Les drones, symboles des imaginaires d'un monde robotisé
Rédigé par Geoffrey Delcroix
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05 July 2016Depuis maintenant 3 ans, nous nous intéressons aux rapports entre l'essor des drones et les questions de vie privée et de libertés individuelles (voir notre lettre IP numéro 6 de décembre 2013 qui a ouvert le chantier d'exploration). Les drones sont en effet des objets fascinants pour le prospectiviste, ces objets technologiques emportant un fort potentiel d'imaginaire. Alors, à quoi ressemblera notre quotidien demain si les drones se multiplient vraiment ? Et surtout, quel impact aurait cette omniprésence sur les libertés individuelles et publiques ?
Les drones, entre fascination et inquiétude.
Les drones ont été dès leur apparition sur les radars des médias et de l'opinion publique saisis par deux imaginaires opposés. Le premier est celui de l'arme, de l'objet militaire létal robotisé, symbolisé dans les médias par le Predator de l'armée des États-Unis et sa logique de "chasseur-tueur" décrite par Grégoire Chamayou dans sa Théorie du drone. A l'autre extrêmité de notre imagination, le drone est un jouet pour enfants, star des catalogues de Noël, inoffensif par nature et qui entretient le vieux rêve de l’Homme de pouvoir voler.
En réalité, ces deux archétypes - sans être totalement faux - brouillent notre perception du sujet. "Les drones" ne sont majoritairement ni des robots tueurs, ni des jouets. En réalité, de notre point de vue, ils ne sont même qu'accessoirement des objets aéronautiques. Un drone, c'est avant tout une plateforme mobile de capteurs (volantes, en l'espèce, bien que le terme drone soit parfois utilisé pour des objets se mouvant au sol, sur ou sous l'eau).
image par Geoffrey DORNE
En quelque sorte, un drone est même une sorte de smartphone volant. Pourquoi cette analogie, qui a d'ailleurs déjà été utilisée par Chris Anderson, ancien rédacteur en chef de la revue Wired, devenu fondateur de 3D robotics, l'un des leaders du drone DIY (drones are becoming "smartphones with propellers" instead of "airplanes without pilots" cité dans un article de Techcrunch) ? D'abord, car la généralisation des smartphones a nourri l'essor des drones, en faisant baisser drastiquement taille et coût de certains composants indispensables : processeurs peu gourmands en énergie, mais aussi des capteurs comme les accéléromètres ou les compas/gyroscopes qui sont présents et miniaturisés à l'extrême dans les smartphones. Par ailleurs certains drones grand public fonctionnent d'une manière similaire à l'écosystème du smartphone : une plateforme disposant de moyens de calcul, de communication et de capteurs, sur laquelle des développeurs tiers peuvent créer des applications nouvelles. C'est sur cette base que l'AR drone du français Parrot est devenu la plateforme préférée des hackers à l'occasion par exemple de DroneGames.
Pourquoi cela poserait il alors des questions plus vives en termes de libertés individuelles et publiques que les smartphones ou d'ailleurs comme tout autre objet connecté qui réunit calcul, communication et capteurs ?).
La réponse est que le drone associe à cela un certain nombre de caractéristiques comme la discrétion, le point de vue dominant ("vantage point") la capacité à atteindre des espaces normalement peu accessibles (par exemple se placer face à un étage élevé d'immeuble), la relative permanence de la surveillance, la mobilité de l'observation, l'inaccessibilité de l'objet et de l’identité de son opérateur.
Alors les drones, caméras de vidéosurveillance avec des ailes ? C'est évidemment un autre imaginaire très fort : ils sont "l'incarnation froide de l'observation technologique" comme l'indiquait dès 2011 le professeur Ryan Calo dans son article "Drone as a privacy catalyst". Chacun peut en témoigner s'il a déjà eu l'occasion de se trouver à proximité d'un drone sans savoir qui en était le pilote. En décembre 2013, dans la lettre IP n°6 dédiée aux drones, il confirmait une partie de son intuition en affirmatn que "cette évolution est engagée, quoique malheureusement elle se soit spécifiquement focalisée sur les drones à l'exclusion de toutes les autres technologies de surveillance".
Arme, jouet, smartphone volant, caméras avec des ailes, ... tels sont donc les différents imaginaires qui ont saisi les drones depuis leur émergence dans notre environnement technologique depuis 2010. Mais quel avenir ont-ils ?
Et demain ? Les drones, symbole de la robotisation de notre environnement technologique.
Des dizaines de scénarios ou de prototypes imaginent à quoi vont servir les drones demain : drones défibrillateurs, drones de livraison, drones de surveillance, drones accompagnant les enfants à l'école, drones bâtisseurs, drones agricoles, drones de diagnostic énergétique, drones poisson-pilote des véhicules autonomes, ... L'imagination en ce domaine n'a pas de limites. Ils sont en réalité potentiellement utilisables partout, dans beaucoup de domaines différents, à la fois pour disposer de capteurs mobiles et pour des raisons logistiques.
Pour le prospectiviste, il est donc assez aisé de créer des scénarios du type "et si, ... alors..." ce qui est un outil de base de la prospective, comme le rappelle Philippe Gargov dans un article "Chasse aux drones : la saison est ouverte" sur pop-up urbain. Et si... le transport d'objets par drones se généralisait ? Et si... les drones devenaient un outil majeur de sécurité publique ? Et si... les drones bouleversaient les questions de transport et logistique dans des pays émergents ? Et si... les drones devenaient un outil pour les militants, manifestants partout dans le monde ?
Parmi les tentatives les plus instructives dans ce domaine, le projet "drone aviary" de Superflux imagine ce à quoi pourrait ressembler une ville du futur dans laquelle nous cohabiterions avec des "machines volantes en réseau, semi-autonomes et intelligentes". Le projet incarne ces idées dans des installations et des "preuves de concept" de certains drones :
- Madison, un drone panneau publicitaire qui emploie la reconnaissance faciale pour "scanner et cibler les consommateurs".
- Newsbreaker, un drone de presse qui s'appui sur des algorithmes pour repérér, atteindre, filmer et diffuser presque en temps réel des informations dès qu'un événement survient quelque part.
- Nightwatchman, un drone de surveillance qui évoque l'idée d'une vidéosurveillance permanente et robotisée.
- RouteHawk, qui donne des informations contextuelles concernant le trafic aux usagers de la route... mais qui sert aussi à détecter et sanctionner des infractions au code de la route (en particulier grâce à la lecture automatique de plaques d'immatriculation).
- FlyCam Instadrone, un drone personnel qui vient remplacer la perche à selfie pour permettre à la personne de publier des photos très facilement... tout en enrichissant les bases de données des publicitaires.
Quel futur nous raconte en réalité ces scénarios de Superflux ? Philippe Gargov rappelait que l'intérêt des scénarios "et si" était surtout d'imaginer le "alors" ("l’ensemble des conséquences potentielles qui pourraient survenir durant la réalisation de ce scénario"). Superflux fait de même : face à ces possibilités techniques et d'usages, comment les villes vont-elles les adopter ? Quelles infrastructures, visibles et invisibles (par exemple de nouvelles ségrégations spatiales, un réseau d'espaces en 3 dimensions où les drones auront ou non le droit d'opérer...) vont être créées et vont "se fondre dans le tissu de la ville" ?
Concernant la question des données, de la vie privée et des libertés individuelles et publiques deux tendances semblent indissociables de l'essor de ces scénarios d'usages quotidiens des drones.
La première est l'impossibilité de s'abstraire de la question des libertés pour tout opérateur, acteur ou utilisateur de drones étant donné le pouvoir immense que les drones leur donnent du fait de leur position et des données qu'ils collectent.
Certes, les acteurs de ce domaine se focalisent d'abord sur les risques liés à la sécurité (aérienne, des personnes et des biens au sol) et donc sur les questions de sureté aérienne, d'assurances, de responsabilité. Mais du fait de la nature intrinsèque des drones, leur empreinte sociétale dominante sera celle de la collecte omniprésente de données sur les activités des individus qui vivent sous leurs yeux grands ouverts. Comme le disent Joanne McNeill et Ingrid Burrington dans leur article Droneism "tous les drones portent le fardeau d'être un instrument d'une puissance énorme" et ce qui les rend si puissants, "c'est le point de vue avantageux qu'ils offrent, ce sont les données qu'ils recueillent à partir de cette position et le pouvoir offert par ces données".
La seconde : les drones sont en réalité des robots "en état futur d'achévement" et sont notre première occasion réelle de nous confronter aux questions éthiques concrètes posées par la robotisation à venir de notre quotidien connecté.
En effet la multiplication des drones implique leur autonomisation. Tous ces drones de demain ne sont pas "télépilotés", ils sont au mieux supervisés mais doivent a minima gérer le vol "normal" seuls. On peut formuler une hypothèse : en réalité demain, les drones seront souvent (en particulier pour les plus petits) des objets très autonomes, travaillant éventuellement en essaim, et s'appuyant fortement sur leurs capteurs et leur "intelligence" pour accomplir la tâche qui leur est dévolue avec un recours minimum à la supervision d'un humain. Pour résumer cette idée en une phrase, si Amazon se met à utiliser des drones pour ses livraisons, il y a peu de chance que l'objectif de l'entreprise soit de simplement changer ses livreurs en "pilotes de drones". La robotique, lorsqu'elle sera plus présente dans notre environnement par l'intermédiaire d'un réseau d'objets connectés de plus en plus agissants, posera des questions d'autonomie et de liberté, car comme le souligne Illah Nourbaksh (auteur de "Robots futures"), "les robots autonomes vont faire changer notre sentiment de contrôle, car précisément ils sont hors de notre contrôle direct mais occupent le monde physique et exigent [ou capturent] notre attention."
A nous de faire en sorte que l'autonomie des machines ne remplace pas la nôtre...
crédits images :
Collection "there's a drone for that" par Max Cougar Oswald et Nihir Shah, sur The Noun Project