configuration à l’autre ?
On peut identifier plusieurs facteurs, étroitement liés au contexte économique, politique, social et technologique. Les modes de régulation adoptés à un moment donné reflètent en effet les équilibres de marchés, l’état des avancées technologiques mais aussi leur diffusion et leurs usages dans la société. Si ces transformations sont l’occasion de faire évoluer les dispositifs et les règles en vigueur, le passage d’une configuration à l’autre n’est pas seulement dicté par un changement de conjoncture : il s’appuie aussi sur des mobilisations, l’action de ceux qu’on appelle en sociologie des « entrepreneurs de causes », qui vont rendre discutable les modes de régulation existants et favoriser l’inscription à l’agenda politique de nouveaux dispositifs d’intervention. C’est le cas par exemple en 2009 avec la mobilisation des acteurs culturels pour un renfort de la protection intellectuelle, pourtant largement inadaptée aux usages et aux technologies existantes, mais aussi plus récemment avec des mobilisations d’utilisateurs, de politiques et de militants pour obliger les plateformes à intervenir dans la régulation des contenus.
Dans quelle mesure les nouvelles formes de régulation d’Internet reposent sur une association étroite entre acteurs publics et privés ?
La régulation d’Internet a souvent été pensée à travers le prisme d’une opposition entre les États d’une part et le monde d’Internet de l’autre. Or mes travaux montrent plutôt comment acteurs publics et privés participent à une coproduction des modes de régulation à un moment donné. Pendant plusieurs dizaines d’années, les acteurs publics ont été tenus à distance de la régulation d’internet. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne faisaient rien : les lois adoptées à cette époque ont surtout entériné le principe d’une autorégulation des acteurs privés au nom d’un soutien public au développement de l’économie numérique. Récemment, les scandales liés à la diffusion de contenus illégaux ou la fuite de données ont certes favorisé un retour en légitimité des gouvernements face aux grandes entreprises du Net. Mais les outils de régulation ne sont pas pour autant passé entre les mains de l’État : on assiste plutôt à de nouvelles formes de coopération entre les administrations et les opérateurs de plateformes. Les agences administratives vont plutôt chercher à mieux contrôler, évaluer voire influencer des formes de régulation inscrites dans l’architecture technique des plateformes : la transparence des algorithmes ou la loyauté des plateformes deviennent alors des enjeux cruciaux de ces nouvelles formes de coopération.
Les dynamiques que vous identifiez s’appliquent-elles également au secteur de la protection des données personnelles ?
Bien sûr, la protection des données est concernée par ces évolutions : on observe dans ce domaine un même double mouvement paradoxal marqué à la fois par de nouveaux règlements renforçant la légitimité de l’intervention publique, comme le RGPD, et une coopération plus étroite entre acteurs publics et privés. Les sanctions prises par la CNIL à l’égard des grandes entreprises comme Google ont donc plus valeur d’exception symbolique que d’exemple de la nouvelle configuration. Pour moi, c’est plutôt un nouveau paradigme de la « compliance » qui s’impose, au sein duquel l’administration accompagne, évalue et contrôle des outils de protection et de gestion des données qui restent encore largement aux mains du privé. C’est pourquoi dans ce domaine, comme dans d’autres, la question du rapport de force entre acteurs publics et privés, et surtout des moyens, aussi bien technologiques, humains que financiers dont dispose l’administration face aux grandes entreprises, est primordiale.
Anne Bellon
Anne Bellon est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Technologique de Compiègne. Après une thèse en science politique sur l’histoire des politiques numériques en France, elle a étudié, au sein du laboratoire Orange Labs, les controverses soulevées par l’utilisation croissante de systèmes d’intelligence artificielle. Ses travaux portent plus généralement sur les interactions entre politique et numérique ainsi que la gouvernance des systèmes technologiques.
Illustration : Nick Youngson CC BY-SA 3.0