[interview] Jeux vidéo, une industrie culturelle et créative basée sur l’expérience et l’appropriation
Rédigé par Régis Chatellier
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15 March 2018De Pong au micro-paiement, le jeu vidéo s’est transformé en à peine quarante ans en véritable industrie, adaptant ses modèles de productions, de diffusion et monétisation. Pour Pierre-Jean Benghozi, que LINC a interrogé, le jeu vidéo pourrait s’imposer comme «l’industrie culturelle du 21ème siècle ».
Dans le prolongement de notre cahier IP3, consacré aux industries créatives, et à l’occasion de la sortie de son ouvrage qu’il a co-écrit avec Philippe Chantepie, Jeux vidéo : l’industrie culturelle du XXIe siècle, nous avons interrogé Pierre-Jean Benghozi sur la particularité de ce secteur très particulier qui a su s’adapter à la révolution numérique en diversifiant ses modèles économiques qui sont, pour certains, consommateurs de données personnelles.
Pourquoi l’industrie culturelle du jeu vidéo, en croissance depuis 40 ans, qest-elle à la fois une « économie de prototype » et de produits numériques duplicables à l’infini ?
La filière du jeu vidéo est la dernière-née des industries culturelles et créatives dont elle en porte tous les traits. Elle s’inscrit à la fois en prolongement de l’audiovisuel et des médias, mais c’est surtout une industrie du XXIe siècle car sa dimension culturelle va bien au-delà des formes d‘expressions artistiques.
Loin d’être omniprésents, les jeux vidéo sont pervasifs car ils imprègnent et inspirent l’ensemble des activités économiques, des pratiques culturelles et des usages sociaux. Cela s’explique par plusieurs de leurs spécificités. Une première tient à leur ancrage industriel et technique. L’apparition des jeux vidéo est indissociable des technologies de la vidéo et de l’informatique personnelle : elle repose sur un logiciel informatique permettant d’assurer l’expérience de jeu sur des interfaces et périphériques spécifiques (ordinateurs, consoles, tablettes ou smartphones). L’industrie du jeu vidéo a ainsi bénéficié d’un très fort dynamisme porté par les rapides progrès des technologies numériques. Une seconde caractéristique concerne la nature même de l’expérience ludique, s’inscrivant dans un univers virtuel original et interactif. La plupart des industries culturelles reposent, peu ou prou, sur une coupure entre production d’un « contenu » d’une part, consommation de ce « contenu » d’autre part. Si le jeu vidéo s’inscrit, à bien des égards, dans une chaîne de valeur similaire, l’expérience qu’il procure aux utilisateurs est en revanche de nature très différente car elle ne repose pas seulement sur la « consommation » d’un contenu pré-élaboré le même d’une fois à l’autre et d’un utilisateur à l’autre. Au contraire, le jeu vidéo se caractérise par une nature profondément interactive où chaque séquence de jeu est spécifique, où l’expérience de l’utilisateur est active et passe davantage par l’appropriation et la maîtrise personnelle de personnages, de mouvements, de parcours, de défis…
Dans les jeux vidéo comme ailleurs, les structures de marchés semblent avoir évolué, avec une place toujours plus importante prise par les plateformes. Est-ce à dire qu’elles vont dévorer le monde des jeux vidéo ?
L’intrication entre technologies numérique et jeu vidéo est un ressort essentiel de son développement. Les dynamiques de croissance et de renouvellement des jeux vidéo reposent sur le rythme d’innovation de leurs composants. A la différence d’autres biens culturels aux canaux de diffusion stables, le jeu vidéo est affecté dans toutes ses dimensions par des innovations technologiques : celles – spécifiques – des consoles dédiées ou de celles – indifférenciées – du monde des terminaux (smartphones et tablettes) supports potentiels de jeux et de leur distribution. L’industrie s’est structurée historiquement sur une ligne de partage entre les sociétés d’édition de jeu vidéo qui prennent en charge la production, et les « constructeurs » de systèmes d’exploitation et consoles d’autre part. Ce modèle industriel s’est organisé, en précurseur, autour de plates-formes techniques et de distribution capturant les consommateurs dans des systèmes propriétaires et contrôlant les relations économiques entre amont et aval, entre marché des équipements et marché des contenus.
Même dans les jeux vidéo, ce modèle historique de plate-forme a subi les effets de la révolution numérique : connectivité généralisée à internet, importance des accès en mobilité, développement de terminaux généralistes multimédia (smartphones). L’évolution s’est opérée d’abord par l’émergence de jeux sur mobiles, téléphones et tablettes. Au-delà de la base technique et du modèle économique associé, par la nature des jeux créés, les segments de consommateurs visés et les formes de jeu, ils ont bouleversé toute la filière. Numériques par nature, les jeux vidéo n’ont donc pas échappé pour autant à la révolution du numérique. Constructeurs, éditeurs et modèles dominants ont dû affronter des acteurs nouveaux : les portails d’applications pour mobiles aux systèmes d’exploitation propres (Android, IOS), les plates-formes de distribution dématérialisée opérant une désintermédiation multiforme des canaux traditionnels de diffusion des jeux, les fournisseurs d’accès et les opérateurs de services de télécommunications pour les jeux sur mobiles.
Parmi les différentes modèles économiques propres aux jeux vidéo, nous nous étions intéressés à l’avènement des modèles free-to-play où les éditeurs cherchent d à mieux connaître les individus pour mieux les cibler et leur adresser messages publicitaires et produits à vendre. Est-ce à dire que l’industrie du jeu vidéo tend à adopter des modèles très consommateurs en données personnelles ?
Le modèle historique des jeux vidéo reposait sur la vente de supports matériels (CD ou cassettes enregistrées) pour des consoles dédiées, sans aucune connaissance des clients et des joueurs. La nouvelle configuration de l’industrie se caractérise au contraire par une multiplicité de modèles d’affaires, notamment Free to Play. Ces modèles couplent systématiquement offres payantes et accès gratuit, en proposant des offres spécifiques aux différents joueurs en fonction de leurs usages, pour agréger des gains de différentes natures en les incitant à basculer vers des offres plus rémunératrices. Le traitement des données permet d’identifier parmi la masse de joueurs intéressés ceux d’entre eux prêts à payer pour des fonctionnalités supplémentaires : sous forme d’abonnement ou de micropaiements. Ces solutions Free to Play s’inscrivent en outre dans un schéma classique de marché biface, en valorisant auprès d’annonceurs l’audience constituée et ses données d’usage (type de titres joués, profils de joueurs, modalités des séquences de jeu…).
Ces différentes formes de free to play, notamment de micro paiement, ont été initialement conçues pour les jeux sur mobile mais n’y sont plus cantonnés. Même dans les jeux sur consoles, les éditeurs ont inséré des modalités de micro-transactions, en les couplant systématiquement aux autres modèles économiques (achat, abonnement) et en tirant donc parti de la capacité de connaître les données d’usages et de jeux pour optimiser les revenus générés.
Ces formes de monétisation affectent naturellement les modalités de commercialisation, puisqu’il s’agit à la fois de développer une stratégie de promotion de masse pour convaincre des joueurs de tester gratuitement un jeu et, d’autre part, de déployer une stratégie de ciblage visant à fidéliser certains joueurs pour les convaincre d’acheter régulièrement des compléments payants. Ce passage d’un mode de monétisation à un autre implique de repenser le gaming, l’organisation du jeu et naturellement l’interaction avec les joueurs. Aussi, un très grand nombre de jeux est-il associé à l’animation de communautés et de bases de données des très nombreux joueurs. Au-delà des campagnes de promotion lors de la sortie de nouveaux jeux, elles sont particulièrement suivies dans une optique de fidélisation, en travaillant sur les recommandations ou en effectuant auprès d’eux des opérations de promotion croisée avec d’autres éditeurs ou pour des évènements de e-sport par exemple.
Pierre-Jean Benghozi
Published on 12 March 2018
Pierre-Jean Benghozi est membre du Collège de l’ARCEP et professeur à l’Ecole polytechnique. Il y avait fondé la Chaire d’enseignement et de recherche « Innovation et Régulation des services numériques » et y co-dirige toujours le Master « Industries de réseau et économie numérique » (IREN) en coopération avec Telecom ParisTech, Supelec, Université ParisSud et Université Paris - Dauphine. Il est membre du Comité de la prospective de la CNIL.
Il co-écrit, avec Philippe Chantepie, Jeux vidéo : l’industrie culturelle du XXIe siècle, publié en décembre 2017 aux éditions Presse de Sciences Po.
Illustration
"Computopia", 1969, Shōnen Sunday magazine