[Article 1/2] Un projet né de façon inductive, à partir du terrain

Rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)

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16 December 2025


Cette première partie revient sur le passage de l’enquête terrain à la mise en œuvre du projet, en passant par le dépôt d’une demande de financement auprès de la Commission européenne.

 

Ce que le terrain nous a appris

L’application FantomApp est née d'une démarche inductive pour définir les ressources adaptées pour sensibiliser les adolescents à la protection de leur vie privée en ligne. Plutôt que de partir d'un cahier des charges préétabli, ce projet d’application fait suite à une vaste enquête sociologique intitulée « Numérique adolescent et vie privée » commencée en 2023 et publiée en février 2025 (130 entretiens avec des élèves de la 6ème à la 3ème, et enquête par questionnaires auprès de 600 parents, représentatifs de la population française). Parmi les différentes formes qu’auraient pu prendre des ressources (ressource papier, ressource en ligne ou encore kit de formation), l’idée d’une application mobile a émergé et s’est progressivement précisée à partir de l’analyse des pratiques concrètes des adolescents.

En effet, les résultats de cette recherche ont profondément déterminé notre approche, en mettant en lumière deux constats clés :

  • Loin d'être naïfs, la plupart des collégiens ont développé des compétences de façon intuitive, par l’expérience. Ayant appris à identifier les risques (harcèlement, réputation) auxquels ils sont exposés directement ou indirectement, ils déploient des stratégies de protection (comptes privés, pseudonymes complexes, nettoyage régulier des historiques, suppression des « vieux dossiers »). Cependant, notre enquête révèle que ces compétences sont très inégalement réparties, du fait notamment d’inégalités sociales et territoriales déterminantes. L'enjeu est donc de mettre à disposition des ressources capable de niveler ces inégalités en rendant ces stratégies de protection accessibles à toutes et tous.
  • Le collège est un moment charnière de recherche d'autonomie et de construction de soi, qui se joue souvent également en ligne. Dans ce contexte, les formes de pédagogie descendante peuvent s'avérer contreproductives. Les collégiennes et collégiens ne cherchent ainsi pas « d’informations » ou de « consignes » (dans une certaine mesure, ils se sentent même plus informés que les adultes), mais cherchent des moyens d'agir. Ils sont en demande :
  • d'outils concrets pour mettre en œuvre leurs stratégies de protection de façon autonome (sécuriser mon compte, effacer des contenus, paramétrer ses réseaux),
  • de contacts avec des adultes de confiance (parents mais aussi accompagnants) capables de les protéger en cas de difficulté, sans pour autant rogner leurs marges d’exploration autonome.

De ces constats est née l’idée de FantomApp, une application qui s’appuierait sur les compétences des adolescents et leur fournirait des ressources concrètes. En évitant toute approche descendante, cette « boîte à outils » (checklists, testeurs, tutos) souhaite permettre aux adolescents de mettre en œuvre leurs stratégies pour se protéger en autonomie.

 

Une équipe pluridisciplinaire

Pour passer de l'idée à la réalisation, nous avons pu mobiliser une équipe pluridisciplinaire et des ressources au niveau européen, nous permettant d’anticiper la pérennité de l’application, sa transposition à l’échelle européenne, l’accessibilité et la fiabilité de l’outil.

En effet, le projet FantomApp a été le fruit d'une collaboration étendue. La coordination au sein de la CNIL a reposé sur une association entre le Laboratoire d'Innovation Numérique (LINC), orienté recherche, design et technique, et la Direction des Relations avec le Public (DRP), garante de la pédagogie et du contact avec le terrain.

Le développement technique de l'application a été confié à ACTON, le prestataire retenu par le marché interministériel, en charge de ce type de projet, en étroite collaboration avec les responsables design et techniques du LINC. Et pour assurer la qualité et l'accessibilité de l'application, l'équipe a bénéficié du soutien de la Direction Interministérielle du Numérique (DINUM) pour atteindre une accessibilité aux standards du RGAA (Référentiel Général d'Amélioration de l'Accessibilité). Cet ensemble d’acteurs a régulièrement été complété par de nombreux agents issus de 5 directions et 8 services de la CNIL.

Un co-financement et des partenaires pour une diffusion européenne

Le développement de FantomApp a été rendu possible principalement grâce à un co-financement de la CNIL et de l’Union européenne (via le programme CERV - Citizens, Equality, Rights and Values). Le financement européen accordé de 220 000 euros nous a ainsi permis de viser un spectre de fonctionnalités ambitieux, d’en assurer la maintenance et la mise à jour dans la durée, mais également de l’adapter et de la traduire dans plusieurs langues. En effet, dans le cadre du dépôt de projet, neuf autorités de protection des données homologues de la CNIL (Irlande, Hongrie, Grèce, Pologne, Danemark, Portugal, Luxembourg, Espagne et Catalogne) ont explicitement soutenu le projet et proposé à terme de tester le concept avec leurs propres publics et préparer la diffusion de l'outil dans leur langue. Ainsi, si FantomApp a été conçue en partant des besoins des élèves français, nous espérons que l’outil sera utile aux adolescents d’autres pays.

 

Une technique au service de l’accessibilité et de l’évolutivité

  • Sur le plan technique, nous nous sommes appliqués ce que nous prônons : la protection des données par défaut. L'application fonctionne localement et nous ne recevons aucune information concernant votre navigation dans l’app. Les seules données personnelles collectées sont l’adresse IP et la configuration du terminal (« user agent »).
  • L’application été conçue pour être utilisée d’abord sur des smartphones (« mobile first »), mais nous avons souhaité faire en sorte qu’elle soit accessible à tous depuis n’importe quels navigateurs. L’application est donc accessible depuis votre navigateur web, en plus d’être accessible depuis les magasins d’application.
  • L’application est pensée pour être mise à jour facilement afin de suivre l'évolution rapide des réseaux sociaux (Snapchat, Instagram, TikTok, Whastapp, X, …). Un back office multilingue a été développé en parallèle, permettant à la CNIL et à ses partenaires européens de mettre à jour le contenu de l’application dans leur propre langue, assurant ainsi une pertinence au long cours et la pérennité de l'outil à l'échelle européenne.

Avec l’application FantomApp, nous ambitionnons de montrer qu’il est possible de s’appuyer sur des travaux de recherche sociologique pour penser et équiper la protection de la vie privée des adolescents. Nous espérons que cette approche nous permettra d’inscrire les outils d’accompagnement de la CNIL dans leur temps, dans les pratiques concrètes des adolescents et plus largement des utilisateurs des réseaux. 

Si l’enquête sociologique a été un moment clé de la prise en compte des futurs utilisateurs dans la conception de FantomApp, le travail avec les élèves de collèges s’est poursuivi durant le développement de l’application pour parvenir à un outil qui plaise et parle aux adolescents. C’est ce que nous proposons de montrer dans la partie suivante en détaillant le travail de recherche-utilisateur que nous avons réalisé.

 


 

Illustrations : LINC


Article rédigé par Mehdi Arfaoui (sociologue) et Jennifer Elbaz (mission EducNum)